La technique ou le non dit social
Suis-je moins sensible aux objets, parce que je suis issu du prolétariat ?
Moins sensible au sens où ils m’auraient moins intéressé, ou aussi au sens où ma culture de l’objet était déjà plus limitée aux objets de mon environnement pendant mon enfance. Objets vendus et achetés massivement dans les grandes enseignes de meubles à coup de rabais, de promotions et de liquidations, résidus et déchets issus des matériaux nobles usinés pour ceux qui dépensent sans compter, des chutes de bois devenus agglomérées avec de la colle aussi bon marché qu’obsolète, le tout masqué par des plaquages de feuille imitant l’aspect du chêne, du granit, du peuplier, de l’acajou ou du marbre… On fait comme, ça ressemble à, mais ce n’en est pas.
Je viens de là, l’objet m’intéressait moins car il symbolisait la propriété, l’habit du moine.
L’objet est terrible. Mécanique de netteté qui permet de faire le focus sur l’appartenance, la classe sociale, il raconte toutes les couches de la société, conçu par ceux qui ont du goût, fabriqué par ceux du bas et acheté par ceux du haut. On le pose comme un monolithe pour suggérer son raffinement et sa force. Posséder un objet c’est s’inscrire et se positionner dans un cycle, le fabriquer c’est subir ce cycle infernal du travail et de la plus value.
J’ai très vite été intrigué dans l’activité industrielle par la technique et les systèmes.
La technique m’a beaucoup plus parlé, cela m’a semblé plus évident ; enfant j’observais mon père réparer des poids lourds, j’ai vu les démontages de boîtes de vitesses de 19 tonnes, il y avait une répétition du travail manuel avec un contact permanent avec les matériaux en plastique, caoutchouc et autres alliages de métaux. Des matériaux qui avaient une abrasivité immédiate au contact de la peau.
J’ai observé là un premier enjeu : je fais partie des travailleurs, de la classe du prolétariat. L’ancre s’est posée et n’a plus bougé. J’ai compris que le temps permet de maîtriser la technique et de limiter l’incidence qu’elle aura sur notre vie notre existence quotidienne. Je me rends compte que le mécanicien ne maîtrise qu’un chaînon du processus, il arrive à la fin. On lui a ôté la possibilité de penser les choses de façon plus large, plus grande et plus globale, on lui a mis des oeillères pour limiter sa conscience et le contenir dans sa place. Ainsi il ne voit pas tous les rouages, il ne peut se dire ou imaginer un système vertueux, il ne peut que l’entendre, on peut lui raconter toutes les histoires, comme : c’est comme ça que ça marche, c’est comme ça qu’il faut faire, c’est par ça qu’il faut commencer, c’est pour ça que c’est cher, c’est pour ça que vous êtes mal payé. Voir le système, s’emparer du schéma globale permettrait-il d’être plus conscient des schémas de domination et de fascination ? Permettrait-il de vivre des instants joyeux où nous aurions la possibilité d’entrevoir dans la fissure une utopie, que la faille puisse nous permettre de voir le spectacle lumineux de la vie ?
Le système c’est le discours, les couches d’injonction, « de ferme ta gueule c’est comme ça ».
Alors quand j’ai eu la possibilité de réfléchir au design, aux enjeux et aux usages, les objets ne m’ont pas intéressé par leur forme et leurs matériaux, mais pour en inventer d’autres, d’abord des usages, j’entendais par cela aussi le corps, comment est-il ? Comment cuisine t-on ?, comment mange-t-on ? Comment on compte, comment on marche ? Puis très vite, les systèmes m’ont semblé pertinents, sans faire cette lecture rétrospective de ce pourquoi les systèmes et la technique m’avaient tant parlé. Cet enjeu se fait grandissant dans notre société, voir déjà en dépassement. Nous sommes dans un environnement apparemment douillet et feutré mais complètement intégré et digéré par la technique et les systèmes, nous subissons une révolution où nous avons accepté des usages, accepté de passer notre temps a regarder l’écran d’un téléphone, d’une tablette, passer le temps à nous retrancher dans un monde virtuel ou nous pensons aisément communiquer avec les autres, Il semble que nous soyons dans le réseau comme dans des tranchées, isolés, et nous nourrissons d’un savoir et d’un comportement, une machine un circuit artificiel ou boire, manger, suivre des notifications et chier prend tout son sens. Dans la mise en place des systèmes et de la technique, il y a toujours ce même schéma qui s’opère du haut vers le bas, la bourgeoisie conçoit les systèmes de flux, d’aménagement des espaces, de ventilation, d’éclairages de la masse, avec toujours cette illusion du progrès, du bien-être, et de la quiétude. Aujourd’hui à la fois émerge une critique grandissante de l’intelligence artificielle et proportionnellement nous sommes plongés dans l’abîme du réseaux, du digital, de l’automatisation, ce qui semble pour demain est déjà présent, nous sommes déjà plongés dans une matrice où l’enjeu de demain sera d’en sortir, on revient au Cuirassé Potemkine, repousser l’invasion et la domination. Ne plus subir, quitte à mourir, vivre prend sens.
Le nouveaux horizons sont les systèmes, le flux, le contrôle.
Derrière tout cela se cache la technique.
Je pense à Jacques Ellul dont je ne connais pas très bien tous les travaux mais dont j’ai lu cela : « Enfermé dans son œuvre artificielle, l'homme n'a aucune porte de sortie, il ne peut la percer pour retrouver son ancien milieu, auquel il est adapté depuis tant de milliers de siècles. Or ce nouveau milieu est parfaitement spécifique, il obéit à des lois qui ne sont celles ni de la matière vivante ni de l'inanimé. L'homme ne connaît pas encore ces lois, mais ce qui apparaît déjà avec une évidence écrasante c'est qu'à l'ancienne nécessité naturelle qui maintenant est vaincue s'est substituée une nouvelle nécessité. » Jacques Ellul, 1954, « La technique ou l’enjeu du siècle ».
Soufiane Adel
Illustration : ©S.Adel
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