Le cercle de craie caucasien de Brecht
- alain.charreyron
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Ana Schvangiradze
mai 2025

Introduction
Écrite en 1944, Le Cercle de craie caucasien est l’une des pièces les plus puissantes de Bertolt Brecht. Inspirée d’un conte chinois ancien, elle transpose l’histoire en Géorgie, à l’aube d’un bouleversement politique. Comme souvent chez Brecht, le théâtre devient un espace de confrontation entre classes sociales, idées et systèmes de justice. Ce qui se joue ici dépasse la simple querelle autour d’un enfant : c’est une remise en question radicale du droit, de la légitimité, du pouvoir et de la tendresse, de la loi et de l’éthique.
Un conte renversé
Au centre de la pièce, Groucha, une jeune servante, sauve un enfant abandonné par sa mère biologique, Natella, gouverneure fuyant la révolution. Groucha élève et protège cet enfant au prix de mille dangers, s’y attachant profondément. Natella, quant à elle, incarne l’avidité matérialiste : dans sa fuite, elle préfère sauver ses biens plutôt que son propre fils. À travers ce personnage, Brecht critique un système où la richesse l’emporte sur la vie humaine, dénonçant ainsi la logique déshumanisante du capitalisme. Lorsque le pouvoir se rétablit, Natella revient réclamer son fils, non par amour, mais pour récupérer l’héritage du gouverneur.
La question posée par le juge Azdak, figure farfelue, subversive, mais d’une intelligence redoutable est simple : à qui appartient l’enfant ? À celle qui l’a mis au monde ou à celle qui l’a élevé avec soin et tendresse ? La réponse, dramatique et pourtant porteuse d’espoir, inverse les logiques du droit bourgeois : c’est Groucha qui est reconnue comme la véritable mère.
Une justice renversée
La scène du « cercle de craie » donne son titre à la pièce et s’inscrit comme une fable dans la fable. Deux femmes se disputent un enfant placé au centre d’un cercle tracé à la craie. Chacune doit tenter de tirer l’enfant vers elle. L’une tire, l’autre lâche. Celle qui renonce est désignée comme la véritable mère.
Mais cette épreuve n’est qu’un prétexte. Brecht ne cherche pas ici à réhabiliter une morale universelle ou une justice transcendante. Au contraire, il montre que la justice véritable ne se mesure ni à la force, ni au droit naturel, mais au soin, à la responsabilité, au choix éthique. L’acte de lâcher l’enfant, pour ne pas le blesser, devient alors un geste politique exemplaire.
Le juge Azdak, figure clownesque et anarchique, rend ce jugement à contre-courant des logiques institutionnelles. Il incarne une justice « par en bas », celle qui défend les pauvres, les opprimés, les invisibles. C’est là l’une des grandes forces de Brecht : démontrer que la légitimité ne repose pas toujours sur la loi, mais parfois contre elle.
Le théâtre de Brecht : un outil critique
Chez Brecht, le théâtre n’est pas un simple divertissement. C’est un espace de réflexion et de transformation. Fidèle à sa méthode du théâtre épique, il refuse l’identification émotionnelle traditionnelle et impose une distance critique, ce qu’il nomme l’effet de distanciation (Verfremdungseffekt). Les spectateurs ne doivent pas s’émouvoir passivement, mais réfléchir activement. Chaque scène invite au doute, à l’analyse et à la remise en question.
Dans Le Cercle de craie caucasien, cette démarche atteint son paroxysme. Le récit-cadre, un conflit entre deux villages autour d’une vallée fertile, interroge la question : à qui doit revenir la terre ? À ceux qui la possèdent, ou à ceux qui la cultivent ? Là encore, Brecht renverse l’ordre établi en donnant la terre à ceux qui en prennent soin. La parabole se répète : priorité à ceux qui protègent, soignent et travaillent plutôt qu’à ceux qui détiennent la propriété. Une pièce toujours actuelle Qu’il s’agisse d’enfants déplacés, de justice sociale, de partage des ressources ou de rapports de pouvoir, Le Cercle de craie caucasien demeure terriblement contemporain. À une époque où le droit est souvent instrumentalisé pour renforcer les dominations, où la propriété prime sur la solidarité, et où les marges restent invisibles aux systèmes judiciaires, Brecht nous invite à penser autrement. Il ne s’agit pas de rejeter la loi, mais de rappeler que toute loi doit être interrogée à l’aune de ses effets concrets : sert-elle les puissants ou protège-t-elle les vulnérables ?
Dans ce monde en mutation, Groucha et Azdak forment un couple improbable, porteur d’une utopie discrète : celle d’une justice humaine, incarnée, ancrée dans le réel, et non imposée d’en haut. Ce n’est pas la morale qui sauve, mais le geste. Ce n’est pas le droit, mais l’éthique. Et c’est là toute la beauté du théâtre de Brecht.
Bibliographie
Aristote. (1990). Poétique (M. Magnien, Trad. et annot.). Paris : LGF.
Brecht, B. (1949). Le Cercle de craie caucasien. Paris : L’Arche Éditeur.
Troper, M. (2018). Juger sans règles. Le jugement de Salomon et le jugement d’Azdak. À propos du
Cercle de Craie Caucasien de Bertolt Brecht. Droit & Littérature, (2), 183–196.
Valentin, J.-M. (2008). Brecht et Aristote – mais quel Aristote ? Études Germaniques, (2), 185-203.
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