Il n’y a pas de maladie mentale !
- alain.charreyron
- 22 avr.
- 10 min de lecture
Vers une psychiatrie différente ?
De Liuba, Cécile, Naomie, Perla
Introduction :
En lien avec l’atelier précédent nous nous arrêterons ici sur le contenant maternel
qu’il soit biologique, familial, amical, institutionnel ou encore entrepreneurial.
Ce pour souligner la poussée contraire qui va caractériser cette matrice oscillant du
plus de vie portée par les soins d’attention à l’autre et au moins de vie portée par les
contraintes de la norme jusqu'au performatif.
Dans le premier mouvement, l’élan vital participera à l’élaboration du Mot-Image-Corps intime ou self authentique winnicottien, dans le second cas l’élan mortifère détruira le Mot-Image-Corps authentique en le vidant de sa substance par transferts de valeurs normées pour imposer le Mot-Image-Corps formaté, attendu, prescrit ou faux self winnicottien.
Corps de texte :
Dans son ouvrage intitulé Devenir Anorexique, Muriel Darmon aborde l'histoire de
l'anorexie en mettant en lumière la façon dont la société fabrique et cristallise des
figures corporelles.

• Au Moyen Âge, les "saintes anorexiques" illustrent un rapport mystique au corps, où la privation alimentaire devient une manifestation de pureté et d'élévation spirituelle.
• Au XVIIIe siècle, une tension entre approche médicale et religieuse déplace le statut de l'anorexie vers une pathologisation progressive.
• Au XIXe siècle, l'anorexie est perçue comme un trouble féminin lié aux exigences sociales de distinction.
La maîtrise du corps devient un marqueur de classe, renforçant la normalisation du contrôle alimentaire.
Dans ce contexte, la mère joue un rôle central : garante de la respectabilité bourgeoise, elle incarne les attentes morales et sociales assignées au féminin.
C’est souvent par son intermédiaire que s'exerce la pression sociale sur la jeune fille, qu’il s’agisse de la préparer à un idéal de féminité sacrificielle ou de faire d’elle un symbole de réussite familiale.
L’anorexie peut alors être lue comme une réponse paradoxale, voire une résistance silencieuse, aux injonctions maternelles intériorisées, elles-mêmes façonnées par les normes sociales dominantes.
La modernité perpétue ce processus de réification : l'anorexie n'est plus considérée comme une personne mais comme un "outil" de performance sociale.
L'industrie de la santé et les assurances rationalisent le diagnostic pour le rendre rentable, figeant
l'individu dans une catégorie rigide.
Le DSM cristallise cette approche en réifiant la pathologie dans une grille narrative institutionnelle, où la parole du patient est discréditée.
Muriel Darmon évoque dans son ouvrage les phases caractéristiques du parcours des personnes atteintes d'anorexie, qui illustrent une véritable "carrière anorexique" :
1. L'engagement dans une "prise en main" : la personne initie volontairement un contrôle strict de son alimentation, cherchant à maîtriser un environnement perçu comme oppressant.
Cette première phase correspond à une redéfinition du rapport au corps, qui devient un objet à discipliner.
2. Le maintien de l'engagement : malgré les alertes médicales et la surveillance, l'individu persiste dans cette dynamique, piégé dans un cycle d'insatisfaction perpétuel.
Ici, le corps subit une cristallisation : il est figé dans un statut d'objet à réduire, à maîtriser, jusqu'à la dépossession de soi.
3. La prise en charge par l'institution médicale : lorsque l'état de santé devient critique, l'individu est pris en charge par des structures de soins, qui imposent un retour à la norme alimentaire.
Cependant, cette phase renforce parfois l'illusion d'un contrôle institutionnel, poussant la personne à adapter
son discours pour simuler une amélioration.
L’hospitalisation, selon Darmon, constitue la dernière étape de la carrière anorexique.
À ce stade, le comportement de la patiente est strictement encadré et surveillé. Sa parole est souvent discréditée, et elle perd une grande part de son autonomie.
Il s’agit d’un moment où le contrôle médical s’exerce pleinement sur le corps : les médecins décident de ce que la patiente peut manger, en quelle quantité, et de ce qu’elle a le droit de faire ou non.
Mais au-delà de cette prise en charge physique, l’hospitalisation peut également renforcer la stigmatisation. Être hospitalisée pour anorexie peut devenir une étiquette sociale pesante, une identité assignée que la patiente doit porter.
Muriel Darmon évoque les « couloirs d’anorexiques », en référence à cette forme d’assignation, où les jeunes filles malades sont regroupées, identifiées et surveillées, comme si elles formaient une catégorie à part.
Ces couloirs incarnent le lieu où l’individu est réduit à son trouble, et où la norme sociale s’impose avec encore plus de force.
L'anorexie est ainsi analysée comme un symptôme de contradictions sociales : le besoin d'affirmation de soi et de maîtrise dans un monde exigeant entre en conflit avec un système normatif qui impose des standards inatteignables.
Cette dynamique conduit à la construction d'un faux self, où l'individu adapte son discours et ses
comportements aux exigences sociales et institutionnelles, au point d'en faire un mode d'existence.
Ces différentes phases traduisent un rapport paradoxal au corps : d'un côté, il est un lieu de soumission à des injonctions sociales, de l'autre, il devient un outil d'affirmation d'une maîtrise absolue.
Ce balancement entre "plus de vie" (idéalisation de la perfection et du contrôle) et "moins de vie" (autodestruction et négation du besoin vital) traduit un conflit identitaire profond.
Dans cette dynamique, la société produit un "meurtre social" en vidant l'individu de sa substance propre, en le réduisant à un état de reclus, voire à un corps à soigner et à surveiller.
Le sujet n'est plus acteur de sa propre existence mais devient un objet de prise en charge institutionnelle.
Ainsi, l'anorexie, loin d'être un simple symptôme individuel, est un produit des normes culturelles et institutionnelles qui imposent un contrôle du corps.
Elle incarne un double mouvement : celui d'un désir de vie sublimé par la perfection et celui d'une
destruction progressive sous la pression sociale.
Le corps, dans ce processus, oscille entre une image subie (corps dicté par les injonctions sociétales) et une image agie (tentative de maîtrise absolue).
Ce conflit traduit une souffrance identitaire où la parole du patient est souvent niée, contraignant ce dernier à une adaptation constante pour exister au sein des institutions.
L'anorexie révèle alors un paradoxe fondamental : la société impose la minceur comme norme de distinction tout en pathologisant les corps qui poussent cette logique à l'extrême.
Dans cette contradiction, le corps devient un champ de bataille entre la normalisation et la révolte, entre le faux self et l'espoir d'un véritable soi libéré des contraintes imposées.
Dans cette dynamique, la figure maternelle occupe une place centrale.
Porteuse, parfois malgré elle, des injonctions sociales de réussite, d’excellence et de conformité, elle peut devenir l’intermédiaire par lequel s’exerce une pression normative sur le corps de la fille.
La relation mère-fille se teinte alors d’exigences implicites de perfection, dans lesquelles l’amour et la reconnaissance semblent conditionnés à la maîtrise de soi.
L’anorexie peut ainsi apparaître comme une tentative d’adaptation extrême à cette demande, voire comme une protestation muette contre une aliénation intériorisée.
Cette logique d’injonctions contradictoires, déjà à l’œuvre dans l’anorexie, se retrouve également dans un autre registre : celui des troubles bipolaires, analysés par l’anthropologue Emily Martin dans "Voyage en terres bipolaires".

À partir d’une enquête ethnographique menée aux États-Unis, Martin explore la manière dont les états maniaques et dépressifs sont intégrés, valorisés ou stigmatisés dans une société néolibérale.
Loin de se limiter à une approche biomédicale, son analyse interroge la façon dont les normes économiques, culturelles et professionnelles façonnent nos représentations du trouble psychique, et comment les individus tentent de s’y adapter ou s’y brisent.
Dans cette perspective, la bipolarité n’est pas simplement un trouble individuel : elle devient un miroir déformant d’une société qui exige toujours plus, et qui rend pathologique toute forme de débordement ou de ralentissement.
Dans son ouvrage, Muriel Darmon montre que la personne souffrant d’anorexie s’inscrit dans une quête d’excellence, une excellence conforme aux normes imposées par la société.
Cette quête ne se limite pas au corps : elle s’étend également à la culture et à la réussite scolaire.
L’individu cherche à se transformer pour correspondre aux attentes sociales, à travers une discipline rigoureuse et un contrôle constant.
Il ou elle « se fait un corps » et « se fait une culture », selon les termes de Darmon, c’est-à-dire qu’il y a une volonté active de se façonner, de se construire selon des critères idéalisés.
Ce processus implique une modification en profondeur des pratiques quotidiennes, ainsi qu’un surinvestissement dans les domaines scolaire et intellectuel.
L’anorexie apparaît comme une réponse extrême à l’exigence de conformité et de performance imposée par notre société.
Ainsi, l’anorexie apparaît comme un processus socialisé, une manière radicale de répondre aux attentes normatives de performance, de contrôle de soi et de réussite.
La souffrance individuelle devient alors le symptôme d’une pression collective, dans une société où l’excellence est érigée en modèle.
Ainsi, dans l'ouvrage d’Emily Martin, tant que la personne est dans une phase maniaque productive, elle est applaudie : rapide, inspirée, efficace. Mais dès que cela ne rapporte plus, la souffrance est rejetée, pathologisée, assignée à une case.
La personne souffrant d’anorexie commence à intérioriser l’étiquette de diagnostic « anorexique ».
Certaines personnes en viennent à considérer cette étiquette comme un trait de personnalité, quelque chose de stable, voire d’immuable, ce qui peut conduire à un refus de changer leurs habitudes.
Selon Muriel Darmon, cette étiquette est parfois perçue comme moins stigmatisante que d’autres diagnostics, comme celui de la boulimie.
Ainsi, l’identification à cette étiquette peut être acceptée par la personne elle-même, même en dehors d’un parcours médical.
Ce processus peut être lu, en termes d’APPS, comme un meurtre social : la personne cesse d’être perçue comme sujet pour devenir un dysfonctionnement à corriger.
Une violence symbolique majeure, qui efface toute la complexité du vécu.
Ce mécanisme d’effacement ne concerne pas seulement les institutions médicales.
Il traverse aussi le monde du travail, où les normes de performance imposent une régulation émotionnelle constante.
Dans ce contexte, l’entreprise peut être pensée comme une figure maternelle : elle offre un cadre, une reconnaissance, une forme de sécurité, comme une mère qui protège.
Mais cette « mère » est également exigeante et normative : elle attend que son enfant soit autonome, performant, sans failles.
Elle veut l’enfant productif mais pas l’enfant souffrant.
Elle exige la maîtrise émotionnelle, la régulation permanente, et sanctionne l’écart, l’excès ou la fragilité.
On pourrait alors parler d’une mère performative : un contenant qui promet protection, à condition de se conformer parfaitement à ses attentes.
Dans cette logique, l’état maniaque devient un modèle implicite de performance : enthousiasme, créativité, énergie constante.
Cette normalisation émotionnelle produit un faux self professionnel : une façade maîtrisée et brillante, derrière laquelle le sujet cache fatigue, instabilité ou détresse.
Martin montre aussi que les états psychiques deviennent des métaphores dans le langage économique : on parle de marchés « maniaques », de « dépressions » financières.
Ce glissement révèle à quel point les troubles de l’humeur sont intégrés à notre manière de penser la société, non plus comme pathologies à soigner, mais comme ressources à exploiter.
Dans certains milieux, on ne cherche plus à soulager la bipolarité : on tente de l’optimiser.
On valorise les phases hautes, on corrige ou masque les phases basses.
La bipolarité devient alors un symptôme social : celui d’un monde qui valorise la folie rentable mais rejette la fragilité humaine.
Ainsi, ce que donne à voir Emily Martin à travers ce récit, c’est que la souffrance psychique ne peut être détachée des logiques sociales qui la traversent.
L’APPS permet d’entendre cette souffrance autrement : non comme une pathologie à éradiquer, mais comme une réponse du sujet à un monde normé qui ne tolère ni l’écart, ni le vacillement.
En rapport à cette intolérance, cette intransigeance, Erving Goffman parlera d’institution totalitaire.
Il évoquera l’analogie de “la mer morte” dans la façon de contraindre la personne, de la briser, pour la dépouiller de son Mot-Image-Corps intime par la perte de tous ses repères jusqu'à son identité civile parfois.
Pour résister à la perte de ce self authentique, la personne développera des stratégies de défense qui seront alors interprétées comme autant de symptômes et surtout autant de discrédits par l’environnement médical comme familial.
La personne sera alors stigmatisée comme non compliante, donc difficile, refusant de se plier au Mot-Image-Corps prescrit.
Cette stigmatisation entraîne parfois un traitement de ”mise au pas” si rude à tenir que la personne n’aura d’autre choix que de s’y plier et d’accepter d’endosser ce faux self, passant ainsi du faux self subi au faux self agi, elle deviendra alors un patient compliant, malléable.
Erving Goffman dans son livre “Asiles”, décrit cette transformation de survie comme “adaptation primaire”.
Nous retrouvons alors Michel Foucault qui rappelait dans “Dits et Écrits” tome 2 de 1977 que”...dès le départ, la psychiatrie a eu pour projet une fonction d’ordre social”...
Cet ordre social prescrit par la norme du moment, va entraîner du tromper/cacher aussi bien du côté des personnes internées que de leur environnement.
C’est ainsi les personnes anorexiques afin d’éviter cette prise en charge forcée, commencent à mettre en place ce que Darmon décrit comme un « travail de discrétion » et de « leurre », c’est-à-dire un ensemble de stratégies visant à dissimuler leur état.
Elles cherchent à cacher les signes visibles de leur trouble afin d’échapper à l’intervention médicale.
Ce comportement rejoint ce que dans l’apps on appelle le « tromper/cacher » : la personne fait d’aller mieux, de se conformer aux attentes, ou au contraire, dissimule certaines pratiques pour éviter d’être exclue ou hospitalisée.
Ce jeu de dissimulation devient un moyen pour elles d’être acceptées tout en conservant leur comportement.
Ce jeu de simulacres et de dupes devient rapport de force pour gagner le bon de sortie.
La personne ayant subi le “couloir de la trahison” goffmanienne déguisant un problème de comportement social singulier, divergent de la norme, en perturbation organique répertoriée dans le DSM, pour en justifier l’hospitalisation, va à son tour tromper et simuler le comportement attendu.
Elle pourra alors sortir et s'orienter vers le plus de vie de son self authentique ou Mot-Image-Corps intime plutôt que de rester enfermée dans un faux self destructeur ou Mot-Image-Corps prescrit.
Conclusion :
C’est dans l’agencement de cette “carrière morale“ ou élaboration du Mot-Image-Corps que nous retrouvons l’une des boussoles de l’APPS, à savoir “qu’un individu seul, ça n’existe pas”. La personne n’existe que dans un rapport où elle est “agent, effet et produit” de ce rapport.
Ainsi écouter la souffrance sociale dans le mental de la personne, émergeant d’un rapport de valeurs différentes entre elle et la “normose” ambiante, plutôt que de faire taire cette souffrance par contrainte ou redressement, serait une ouverture des pratiques psychiatriques actuelles.
Que ce soit dans l’anorexie, la psychiatrie asilaire ou la bipolarité, ce qu’on voit toujours, c’est un sujet qui essaie de survivre dans un monde trop normé.
La souffrance ne vient pas toujours de l’intérieur, elle est souvent provoquée par le rapport au social, par l’injonction du groupe de référence à la conformité, à la rentabilité, à la maîtrise de soi.
Et l’APPS nous aide à entendre cela : au lieu de chercher ce qui ne va pas « dans la personne », on peut enfin regarder ce qui, dans la société, la fait souffrir.
Liuba Churyla
Cécile Tranier
Naomie Ricard
Perla Karam
avril 2025
Comments