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Tristan Marcel : Accompagner les Mineurs Non Accompagnés

Dernière mise à jour : 3 nov.

           


L’avantage d’un acronyme, c’est qu’il permet d’effacer le sujet derrière le signifiant. Ainsi, le discours médiatico-politique envisage le MNA, mineur non accompagné, comme l’insigne désincarné d’une problématique sociétale, voire un simple indicateur statistique à minorer. En bâillonnant confortablement toute empathie pour ces jeunes êtres humains marqués par des parcours migratoires effroyables, l’acronyme désubjectivant protège le locuteur lui-même de la portée traumatogène de ces récits de vie.

Cette désubjectivation dans le langage s’accompagne concrètement d’une injonction narrative tout aussi déshumanisante. En effet, les logiques administratives imposent aux mineurs non accompagnés une douloureuse épreuve : se raconter, se dévoiler, exhiber ses blessures pour espérer obtenir une protection pourtant due. Cette exigence, sous le regard suspicieux d’institutions dubitatives, les confronte à une menace permanente d’éclatement narratif et à une perte d’identité.

Dès lors, les outils APPS, qui soutiennent la restauration de l’humain dans toute rencontre thérapeutique, aident à penser l’accompagnement de ces adolescents.   


Transfert social : une dépeaussession du récit de soi


L’injonction narrative impose aux migrants mineurs et isolés un impératif cruel : raconter une histoire dont la légitimité se mesure à l’aune de sa souffrance explicite et à sa cohérence avec les attentes institutionnelles. Comme le souligne Noémie Paté, ces jeunes doivent exprimer leurs souffrances sans tomber dans la dramatisation, se présenter de manière spontanée tout en livrant des récits objectivables, un exercice qui les expose à un « éclatement narratif » profond (Paté, 2022). Or cette mise en récit forcée advient lors d’une période de grande fragilité aux multiples facteurs : parcours migratoire jalonné de violences multiples, remaniement intense du vécu pré-migratoire, précarité de la situation actuelle, angoisses vis-à-vis d’un avenir incertain, bouleversements induits par le processus adolescent…

Il n’est donc pas rare que ces jeunes rencontrent la plus grande des difficultés à verbaliser ce qu’ils vivent et ont vécu et c’est pourtant à ce moment de leur parcours que leur est imposée une performance du récit de soi. En outre, le dispositif administratif, qui « conditionne l’accès à la protection par la mise à l’épreuve du corps et du récit biographique » (Paté, 2024) s’inscrit dans un « contexte où le soupçon précède l’écoute » (Paté, 2022). Comment, dès lors – quand « les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri », comme l’écrit René Char (1962) – le jeune peut-il produire le récit de ce qui ne fait pas encore sens pour lui ? Les logiques administratives le soumettent à une douloureuse poussée contraire : performer son histoire et son identité selon les attentes sociales tout en restant authentique.

Cette mécanique perverse impose donc à ces adolescents un transfert social délétère : ils doivent en effet produire un discours conformiste, souvent éloigné de leur vérité profonde, à laquelle ils n’ont pas toujours accès. L’injonction narrative engendre une dépossession intime du récit de soi, qui vaut pour dépeaussession, réduisant l'identité des « MNA » aux seules attentes et représentations des évaluateurs. Les voilà s’aliénant leur propre histoire afin de correspondre à une image préfabriquée d’enfant vulnérable et crédible selon des critères flous et préconçus.


Enjeux thérapeutiques et boussoles APPS


Face à cette violence institutionnelle, l’accompagnement thérapeutique se doit de proposer un espace exempt de l’impératif administratif, un « espace-refuge » où il sera question de restaurer et de protéger l’identité narrative des mineurs non accompagnés, dans une dynamique de co-création thérapeutique : « Tisser à nouveau des relations sécurisantes avec des adultes permet à ces sujets, qui ont vu leur rapport à l'autre bouleversé, par les violences qu’ils ont subies ou dont ils ont été témoins, de retrouver une place d'enfant et de parler d'eux » (Feldman, Lauer, 2022). Autrement dit, la rencontre clinique cherchera à accompagner ces adolescents dans une historicisation (Aulagnier, 1989) ou ce que Georges Politzer appelait le travail du drame, qui les aidera à redonner du sens à leur histoire, réintégrant les parties traumatisées ou dissociées en un tout cohérent et authentiquement leur.

Ce travail s’accompagne d’un repérage de « la mise en anneaux des valeurs », préconisé par le docteur Hervé Hubert, qui rappelle justement que l’identité se construit aussi à partir du transfert de valeurs : ces valeurs – de mots, d’images et de ressentis corporels – sont enlacées les unes avec les autres dans un système dont il s’agit de préserver l’accord, la congruence et l’équilibre.

En outre, l’échange authentique offre un éclairage nouveau, non seulement sur l'histoire individuelle mais aussi sur la violence sociale et institutionnelle que subissent ces mineurs – et dans laquelle le psychologue est malgré tout intriqué. Il s’agit à la fois de soutenir la mise en récit de leur histoire singulière et l’inscription de leur parcours dans une dimension collective plus large, reflet de violences politiques et économiques contemporaines (Balibar, 2018).

A travers la rencontre d’un « tu à qui parler », pour reprendre l’expression de Paul Celan (1958), le jeune recouvre progressivement son identité narrative (Ricœur, 1991), essentielle à la restauration de son sentiment de permanence. Quelle que soit l’approche thérapeutique, il s’agit toujours d’aider le patient à se vivre sujet de sa vie.

 

L’impératif d’une analyse des éprouvés contre-transférentiels


La rencontre avec les mineurs non accompagnés réactive chez le clinicien des angoisses archaïques d’abandon, de séparation voire d’effondrement, marquées par une identification aux récits traumatiques et à l'errance du jeune patient. La clinique avec ces adolescents, souvent livrés à eux-mêmes dans des parcours jalonnés de violences multiples, instaure une rencontre effroyable avec un « réel non transformé qui fait effraction dans le psychisme et qui y demeure comme un corps étranger » (El Husseini, 2016). Face à ces récits, le clinicien peut éprouver des sentiments d'horreur, d'impuissance ou de culpabilité, voire de sidération, signes de la mise en œuvre d'un contre-transfert intense. Ces affects sont en outre imprégnés de la logique de l'urgence, du soupçon et de représentations culturelles complexes, révélant ainsi la nécessité d'une vigilance réflexive accrue. En effet, dans l’insu du faire du thérapeute, ces éprouvés risquent d’entraver la mise en place du lien thérapeutique, étroitement articulé avec une défense face à un réel traumatogène que l’on préfère ne pas voir.

Pour autant, ces ressentis contre-transférentiels ne doivent être ni chassés ni déniés. Au contraire, leur analyse offre une voie privilégiée pour appréhender le trauma migratoire. Par un travail introspectif, le clinicien peut déceler comment ses propres réactions émotionnelles renseignent sur le vécu profond de ces adolescents qui n’ont pas toujours accès à la verbalisation.

Comme dans toute clinique et quelle que soit son orientation, le thérapeute doit donc s’observer autant qu’il observe, afin d’éviter l'écueil de la « rhétorique du parasitisme » (Paté, 2024) et restaurer une dynamique avant tout humaine où empathie et authenticité cohabitent sans clivage ni projection délétère. C’est à cette condition qu’il pourra offrir un espace sécurisé, respectueux du silence et des résistances de ces adolescents, suivant une temporalité psychique propre à chacun.

 

 

En guise de conclusion, rappelons l’étymologie du verbe accompagner : se tourner vers (ad-) celui avec qui (cum) je partage mon pain (panis). Le Mineur Non Accompagné est celui duquel le monde entier s’est détourné, celui avec qui le monde ne partage plus, celui à qui toute compagnie est refusée. L’accompagnement de ces adolescents doit donc restaurer le mouvement vers et la dynamique avec, matrice de toute relation entre humains. Il s’inscrit dans un travail de réhumanisation et de résistance aux effets nocifs du transfert social.

L'approche APPS, dans ce contexte, ne constitue pas seulement un soutien thérapeutique, mais bien une nécessité clinique pour permettre à ces jeunes de se réapproprier pleinement leur histoire, de restaurer leur identité narrative, profondément mise à mal par les exigences paradoxales d’une société à la fois accueillante et suspicieuse. Plus largement, se dessine l’enjeu collectif de la construction d’une éthique de l'hospitalité clinique – en se rappelant avec Mahmoud Darwich (2003) que « nous sommes tous étrangers sur cette Terre ».

 

Tristan Marcel

Professeur agrégé de Lettres Modernes

Psychologue clinicien – psychothérapeute


 

Bibliographie :

  • Aulagnier, P. (1989). Se construire un passé. Journal de la psychanalyse de l’enfant, 7(2), 191-220.

  • Balibar, E. (2018). Pour un droit international de l’hospitalité. Le Monde, 16 août 2018.

  • Celan, P. (1958). Allocution prononcée lors de la réception du prix de littérature de la Ville libre hanséatique de Brême. Dans Le Méridien & autres proses. Seuil (2002).

  • Char, R. (1962). Fureur et mystère. Gallimard.

  • Darwich, M. (2003). Comme des fleurs d'amandier ou plus loin (Elias Sambar, trad.). Actes Sud.

  • El Husseini, M. (2016). Exploration du contre-transfert dans la clinique du trauma : une étude qualitative. Université Sorbonne Paris Cité.

  • Lauer, M. et Feldman, M. (2022). Quand le manque de protection des mineurs migrants redessine les contours de l’accueil - Étude d’un dispositif de familles accueillantes bénévoles. Dialogue, 236(2), 49-63. https://doi.org/10.3917/dia.236.0049.

  • Paté, N. (2021). Les processus discriminatoires au cœur des pratiques d’évaluation de la minorité et de l’isolement des mineurs non accompagnés. Hommes & Migrations, 1333(2), 39-46. https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.12563.

  • Paté, N. (2022). Les effets de l’injonction narrative sur les mineurs non accompagnés, entre résistances et dépendances. Psychologie Clinique, 53(1), 124-135. https://doi.org/10.1051/psyc/202253124.

  • Paté, N. (2024). La mise à l’épreuve des récits des MNA comme condition à l’accès à la protection. Colloque annuel, Barreau de Marseille, Février 2024, Marseille, France.

  • Ricoeur, P. (1991). L’identité narrative. Revue des sciences humaines, 95/221, 35-47.




 
 
 

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