Le masque derrière le masque - Maladies mentales et mentalités sociales
« Ce petit masque-là fait augurer un sens caché » (1)
Introduction
La psycho-analyse cherche à faire « tomber le masque » de l’être, à aller voir, derrière les apparences, la « réalité cachée » du « sujet ». Elle décode, par exemple, le « sens caché » du rêve. Cette « réalité cachée » serait celle d’un « inconscient » essentialisé perçu comme une substance bien délimitée et cet « inconscient » serait celui d’un « sujet » également « essentialisé » et conçu comme clos sur lui-même. Le mal viendrait des tréfonds du « sujet » et de son « mental ». En raisonnant ainsi on fait, cependant, sans trop s’en rendre compte, abstraction du monde social dans lequel l’individu est immergé et par lequel il a été produit. L’inconscient est le « roi » et l’individu est son « sujet ». Entre ces deux instances réifiées, les psycho-analystes sont tels des magiciens : ils font apparaître la « réalité enfouie » de l’individu et disparaître les illusions qui masquent ses « intentions profondes ». « Être démasqué », c’est être révélé dans sa « réalité cachée », faire tomber le (ment)songe. Le « psy » est le guérisseur du (dé)ment, à l’instar, comme le notait Claude Lévi-Strauss, du sorcier tribal qui est le maître du rite et des masques permettant de révéler le « sens caché » (2). Le « masque » est ici compris dans un sens mystique ou mythologique pour ne pas dire mystifié. Il est sim-ulacre, sim-ulation, dis-sim-ulation, théâtre d’ombres… Mais qu’en est-il dans le quotidien du praticien confronté à des individus en souffrance ? Si le « psycho-théoricien » peut s’envoler très haut vers une infinité d’interprétations symboliques, le « psycho-praticien » doit lui rester au sol et faire face à des réalités bien concrètes... Lorsqu’il quitte le domaine éthéré des belles idées vagabondes qui, puisqu’elles sont en l’air (dans le vide), ne rencontrent pas de résistances, le thérapeute n’est plus face à un « sim-ulacre », mais face au « sim-ilis », à son semblable. Il se retrouve face à la réalité sociale des êtres en société, dont lui-même fait partie…
– Le masque joue un rôle (social)
Dans la pratique, l’analyste rencontre des personnes, des « persona ». C’est-à-dire des individus qui vivent en société et sont obligés (intentionnellement ou à leur insu) d’en adopter des stéréotypes, des normes, des manières d’être et de se comporter sans lesquelles ils ne pourraient entrer en interaction avec les autres. « Persona » signifie aussi « masque » étymologiquement et vient du terme grec « prosôpon » qui désignait indistinctement le visage ou le masque, avant de finir par qualifier un « être », un individu et sa « personnalité ». Les mots « masque » et « visage » ont un sens voisin et sont aussi équivalents au mot « figure ». Au sens littéral, la figure est la face physique d’un individu, mais au sens justement « figuré », il s’agit de la face symbolique d’une réalité : tel individu est la « figure » d’un mouvement politique par exemple. Le « visage parle » (« per-sona » = parler à travers) et il permet d’« envisager », de se « figurer » une situation, une émotion, un évènement, un phénomène aussi bien qu’un individu ou un groupe social. Le visage est un langage, un réseau de signes qui permettent aux individus de communiquer entre eux. Le « visage marqué », dit-on, mais le visage est toujours « marqué », socialement situé par des signes physiques qui donnent des indications sur l’existence sociale de son porteur, son histoire, sa classe, son genre, sa culture, son origine géographique… Ses souffrances aussi. Le visage est donc social, socialisé, forgé par le social. Il est révélateur des rapports sociaux et il exprime des émotions : la joie, le sourire, les pleurs, la tristesse, le bonheur, la quiétude ou l’inquiétude, la domination ou la soumission, le plaisir ou le dégoût, la peur ou la confiance, l’horreur ou l’émerveillement… Le visage peut « rougir » et trahir un sentiment malgré soi. Inversement, il n’est pas systématiquement déchiffrable. Le langage courant dit qu’il est parfois « sans expression », mais « avec » ou « sans » expression, il reste expressif, sans être totalement transparent.
Dans certains cas, les personnes qui s’adressent à nous expriment leur difficulté à aller vers l’autre, à s’insérer dans le groupe. Elles nous disent être « introverties », « timides » et voudraient pouvoir « être à l’aise en société ». Cette aisance apparaît comme une injonction sociale destructrice : sans elle, on est un « être moins », en dehors de la « vraie vie ». Ces personnes ressentent cette situation comme un « déficit », une « anormalité », elles regardent les « images des autres » sur les réseaux sociaux et s’imaginent un « vrai monde » où les « vraies gens » auraient une existence sociale remplie d’expériences idéales. Elles se sentent exclues de ce « vrai monde ». Elles ont d’ailleurs souvent l’impression que le mal/aise social qu’elles ressentent se voit. Elles se sentent « nues » et sans « vernis social », sans « masque ». Face à cette plainte, la relation thérapeutique consiste moins à indiquer verticalement à la personne les règles du comportement en société qu’à transmettre horizontalement une pratique : comment faire pour contrôler davantage l’effet du regard de l’autre sur soi ? Comment faire pour briser l’emprise sur soi de cette injonction ?
« Je lirai dans ta vie mystérieuse ainsi que dans un livre ouvert » (3)
Dans un premier temps, le thérapeute peut montrer que cette injonction est une construction sociale, un artéfact et non un « déficit mental » ou « comporte/mental » de la personne. Ces images idéales sont idéalisées et il existe un envers du décor… Deuxièmement, il est sans doute aussi important de rappeler que personne ne peut deviner ce qui se passe réellement à l’intérieur de l’autre. On ne peut que « déchiffrer » et ces « déchiffrements » sont d’abord des projections personnelles des individus sur leurs semblables : ce que l’autre voit de moi n’est pas ce que je crois que l’autre voit de moi et ce que l’autre croit voir de moi n’est pas moi, mais ce qu’il projette de lui sur moi… En apposant cette réalité, on appose conjointement le masque puisque la personne se sentant « nue » comprend que ce qu’elle ressent n’est pas « écrit sur sa figure » dans un sens univoque, mais est inaccessible à l’autre en dernier recours (« psy » y compris). Le visage est un langage, mais chaque individu lit ce qui est écrit à partir de sa propre expérience sociale et ne voit pas la même chose à travers ce qui est lu… On le sait : deux témoins d’une même scène ne voient jamais la même scène… La personne se sentant dévisagée (nue) se sent alors « rhabillée » en quelque sorte : elle était à ses yeux « personne » et redevient « une personne »…
Le masque est un « masque pour les autres » (un « masque social ») en même temps qu’un « masque pour soi », sans que l’on puisse clairement distinguer les deux. Le social ne s’arrête pas aux portes de l’individu : le « masque pour soi », le « masque spéculaire » est lui aussi le produit des interactions avec le regard de l’autre… « Dans quoi tu te mires ? » dit la chanson… Le « masque pour soi » est miroir de soi tout en étant un reflet de ce miroir destiné aux autres. L’autre est un miroir pour moi et je suis un miroir pour l’autre… Les rapports sociaux mettent constamment en jeu l’image que l’on se fait de soi à travers l’image que les autres se font de nous et inversement (4). Le « masque » représente tout autant ce que nous souhaitons ou même rêvons d’être que ce que nous voulons montrer de nous ou cacher (volontairement ou involontairement). Il forme le visage avec lequel nous voulons nous voir et être vus : l’image de soi, de son « être » (humble ou triomphant, sûr ou incertain, dur ou doux, etc.). Ce visage incarne aussi les « styles de vie » qui nous sont imposés, que l’on choisit ou fantasme et auxquels l’on a été socialisé depuis l’enfance. Par conséquent, il y a les masques que l’on souhaite porter, les masques que l’on porte vraiment sans toujours pouvoir les contrôler, mais aussi les masques que les autres nous attribuent et ceux que l’on attribue aux autres. La personne doit composer avec tous ces masques. Elle peut plus ou moins les façonner, les maîtriser, y résister et elle a plus ou moins de possibilités de les modifier…
Être masqué c’est porter un « faux visage » dans le langage usuel, mais pour l’analyste l’individu porte un masque qui est un « vrai visage », car il est socialement marqué et donc porteur de symboles ou de stigmates (les « gueules cassées »). Un simple visage peut être d’ailleurs le symbole d’un courant de pensée, d’une religion, d’une valeur monétaire (le visage sur un billet de banque ou une pièce de monnaie, par exemple). Il peut être aussi le « drapeau » d’une époque ou d’une génération, d’un genre, d’une classe, d’un groupe racisé… Ce « drapeau » est aussi « voile ». Voile au vent qui porte l’individu ou « voile » qui immobilise la personne ou le groupe dans une identité figée et essentialisé, valorisée ou dévalorisée, valorisante ou dévalorisante… « Lever le voile », c’est aussi « lever le drapeau » de l’être, l’« étendard » qui nous qualifie, l’emblème ou le symbole qui nous définit… A contrario, pour le sorcier des sociétés anciennes, « lever le voile » revient, paradoxalement, à mettre un masque. Le rituel tribal consiste à apposer sur la peau masques et couleurs ou autres stigmates (scarifications, etc.) pour transporter l’individu ailleurs, pour le révéler à son « identité profonde » (son « sens caché » ou mystique), indéchiffrable sans le passage par le rite. Mais c’est ignorer qu’au niveau le plus concret, cette action a avant tout pour but d’insérer l’individu dans le groupe en lui attribuant des symboles qui le font entrer dans le cercle des semblables… Dans ce cas, la recherche mystique d’un « sens caché » est, à son insu, une manière de souligner que nous sommes « mêmes ». À la fois uniques (autres) et semblables, mais pas vraiment aussi uniques que nous le souhaiterions… Le mystique révèle tout en la cachant une réalité crue. Il la « mystifie » littéralement. Il la sublime. Il invente une manière de l’exprimer, mais sous une forme créatrice… Le « caché » est avant tout ce que nous ne savons pas ou ne voulons pas savoir et nous effraie. Il faut donner un sens à l’invisible, à l’inconnu, à ce qui nous menace, même s’il doit être mystifié, c’est-à-dire inventé, imaginé. Le social à horreur du vide…
— Sur-faces et profondeurs
La psychanalyse pense déchiffrer l’être en faisant tomber son masque, disions-nous plus haut, mais c’est l’analyse du processus de « démasquage » qui donne accès au sens et non une hypothétique « vérité cachée » derrière le masque, comme l’observait Lacan (voir infra). Il ne suffit pas de démasquer, de dévisager ou de scruter l’individu pour le comprendre et le voir « tel qu’il est » ! L’idée que l’« être vrai » se trouverait derrière son masque, dans son « intériorité profonde », « animale » même est une fiction… Cette naturalisation de l’individu et de son « mental » opérée par Freud revient à masquer que la personne est d’abord un « être social » encastré dans un monde de conflits, un monde politique, agonistique, fait de luttes, d’oppositions et de contradictions (Marx)… Dans le monde social, il n’existe pas une aussi nette séparation entre un intérieur et un extérieur de l’enveloppe individuelle, comme le suggère la « pensée psy ». L’individu est toujours à l’intérieur d’une relation avec d’autres individus qui sont eux-mêmes en relation avec d’autres individus. Le social n’est pas hors de l’individu, au contraire, il ne peut en sortir. Sa prétendue intériorité est une intériorisation de son extérieur (de ses conditions matérielles d’existence) et sa personnalité est une extériorisation de cette intériorisation… La séparation physique des corps cache la jonction et l’interaction sociale entre ces mêmes corps. C’est pourquoi le masque n’est pas le cache d’une réalité intérieure profonde à laquelle l’on pourrait accéder. L’idée qu’une personne se révèle sous « son vrai visage », une fois le masque brisé est une illusion. Il y a toujours un masque derrière le masque et ce masque cache un autre masque comme dans un reflet se réfléchissant à l’infini dans une succession de miroirs reflétant eux-mêmes une succession de masques…
L’être « sans masque » évoqué plus haut porte lui aussi un masque à son insu, mais un masque qui lui fait peur et lui donne l’impression d’être vu dans sa nudité sans pouvoir se cacher du regard d’autrui. Par renversement, cela nous montre le rôle social joué par le masque : il permet de cacher une insécurité, celle de se sentir « sans masque » lorsqu’on doit affronter un monde social fait de comparaisons, de classements, de jugements, de conflits entre des étiquettes, des rangs, des possessions d’attributs distinctifs ou dépréciatifs. « Cachez ce que je ne saurais voir… », on dit aussi « cacher la misère ». En fait, l’humain cache ce qui est trop dur pour être vu, trop tabou ou trop susceptible de remettre en question l’ordre établi. Il cache ce qu’il est impossible ou interdit de voir, mais aussi ce que le conflit social peut lui voler, à commencer par sa propre valeur ou estime de soi… Les rapports sociaux poussent à se cacher derrière un masque : « hypocrite » signifie, étymologiquement, « hypo/critès », c’est-à-dire le jugement que l’on cache « sous » un masque, derrière une façade. La société entière se sait gouvernée par une forme d’« hypocrisie sociale » : larvatus prodeo (« j’avance masqué »), disait Descartes pour désigner le fait que la vie sociale est aussi une comédie humaine dans laquelle se dévoiler c’est prendre le risque d’être volé, utilisé, montré du doigt et dévalorisé. Il ne faut pas être « naïf » ou « ingénu ». Il faut se faire « bien voir » et ne pas « se faire avoir ». Il ne faut pas « perdre la face »…
Cette injonction sociale à porter un masque a pour conséquence de réduire trop souvent l’individu à une mimique, à un symbole, à une étiquette, à un stigmate, à une « valeur faciale ». Elle le réduit à son apparence, à « ce qui se voit ». Dans un monde où les apparences ont tant de valeur, on confond « ce qui se voit » avec « ce qu’il y a à voir ». Peu importe ce qu’il y a « derrière les apparences ». « La forme c’est le fond qui remonte à la surface » écrivait Hugo, mais dans les rapports sociaux la recherche de la forme pour la forme (le « ça fait ») supplante la recherche du fond dans la forme. Le superficiel, le vernis (la sur-face) sont « di-vertissement », soit un dé-tournement de l’attention (du regard) vers un agréable artifice. Artifice qui élude la réalité sociale « sans fard ». Lorsque la psycho-analyse croit dévoiler la « réalité cachée » de l’individu, elle masque la réalité sociale et participe à cette mascarade généralisée. Comme elle reçoit en séance des individus et non le « social », elle ne voit que des « problèmes individuels », « intérieurs », « mentaux » et des « défaillances » qui ne seraient qu’« individuelles », « intérieures », « mentales »… Pourtant, la question de savoir si c’est le psy qui est confronté à des individus « inadaptés » ou bien si c’est la violence du social qui crée cette « inadaptation » demeure posée. Le problème dit mental vient-il de quelques « brebis galeuses » qui ne parviennent pas à s’adapter, à se socialiser, à s’humaniser, à se comporter conformément aux conduites du troupeau ? Ou bien est-ce les règles de conduite et la violence du troupeau qui créent les conditions systémiques de l’exclusion et de l’infériorisation de certains de ses membres ? Hors du troupeau, une « brebis galeuse » n’est plus qu’une brebis tout court, elle n’existe à travers son stigmate qu’en relation ou comparaison avec les autres membres du troupeau…
— Masques de la raison et raison des masques
Par opposition au sens commun, ne pas confondre ce qui se voit (les évidences) avec ce qui peut être vu (en rompant avec ces évidences) est le mouvement classique de la pensée scientifique (Bachelard) et, par dérivation, de la pensée médicale. Le « symptôme », autrement dit « ce qui se voit » (l’« effet ») ne doit pas être confondu avec la « maladie » (la « cause »). Les « mêmes causes produisent les mêmes effets », les « mêmes maladies produisent les mêmes symptômes ». L’action de la science est de dévoiler ces causes (le fond ou la structure) derrière le symptôme (la forme ou la clinique). Mais, si le raisonnement est utile pour découvrir de nouvelles connaissances, il a des effets sociaux contraires à l’objectif de dévoilement. Comme le masque, le symptôme réduit l’individu à un symbole : la personne sur un fauteuil roulant est d’abord vue dans sa vie quotidienne comme une personne « handicapée », sans que l’on cherche à déterminer automatiquement la maladie qui a mené à l’usage d’un fauteuil roulant… On pourrait croire que science et pensée commune s’opposent ici. C’est vrai, mais jusqu’à un certain point, car il y a pourtant un lien : du « handicap » (étiquette médicale) à la perception de la personne comme « être moins » (étiquette sociale) il n’y a qu’un pas. Comme il n’y a qu’un pas de la « pathologie » à l’« anormalité » (Canguilhem). Dans ce cas, le symptôme devient la maladie elle-même et la personne devient sa maladie. Elle est réduite à ce symptôme qui devient stigmate, symbole d’une condition sociale dévalorisée ou amoindrie. Le symptôme n’est plus la manifestation visible de la pathologie, mais il se confond avec la maladie et les deux deviennent le masque, le visage ou la figure (la sur-face) auxquels est réduite la personne. Mais les sciences médicales vont plus loin encore et considèrent le handicap au-delà du physique, un handicap où le fauteuil roulant est invisible, un « handicap mental ». Par ce glissement, les « maladies mentales » sont vues comme des « maladies physiques », avec leurs « effets » et leurs « causes ». À ceci près que, cette fois-ci, le « symptôme » n’est visible qu’à partir de conduites jugées anormales. C’est-à-dire, de comportements ou de pensées qui ne se conforment pas aux normes sociales d’une société donnée alors qu’il est pourtant impossible de donner une définition neutre de la normalité. Le raisonnement médical qui va de la clinique au diagnostic, de l’observation du symptôme à l’identification d’une maladie est certes opératoire dans l’ordre des pathologies organiques, mais peut-on vraiment transférer ce raisonnement pour comprendre la souffrance émotionnelle ? Autrement dit, une souffrance relationnelle, une « souffrance du sens », une « souffrance sociale », loin de pouvoir être résumée à l’espace clos d’un « mental » individuel coupé d’un monde dans lequel il est totalement immergé ? Et, dès lors, est-ce que faire « tomber le masque » ne devrait pas moins consister à démasquer l’individu qu’à démasquer le système social dans lequel il vit ? Est-ce la « configuration mentale » de cet individu qui le rend malade ou bien est-ce le cadre social d’appréhension de l’« (a)normalité mentale » ? Existe-t-il, d’ailleurs, des maladies mentales sans psychopathologies ? Ou bien est-ce les psychopathologies qui les font exister ?
Reprenons le raisonnement médical et appliquons-le aux « maladies mentales ». Le symptôme est la partie visible de la maladie, son signe, sa manifestation clinique et il convient d’identifier ce « signe » (travail de « sémiologie » médicale) afin de remonter aux causes (étiologie) et d’identifier (« diagnostiquer ») la maladie (sa « structure ») au sein d’une typologie déjà établie de « maladies mentales » (les « psychopathologies »). Par exemple, « entendre des voix » est considéré comme le symptôme paradigmatique de la schizophrénie. Néanmoins, contrairement à une maladie organique identifiable par des liaisons physiques, ni l’imagerie cérébrale, ni la radiographie, ni l’étude du génome, ni l’analyse des composés organiques (sang, urine, etc.) ne peuvent déterminer l’origine naturelle ou sociale des « troubles mentaux ». Ces analyses sont en mesure de montrer qu’il existe des interactions entre le biologique, le social et le mental (des effets respectifs de ces dimensions les unes sur les autres), mais pas d’identifier définitivement une cause plus qu’une autre des « maladies mentales » et encore moins de prouver qu’elles existent comme « pathologie » autrement que par analogie (métaphore) avec les maladies organiques. On ne peut avoir recours qu’à une méthode probabiliste, c’est-à-dire à la méthode des statistiques, mais les statistiques ne peuvent pas, bien sûr, nous montrer où se situe le problème dans le corps ou dans le cerveau, elles peuvent simplement exposer des variables explicatives ou descriptives (épidémiologiques). Ces variables sont « probables » et uniquement « probables » dans les conditions d’une axiomatique spécifique (voir encadré). Elles sont également valables dans les limites des données spécifiques et spécifiquement recueillies pour l’étude, puis d’un calcul spécifique des résultats où il est impossible d’exclure tous les biais sociaux…
Tours et atours de la science
Les études quantitatives doivent partir de variables choisies à l’avance pour mener le test, dans la mesure où il est évidemment impossible de calculer des probabilités à partir d’un nombre infini de variables, auquel cas les probabilités seraient elles-mêmes infinies, ce qui annulerait le calcul. Elles doivent donc partir d’« axiomes ». Un « axiome » est « une vérité admise sans démonstration et sur laquelle se fonde une science, un raisonnement », il s’agit d’« un principe posé hypothétiquement à la base d'une théorie déductive » (Larousse). De ce fait, les statistiques peuvent montrer des corrélations, mais elles ne peuvent identifier des « causes » que de manière hypothétique. Elles peuvent monter qu’un phénomène à « x chances » de se produire dans un contexte donné, mais ne peuvent pas démontrer que ce phénomène est vrai. Un exemple est demeuré célèbre à ce propos : on peut tout à fait trouver des corrélations statistiques entre des villages alsaciens où les cigognes nichent et un taux de natalité plus élevé que la moyenne, mais cette corrélation entre la présence de cigognes et un taux de natalité élevé, ne prouve en rien que les cigognes apportent effectivement les bébés... Or, si l’on part du principe qu’en Alsace les enfants naissent en étant déposés par des cigognes sur une cheminée, on peut tout à fait croire que cette corrélation est vraie, tout dépend de ce que l’on considère, dès le départ, comme vrai ou vraisemblable… Prenons un exemple dans le domaine de l’épidémiologie. Si l’on part du principe (axiome) que l’« immigration » est une pathologie, il est tout à fait possible de produire une enquête épidémiologique fondée sur des statistiques réalisées en bonne et due forme. On décrirait les origines de la population immigrée, son sex-ratio, les âges les plus concernés, la prévalence de cette population au sein de la population générale, ses points de concentration dans l’espace, les raisons de cette concentration, la vitesse de sa dispersion, l’efficacité des procédés afin de lutter contre sa propagation (« prophylaxie »), etc. D’ailleurs, tout dépendrait de la définition initialement retenue de l’individu « immigré » (primo-arrivant, deuxième ou troisième génération, origine géoculturelle, religion d’appartenance, etc.).
Dans le cadre des « sciences dures », il n’est déjà pas évident de faire le départ entre les données produites par les instruments de mesure et les données propres au phénomène observé. Plus largement, il est n’est pas non plus évident de savoir ce qui relève du point de vue initial de l’individu observateur, de l’observation en elle-même et de la réalité observée. Mais dans le cadre des sciences humaines et sociales, la question se pose de façon beaucoup plus sensible. Si le physicien peut vérifier que la terre tourne autour du soleil ou que le médecin peut vérifier qu’une chute peut entraîner une fracture des os, le psycho-scientifique n’a aucun moyen de vérifier qu’un individu « entend des voix »… Ce n’est donc que dans un sens métaphorique que l’on peut parler de « maladies mentales » ! Il ne viendrait d’ailleurs à l’idée de personne d’étudier une église ou une cathédrale comme un phénomène organique. Certes, ces bâtiments sont édifiés sur des bases organiques : premièrement, leurs composants (les pierres, le bois, les verres, etc.) sont extraits de la nature et jouent sur la « santé » de l’édifice, car elles sont périssables, elles peuvent se désagréger avec le temps, les intempéries, être brûlées, etc. Deuxièmement, les sols sur lesquels ils reposent font qu’ils peuvent être engloutis par un tremblement de terre ou inondés et, inversement, leur poids peut entraîner un glissement de terrain : il y a bien sûr une interaction entre le physique et le social, l’organique et le culturel. Mais les constructions humaines, comme ici les lieux de culte chrétiens s’étudient à partir des sciences historiques et non de la géologie ou des sciences de la nature. Or, ce que l’on appelle le « mental » est affaire de croyances, de représentations, de valeurs, de normes, autrement dit de constructions sociales. Tous les êtres vivants disposent d’un réseau neuronal, mais jusqu’à preuve du contraire, l’être humain est le seul à avoir développé des religions, des lieux de cultes, des systèmes de croyances, des idéologies…
— « Sciences de l’anormalité mentale » ou « sciences de la normalité sociale » ?
Comme aucune preuve scientifique ne peut prouver que les maladies mentales ont des causes entièrement organiques, nous passons donc des sciences de la nature aux sciences du comportement, aux sciences morales et politiques, aux sciences humaines et sociales, aux sciences historiques. Le symptôme devient uniquement « signifiant » sans « référent » empirique d’ordre causal. S’il existe une interaction entre le corps physique et le « mental », il est impossible de déterminer des liens de cause à effet linéaires ou unidirectionnels : les causes deviennent des effets et les effets deviennent des causes, ce qui annule le principe de causalité au sens strict… Dans le domaine de la médecine, le « signe » est fondé sur un trouble physique, mais dans les « sciences psy », il n’est plus que signe ou langage. Signe de maux relatifs à une taxinomie, à un lexique, à une typologie et donc à des mots… Ces mots font partie de langages nécessairement relatifs à une histoire, une culture, un contexte social. Or nommer c’est faire exister une entité en même temps que la qualifier, lui donner un sens, la rendre visible. Mais, le sens ne peut être que l’expression d’un con-sensus social (et politique) dans un espace-temps spécifique. Les « sciences dures » ne produisent pas du sens, elles valident ou invalident des hypothèses… En confondant sciences naturelles et sciences sociales, on prend le risque de faire de la politique à son insu et de confondre idées reçues dans un contexte déterminé et objectivité scientifique (5). On prend également le risque de valider des arbitraires sociaux (des normes) comme des vérités scientifiques. L’eau bout à 100 ° Celsius, c’est un fait. Si l’on entend des voix, c’est que l’on est schizophrène, c’est un fait…
On voit ici que le danger est de prendre des vessies pour des lanternes, de prendre la science, sa méthode, ses résultats en otage pour produire ce qu’elle ne peut produire à savoir du sens… Un peu comme si l’on demandait à l’astrophysique de nous dire si l’univers a été créé par une puissance divine. Plaquer le raisonnement médical et scientifique sur la souffrance sociale dite « mentale », c’est prendre justement le risque de masquer le social avec tout l’attirail de la science médicale qui est ici détournée dans un déplacement essentiellement linguistique. La science a pour but de dévoiler, mais par cette « transsubstantiation sémantique » dans le domaine du « mental », elle est dévoyée et pose, au contraire, un voile sur des réalités sociales dont la complexité infinie (non modélisable et non mathématisable) n’est guère pratique à gérer pour les « sciences dures »… Se référer à une nosographie claire et bien délimitée des « maladies mentales » (avec chacune sa supposée « structure » autonome) peut certes être très pratique, mais peut aussi constituer un piège. On peut classer, compter, prescrire, enfermer, isoler et gérer les comportements identifiés comme non conformes à la norme, c’est-à-dire exercer un pouvoir, tout en croyant exercer la médecine. Dans le cadre de l’Allemagne nazie, de nombreux psychiatres patentés ont cru réellement bien faire leur métier en envoyant des dizaines de milliers de « malades mentaux » à l’abattoir… Si l’on oublie que la science « psy » est sociale, que le corps humain est aussi social (socio-somatique plus que psycho-somatique), l’on confond la norme avec le pathologique, la sociologie avec la biologie, le social avec la nature et il suffit de changer les normes fondamentales d’une société donnée pour changer totalement les règles de l’objectivité psycho-scientifique. C’est exactement le cas de la politique eugéniste nazie : en faisant passer la théorie darwiniste du cadre de la biologie au cadre de la sociologie, l’idée d’une sélection sociale « naturelle » des meilleurs spécimens de l’espèce humaine afin de la renforcer devient une nécessité scientifiquement fondée… La sémiologie psy cherche à identifier les symptômes des « maladies mentales » sous la forme de « traits communs » comportementaux, mais au sein d’un continuum dans lequel il n’existe pas de rupture entre le normal et le pathologique, entre la raison scientifique et la raison morale (ou socio-culturelle) et donc au sein d’un espace où ces « traits communs » n’existent que dans un cadre comparatif extrêmement mouvant. Selon le cadre socio-culturel à l’intérieur duquel on évolue, ce qui apparaît « normal » ou « moral » peut se révéler être totalement « anormal » ou « amoral » et c’est bien ce qui s’est passé dans le cadre de l’Allemagne nazie, où, rétrospectivement, cette idéologie apparaît comme une psychose collective, tant et si bien que ce sont les psychiatres qui ont participé à cette expérience qui sont désormais vus comme des malades mentaux (« psycho-pathes ») nuisibles à l’humanité…
Certes, les psys peuvent aussi soigner. Il ne s’agit pas ici de rejeter l’ensemble de la psychanalyse, de la psychiatrie ou de la psychologie, mais de faire dialoguer le « mental » et le « social », de monter leur imbrication… En effet, s’il est impossible de prouver l’existence des « maladies mentales », rien n’indique que le fait d’aborder les problématiques mentales à partir de l’angle de la pathologie ne puisse pas aider les individus, à peu près de la même manière que rien n’indique que les rituels tribaux ne puissent pas avoir des effets bénéfiques sur la souffrance des membres de la tribu. Mais les dérives auxquelles les « sciences psy » ont pu conduire depuis leur création et auxquelles elles conduisent aujourd’hui encore doivent inlassablement nous questionner et il est essentiel de pouvoir rappeler que l’existence même de « maladies mentales » est sujette à caution, sans que cela nous mène pour autant à nier la réalité de la souffrance et de ses effets dévastateurs, ni non plus l’existence de « traits communs » des différentes formes de souffrances, même s’ils se manifestent toujours de manière spécifique à chaque individu (ces traits communs existent sous une forme idéal-typique, c’est-à-dire in abstracto par schématisation de la réalité). Cependant, si les « sciences » et « pratiques psy » ou la « psycho-pharmacopée » peuvent soigner, rien ne prouve qu’elles puissent guérir ni qu’elles sachent exactement comment elles soignent… À défaut de vigilance critique, elles peuvent se transformer en religions ou en morales, en « police » des « totems et des tabous » : hier, l’homosexualité était réprimée par le Code pénal et par les « Saintes Écritures », mais elle était aussi, justement, « maladie mentale » et continue à l’être dans de nombreux pays… Au cours de l’histoire, ceux qui « entendaient des voix » étaient des individus dotés de pouvoirs surnaturels, des prophètes, sorciers, chamans, visionnaires, saint.es : il s’agissait d’une simple interprétation du fait d’entendre des voix en fonction d’un cadre socio-culturel et donc de systèmes de croyances spécifiques. Désormais, l’on a substitué cette interprétation à ce que l’on croit être une vérité rationnelle, mais qui n’est qu’un autre type d’interprétation et ne peut prétendre à aucun autre statut scientifique… Les « faits sont faits » comme le relevait Bruno Latour et dire « c’est vrai, parce que c’est un fait établi » ou « c’est vrai parce que la science le prouve » est aussi simpliste que dire « c’est vrai parce que c’est vrai » (« argument d’autorité »). La recherche scientifique ne mène pas à des certitudes, mais à des doutes, des hypothèses, des questionnements, des théories fondées empiriquement, mais que l’on prend justement pour des « théories » et non la vérité absolue.
— Les usages socio-politiques des « sciences psy »
Lorsqu’il est employé comme argument d’autorité, le raisonnement médical « psy » prétendant être « scientifiquement factuel » devient un masque. Un masque de la société qui juge celles et ceux qui n’ont pas un comportement « normal », mais ce masque n’est pas le signe ou le symptôme de la pathologie, il est l’expression des croyances et des normes d’une société donnée dans un espace-temps donné… Ledit « symptôme » rend visibles la conflictualité sociale, le politique, les rapports de pouvoir ou de forces et les enjeux sociaux qui gouvernent la société. Toute tentative d’établir des « psychopathologies » est condamnée à être aussi le reflet des préjugés de son époque et de l’ordre moral qui la régente. Elle répond à un souci de régulation interne des individus dans la société et la psychopharmacologie en est l’expression médicamenteuse. Dans les sociétés tribales, on prenait des champignons hallucinogènes pour réguler le rapport au monde des dieux et donc le rapport au monde social et ce n’est sans doute pas un hasard si toute la psychopharmacologie actuelle, derrière ses atours scientifiques, ne correspond qu’à l’administration de psychotropes, soit de drogues à « dosage médical » dont on ignore, bien souvent, le rôle exact de cause à effet sur les « pathologies mentales », si ce n’est un effet sédatif. Les « dernières avancées » en la matière consistent d’ailleurs à utiliser la puissance psychotrope des champignons hallucinogènes ou de la molécule MDMA (6). Ce qui paraît être « avancée scientifique » ressemble plus, dès lors, à une manière de tourner en rond. L’usage de psychotropes et des rites — rites aujourd’hui psychanalytiques ou comportementalistes (cf. divan, hypnose, EMDR, etc.) — est aussi ancien que la civilisation humaine. Nous savons que « ça marche » ou plutôt que « ça peut marcher » dans certains cas, mais nous n’en savons guère plus et il est nécessaire de le reconnaître, de la même manière qu’il est nécessaire de reconnaître qu’il ne peut y avoir, dans l’absolu, d’anormalité ou de « pathologies mentales » tant qu’il sera impossible de définir une « normalité » en dehors de toutes considérations sociales, c’est-à-dire en dehors des mentalités sociales.
La « classification périodique » des « maladies mentales » est également une « classification périodique » (c’est-à-dire « systématisée ») des valeurs ou in/valeurs des êtres. « Avec » ou « sans » maladie mentale est une manière d’ériger la frontière entre le normal et l’anormal et non entre la santé et la maladie. D’ailleurs, la préposition « sans » est utilisée pour disqualifier les individus en général, bien au-delà du registre médical : « sans-papiers », « sans-domiciles », « sans travail », « sans argent », « sans diplômes », etc. On désigne ainsi des « in/valeurs in/validantes », on distingue les « valides » et les « invalides » dans un sens bien plus large que le sens strictement médical. Les individus sont « importants » ou « sans valeur » (« moins que rien »), « bons » ou « mauvais », « intéressants » ou « nuisibles », etc. Cela montre l’existence de liens étroits entre soins mentaux et régime politique. Dans un régime totalitaire, il ne peut exister qu’une seule vérité, celle édictée par le pouvoir. Contredire cette vérité c’est être un « traitre » ou un « fou » et conduit à l’enfermement, la prison ou l’asile. Le juge et le psychiatre, le droit et la médecine sont au service de ce processus. Mais même dans un « État de droit », la frontière entre le psychiatrique et le juridique est relativement mince. On convoque toujours la science des maladies mentales pour déterminer la responsabilité pénale d’un individu dans le droit positif « moderne ». Cela montre le lien indissociable entre régime politique, culture, civilisation et manière d’aborder la « santé mentale ».
Dans un régime capitaliste tel que nous le connaissons, la science des soins mentaux est tout autant au service du pouvoir que dans les précédents régimes de domination, mais de manière plus pernicieuse. Outre le fait que les sciences psy et la psychopharmacologie ont désormais des usages mercantiles représentant des enjeux financiers colossaux, l’objectif est d’adapter l’individu à la société « telle qu’elle est » pour qu’il puisse s’y épanouir et accomplir un « développement » de sa personne. Mais, cela revient, simultanément, à l’amener à accepter les normes en vigueur comme s’il s’agissait de « vérités objectives » (« principe de réalité ») et non de « vérités relatives », historiques, arbitraires. Ces normes font que la valeur d’une vie n’est pas jugée à l’aune de la valeur de la vie, mais de sa valeur sur le « marché des signes » (de distinction, de richesse, de pouvoir, d’intelligence) et finalement sur la quantité de capital (matériel et symbolique) détenu (« s’accomplir » c’est « réussir » et « réussir » c’est capitaliser de l’argent, des biens matériels, de la reconnaissance, des réseaux de connaissances, etc.). Le « capital » au sens large, c’est-à-dire le règne de la « forme-valeur », classe chaque individu dans une « fourchette de valeur ». On s’en rend bien compte si l’on inverse le processus du capital, soit le cours des valeurs établies. En valorisant le dévalorisé et en dévalorisant le valorisé, on dévoile l’envers du décor, on « renverse la table » des « valeurs côtés ». Ce faisant, on brise le « masque » de l’ordre social, les marques de domination ou d’exploitation et par là même la « classification périodique » des personnes en signes monétaires, changeables et interchangeables selon le cours et autres « taux de change » humains… Dans cette perspective, le rôle du praticien devrait moins consister à faire accepter ces normes arbitraires qu’à transmettre les moyens d’exercer une critique sociale de ces normes afin de pouvoir s’en émanciper…
Conclusion
Démasquer le social : le fou comme guérisseur du groupe
« Le symptôme est quelque chose qui va dans le sens de la reconnaissance du désir,
mais sous la forme d’un masque, sous une forme close, illisible si personne n’en a la clé » (7)
Un « habit neuf » et « propre », un « costume », un « masque immaculé » : le déguisement n’est pas le déguisement du rite carnavalesque, mais celui de tous les jours et le jour de carnaval est justement celui où les « masques tombent » et où les déguisements mettent à nu. Le jour où l’ordre social est renversé pour un jour de l’année afin de permettre que tous les autres jours soient ceux de l’ordre, du « normal » ou du « non pathologique ». Cet « ordre » permet au plus grand nombre d’être rassuré quant à sa « folie » en mettant au ban de la société une minorité d’anormaux, de marginaux, d’inadaptés… C’est le sens de l’étymologie de « pharma » : dans la Grèce Antique, le pharmakós veut dire à la fois le remède et le bouc émissaire, la victime expiatoire. En canalisant les ressentiments, les frustrations, la haine collective sur le sacrifice public d’un être vivant, la communauté se donne les moyens de se soigner elle-même et d’opérer sa catharsis. Elle procède à sa purification, à sa normalisation, à la mise en place de sa propre sérénité quant à sa valeur, sa place du côté des « bons », des « normaux ». Le sacrifié porte le fardeau à la place des autres, il l’emporte loin d’eux et leur enlève leur mal, il les soigne… Lesdits « malades mentaux » sont, dans notre société actuelle, comme dans les sociétés anciennes, les guérisseurs de l’âme collective. En incarnant le mauvais, le mal ou l’(anor)mal, ils permettent l’établissement du « normal » et rendent l’arbitraire social soutenable. La pathologisation mentale de certains, dé/pathologise tous les autres… La fonction sociale des « maladies mentales » est centrale pour assurer la permanence du collectif. Si nous sommes tous fous, alors chacun perd son masque social, son identité, les croyances sur lesquelles ses propres fondations reposent. L’expérience de la folie n’est-elle pas, justement, l’expérience de la perte de ces fondations ?
Et d’ailleurs, parler de « masque social » n’est-il pas un pléonasme ? Pourquoi se masquer s’il n’y a personne pour voir ? Le masque est fait pour être vu, il montre, il désigne, il a une fonction déictique : ce qui est important ce n’est pas le masque, mais ce qu’il désigne, ce qu’il masque tout en le désignant, ce qu’il cache tout en le montrant… Le masque est aussi une clé : il ferme et ouvre une porte, un passage… Le drapeau résume ou symbolise une nation, mais la nécessité même d’utiliser un drapeau montre qu’il est nécessaire de cacher la réalité : celle d’une société dans toute sa complexité et sa diversité. Une société traversée par des conflits internes entre des classes, des genres, des groupes dont les intérêts sont opposés et font l’objet de luttes sociales. Le drapeau est la fiction de l’unité de cette société, comme le symptôme de la « maladie mentale » est fiction de la normalité sociale… Le masque individuel est le produit de cette complexité sociale et cette complexité ne peut faire l’objet de résumés bien ficelés, clos et cohérents, comme elle ne peut être, non plus, saisie par la rationalité linéaire ou les taxinomies bien délimitées de la psychopathologie…
Une personne malade ne peut être résumée à sa maladie. Un schizophrène, en admettant que la schizophrénie existe, n’est pas justement « un schizophrène », mais une personne dont l’une des composantes est la schizophrénie… La personne n’est pas réductible à la sémiologie de la schizophrénie, aux symptômes, à un son étiquette de schizophrène qui masque sa complexité et l’infériorise. La sém-iologie ou poly-sém-ie est aussi « police/sémie » ou « police du signe », régulation sociale des signes et des ports de signes… Signes de l’exclusion ou signes de l’intégration, signes de ralliement et d’inclusion, signes de distinction, de séparation, de mise à part : étoiles jaunes ou svastikas… De quoi l’étoile jaune ou la croix gammée sont-elles les symptômes ? Il y a toujours un masque derrière le masque et un autre masque derrière ce second masque et ainsi de suite. De même, il y a toujours un sens derrière le symptôme et un autre symptôme derrière ce sens, autrement dit un sens derrière le sens… Si l’on se contente de considérer que le symptôme est « objectivement » un délire (« in/sensé »), alors on se prive de rechercher le sens qu’il peut y avoir à entendre des voix pour la personne : ce que cela nous dit de cette personne et du monde social auquel elle appartient… On peut suivre Lacan lorsqu’il nous indique que le symptôme est un masque, mais à l’endroit où il le voit comme le masque d’un désir (« du » désir même) nous voyons, de notre côté, le « social », c’est-à-dire Marx et non Freud…
Notes :
(1) Freud citant Goethe (Faust) in Josef Breuer, Sigmund Freud, Études sur l'hystérie, 1895.
(2) Claude Lévi-Strauss, « Sorciers et psychanalyse », Courrier de l’Unesco, juillet-août 1956.
(3) Maurice Leblanc, La Comtesse de Cagliostro, 1924.
(4) L’individu se regarde d’abord dans le miroir d’un autre individu. C'est seulement par sa relation à l'« individu x » son semblable, que l’ « individu y » se réfère à lui-même en tant qu’individu cf. Karl Marx, Le Capital, Livre I, PUF, [1867], 1993, p. 60.
(5) cf. « EBM » : « Médecine fondée sur des preuves », mot magique qui joue le rôle de « tampon de certification » de la scientificité d’une thérapie. Molière se moquait des médecins qui à grand renfort de mots latins se donnaient les atours de la science, mais la leçon n’a guère porté et, aujourd’hui, c’est l’anglais qui joue ce rôle : evidence based medecine (EBM) n’est rien d’autre qu’une tautologie, c’est-à-dire une définition qui se définie par elle-même en disant deux fois la même chose : la science se fonde sur la science, n’est-ce pas « évident » ?
(6) Eline C. H. M. Haijen et al., « Predicting Responses to Psychedelics. A Prospective Study», Frontiers in Pharmacology, volume 9, 2018.
(7) Jacques Lacan, « Les formations de l’inconscient », Bulletin de psychologie, n°156. p. 251, 1958.
Références internes à l’APPS :
Hervé Hubert, « Il n’y a pas de maladies mentales », blog de l’APPS, 2023.
Opus 1. Passion poétique en forme d’enfant
Opus 2. Le blocage de la structure
Opus 3. L’obstacle du symptôme
Opus 4. L’obstacle de l’Inconscient
Hervé Hubert, « L’analyse pratique psycho-sociale et le transfert social des idées », blog de l’APPS, 2022.
Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, notes prises aux cours professés à l'Université ouvrière de 1935-1936.
Bibliographie générale (indicative) :
Karl Marx, Le Capital, PUF, [1867], 1993.
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, [1966], PUF, 2005.
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 1934.
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.
Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.
René Girard, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982.
Paul Feyerabend, Contre la méthode, Seuil, 1979.
Bruno Latour, Steve Woolgar, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, La Découverte, 1988.
Illustration : ©Léonard de Vinci
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