Amours et sociétés, avec Alexandra Kollontaï
- alain.charreyron
- 20 mai
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours
Exposé de Luka Mongelli, formation APPS 2024-2025
Étude de L’amour libre, d’Alexandra Kollontai, Préface de Sophie Coeuré, et du texte Place à l’Eros ailé ! (1923)

A. Kollontaï, est issue de l’aristocratie mais d’un milieu atypique : son père est noble, général, ayant des domaines notamment en Ukraine ; sa mère divorce, fait rare à cette l'époque. Sensibilisée à l’émancipation des femmes, elle s’approche de milieux qui luttent pour cette émancipation, et deviendra la première femme ministre de gouvernement soviétique.
Elle se marie, par révolte, à un cousin éloigné ingénieur, Wladimir Kollontaï. Ainsi elle forge son émancipation personnelle, puis divorce, et quitte la Russie, rejoint la lutte contre le tsarisme, pour la révolution des travailleurs.
A l’Université de Zurich en 1898, ouverte aux femmes, et comprenant des professeurs marxistes, elle devient théoricienne du marxisme, travaille avec Clara Zetkin et milite auprès des femmes. Elle rejoint le parti Menchevik, puis en 1915 le parti Bolchevik. Durant un exil, suite à risque d’arrestation, elle donne des conférences en Europe, notamment à l’Université ouvrière de Bologne, où elle rencontre Gorki. Dans ses écrits révolutionnaires, elle dit poursuivre son apprentissage « parmi les masses » et postule que sans égalité entre femmes et hommes il n’y a pas de communisme. Des portraits élogieux mais aussi ironiques sont faits d’elle dans la presse, comme « walkyrie ou vierge rouge », surnom aussi affiché à Louise Michel, ce qui est absurde, alors qu’elle affirme sa sexualité.
Pendant la guerre mondiale, elle choix de défendre la paix et l’internationalisme, qui doit mener a lutte révolutionnaire, et ayant rejoint le parti bolchevik en 1915, toujours en exil elle participe à une tournée de conférence par le parti socialiste des USA.
Elle se rapproche de personnes militantes, Zetkin, Rosa Luxembourg, mais aussi Lénine. En Février 1917, elle rejoint Petrograd pour accueillir Lénine, et devient une figure importante de la révolution bolchevique. Nommée commissaire du peuple, elle entre au gouvernement, première femme ministre, une des premières femmes au monde à accéder à cette fonction
L’idée que les femmes doivent prendre des responsabilités politiques s’avère comme un échec immédiat, elle a voulu faire démocratie participative, mais échoue, les femmes disparaissent des instance dirigeantes, ce que Sophie Coeuré dans la préface décrit comme « symptôme du fait que les femmes disparaissent de la jeune union soviétique ».
Le livre L’amour libre comprend plusieurs nouvelles, récits de femmes qui s’adressent à la narratrice, Kollontaï, présentant des problèmes en lien avec leurs relations romantiques. Comme nous écouterions des personnes que nous accompagnons, nous suivons les récits de ces femmes aux prises avec les injonctions sociales, et les contradictions liées à leurs désirs.
Nous nous pencherons pour cet exposé particulièrement sur les deux premières nouvelles, qui montrent des liens différents entre femmes, et leurs rapports amoureux aux hommes :
Ainsi dans le premier texte, L’amour de trois générations, une femme s’adresse à la narratrice dans une lettre. Elle parle d’un drame qui la touche, et commence par narrer l’histoire de sa mère. S’en suit l’histoire de trois femmes, de mère en fille, portant des questions sur le couple et les relations amoureuses. Une forme d’émancipation différente et la difficulté de comprendre ce qu’il se passe chez la fille, un transfert générationnel peine à se connecter.
Qu’est ce qui fait sens ? Comment raccorder l’histoire de ces trois femmes, interrogeant l’amour, l’attirance, la sexualité, leur rapport aux hommes et le rapport d’amour entre elles ?
La mère, Maria s’occupe de l’éducation populaire, tient une bibliothèque, et est mariée à un officier, puis elle part avec un camarade, qui fait partie de zemtvo : assemblée provinciale représentant les nobles et les notables, supprimée et remplacée par soviets. La fille, Olga, qui écrit la lettre, naît alors que les deux partent en exil, Maria est qualifiée par sa fille de populiste, alors qu’Olga est marxiste, est en couple avec un camarade communiste, plus âgé et vit avec sa mère. Elle ne se marie pas, mais dans le livre le camarade est appelé son mari. Leur activité déclarée comme illégale, ils partent en exil, mais Olga se cache dans une famille bourgeoise, devient préceptrice, et a une aventure avec l’homme de la maison où elle travaille. Lui-même est amoureux de sa femme, qui représente ce qu’on attend de la femme, effacée, et séduisante, fragile, Olga a de grands désaccord avec l’homme, mais une attirance réciproque. Elle aime toujours son « mari » Constantin. Les sentiments des deux sont clairs : envers l’un et l’autre mais aussi envers leurs conjoints respectifs. Si Olga parle à son mari, l’homme, qu’elle appelle seulement « M » ne parle pas a sa femme.
Concernant sa mère, Olga est honnête mais est confrontée à la demande du choix, sa mère pensant qu’il est obligatoire de choisir un seul homme. La question de ce qu’on appellerait aujourd’hui la polyamorie est ainsi abordée, alors qu’Olga ne semble pas perturbée par la question du choix, mais sa demande porte sur la différence de sentiments entre les deux hommes, sachant que M aussi ressent une différence de sentiments pour chacune des deux femmes.
« Une fois de plus j’essayai d’expliquer a ma mère les deux sentiments qui coexistaient en moi un profond attachement une tendresse pour Constantin, un sentiment de communion spirituelle avec lui, et cette vive attirance vers M, pour lequel en tant qu’homme je n’avais ni amour ni respect » explique Olga.
La question du respect est importante et on pourrait penser que si l’attirance existe, il est difficile de concevoir l’amour pour un ennemi de classe, alors qu’on observe l’important désaccord politique entre Olga et M : M n’aime pas les bolcheviks, Olga lui reproche son libéralisme bourgeois. Maria raconte à ce moment son propre drame, quand elle ne comprend pas l’absence de choix d’Olga, qu’elle appelle une lâcheté. Maria prend parti de M, ce qu’Olga voit comme l’union entre populiste et bourgeois, alors qu’elle préférera Constantin, comme « ami » mais aussi camarade. La jalousie survient entre M et Constantin et alors qu’Olga habite avec Constantin, M part, en ennemi.
On notera l’importance de la difficulté rencontrée, en raison des divergences politiques, mais aussi de la dissonance entre cet amour passion ressenti pour M alors qu’Olga s’oppose à lui, les poussées contraires à l’œuvre dans cette attirance vers l’ennemi de classe, jusqu’à la rupture, qui intervient en fait en raison de la jalousie envers Constantin. D’un autre côté, l’amour vers Constantin est d’abord l’amitié et la camaraderie, il n’a pas cette dimension passionnée, mais Olga le choisit.
Dans Place à l’Éros ailé, Kollontaï dit « On ne peut douter que la Russie des soviets est entrée dans une nouvelle phase de guerre civile. Le front révolutionnaire a été déplacé ; il passe maintenant dans la lutte entre deux idéologies, deux civilisations : bourgeoise et prolétarienne. L'incompatibilité de ces deux idéologies apparaît chaque jour plus clairement ; les contradictions entre ces deux civilisations différentes deviennent chaque jour plus aiguës ».
Dans la suite de l’histoire, Olga vit avec sa fille mais aussi un autre homme : André. La fille, Génia, a une aventure avec André. Ils vivent ensemble, et Génia s’occupe d’approvisionner la famille. Olga est jalouse, mais ce qui la choque est surtout le fait que les deux n’ont pas de remord à avoir eu cette liaison. Pour Génia ce n’est pas de l’amour, c’est une attirance, et elle ne voit pas en quoi elle fait souffrir sa mère car elle ne lui prend pas André. Elle déménage mais s’inquiète de ne plus les aider à la maison. Son rôle est comme celui d’une mère. Quand la narratrice lui parle de l’amour, elle dit qu’elle aime le camarade Lénine. Puis qu’elle aime sa mère. Elle a peur de perdre cette relation, cet amour mère fille, c’est cette forme d’amour qui lui semble le plus important.
Cette nouvelle interroge ainsi habilement les différentes formes d’amour et la manière dont elles peuvent être perçues selon le prisme sociétal, tel que le définira aussi Kollontaï dans Place à l’Éros ailé.
Dans la deuxième nouvelle, Sœurs, la femme qui témoigne vivait un amour tranquille avec son mari, puis se retrouve en difficulté après séparation et manque de moyens : elle ne trouve pas de travail car on lui dit que son mari travaille, et qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde. Le problème est que son mari sort et boit, puis un jour il revient avec une fille. La femme laisse passer, puis la situation se reproduit. Elle finit par discuter le matin avec la fille et apprend que celle-ci est dans la misère et que son mari profite donc d’une camarade en précarité pour lui acheter son corps. La fille veut partir sans demander l’argent, la femme insiste pour lui donner, et la fille dit qu’elle pourrait lui demander de l’aide plus tard. Elle la raccompagne, puis quittera son mari, mais quand elle veut retrouver la fille pour demander de l’aide celle-ci est a l’hôpital.
Ce texte interroge sur la précarité des femmes, ainsi que sur le fait que le travail est pourvu d’abord au mari, la précarité financière et la prostitution.
On ne connaît pas exactement l’avis de l’autrice sur ce sujet mais dans le livre elle est critiquée comme exploitation, c’est pourtant de cette manière que la fille est indépendante, sans être liée aux ressources d’un mari.
Se pose la question du travail des femmes, dans un cadre différent du couple, ainsi que les liens qui peuvent se nouer entre ces femmes, victimes de la précarité mais aussi du patriarcat, cette sororité qui pousse la narratrice à quitter son mari, partant avec la femme qui est la maîtresse, qu’elle ne perçoit plus comme un danger mais qu’elle reconnaît comme victime.
Ces textes posent différentes questions relatives à l’amour et aux relations dans une société en mouvement, la place des femmes, et la place des relations, la dimension de l’amour comme « facteur social » développé alors par Kollontaï dans Place à l’Éros ailé : « Devant le visage sombre de la grande révoltée — la révolution, le tendre Éros (« dieu de l'amour ») dut disparaître précipitamment. On n'avait ni le temps, ni l'excédent nécessaire de forces psychiques pour s'adonner aux « joies » et aux « tortures » de l'amour. La prostitution disparaissait, il est vrai, mais par contre augmentèrent manifestement les libres relations des sexes sans engagements mutuels et dans lesquelles le moteur principal était l'instinct de la reproduction non enjolivée par les sentiments amoureux. Ce fait effrayait certains ».
Elle dit ensuite que soit le lien matrimonial est renforcé par la camaraderie, soit les personnes se lassent, l’attraction apparaît et disparaît, c’est ce qu’elle appelle l’éros sans ailes. Mais quand il y a accalmie, après la révolution, l’éros ailé revient Il prend ombrage « de l'insolent Éros sans ailes — de l'instinct de la reproduction non enjolivé par les charmes de l'amour. Qu'est-ce donc ? Une réaction ? Le symptôme d'une décadence dans la création révolutionnaire ? Pas du tout. Il est temps de rejeter une fois pour toutes l'hypocrisie de la pensée bourgeoise.
Il est temps de reconnaître ouvertement que l'amour est non seulement un facteur puissant de la nature, non seulement une force biologique, mais aussi un facteur social. L'amour est un sentiment profondément social dans son essence.
A tous les degrés du développement humain, l'amour, sous différents aspects et formes, il est vrai, constituait une partie inséparable et indispensable de la culture intellectuelle d'une société donnée. Même la bourgeoisie qui reconnaissait en paroles que l'amour était une « affaire privée », savait en réalité l'assujettir à ses normes de morale de telle façon qu'il assure ses intérêts de classe.
D’après Kollontai, l’amour est régi par les sociétés, considéré légal ou criminel, selon ce que le lien entre les personnes va amener à la société. C’est pourquoi il est intéressant de voir que les époques forgent des manières de relationner différentes, et qu’il serait faux de voir seulement l’austérité des révolutionnaires, l’idée du mariage à la cause, mais de voir que simplement les relations changent selon les besoins et les contraintes. Dans une société communiste, détachée du patriarcat et du patronat, la question de l’amour éros ailé revient comme un moteur, un lien renforcé par la camaraderie.
Pistes de travail :
Concernant les personnes en recherche sur leurs relations amoureuses/relations de camaraderie/relations militantes, débutant mon activité de thérapeute et œuvrant depuis plusieurs années dans une communauté LGBT, plutôt militante, dont certaines associations anticapitalistes, il m’arriva justement de rencontrer des personnes qui se posent ces questions :
Le soucis des relations avec des « ennemis de classe », comme c'est le cas pour Olga dans la nouvelle, ou de la nécessité de relationner uniquement avec des camarades, partageant les mêmes valeurs de lutte. La problématique d’une attirance et d’un amour qui ne se contrôlent pas, d’autant plus qu’on partage une certaine oppression et une partie des luttes (associations plutôt assimilationniste ou radicales anticapitalistes) mais les personnes de ces deux communautés se rencontrent et les attirances, les liens se créent, puis les conflits surviennent.
La question est aussi posée de repenser les rapports intimes, par d’autres pistes que le couple. Par la polyamorie sous ses différentes formes, et la réflexion autour de l’amour et de l’amitié qui revient souvent dans les échanges.
Kollontaï précise aussi que selon les époques l’amitié est la forme d’amour placée au dessus de tout, par les exemple de la Grèce et Rome antique, de Castor et Pollux (qui sont cependant à replacer dans un contexte patriarcal et de domination masculine). Alors que le capitalisme au contraire va favoriser l’individualisme et considérer l’amitié comme faiblesse, dans l’époque féodale, c’est l’amour courtois, pour la femme d’autrui qui est chanté par les poètes, amour spirituel qui permet les prouesses de chevalerie, mais qui ne doit pas être satisfait dans le sens sexuel. La bourgeoisie au contraire ne veut plus distinguer amour spirituel et charnel, et installe l’idée que l’amour doit exister dans le mariage, mais sert ainsi ses intérêts.
Les textes de Kollontaï interrogent ainsi les possibilités de vivre différentes formes d’amour, libérées des injonctions sociétales, et montrent le lien entre avancées sociales, droits des femmes et émancipations, ce que nous pouvons étendre aujourd’hui à toutes les minorités. Ainsi on peut postuler que c’est par la sortie d’un schéma contrôlant et aliénant que nous pourrons aider les personnes en souffrance relativement à leurs conditions amoureuses et relationnelles.
Aussi L'Amour libre est inspirant pour moi en cela que je me retrouve dans un rôle similaire à celui de l’autrice, près de cent années plus tard, écoutant des personnes engagées dans des luttes émancipatrices, anticapitalistes mais luttant encore dans leurs contradictions lorsqu’il s’agit de trouver un chemin entre injonctions sociales relatives à l’amour et désirs.
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