L’enjeu des Dames dans le jeu des drames humains
- alain.charreyron
- 22 avr.
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Dernière mise à jour : 23 avr.
Introduction :
Quand on rit de votre faiblesse, que vous faut-il pour que tout cesse ? il faut que vous n’ayez de cesse que tous les faibles soient une armée en marche. Et vous voici une grande force dont plus personne ne rit. ("La mère" du théâtre complet n°3 Page 37) de Bertolt Brecht dont je vais parler avec son autre pièce de théâtre "Mère courage et ses enfants".

Ces deux titres choisis par l’auteur éveillaient ma curiosité, car le mot mère fait référence indubitablement à quelque chose d’universel, d’accompli, de commun, connu de tous puisque c’est là d’où l’on vient jusqu’à preuve du contraire.
Quant au courage d’une mère, je me suis interrogée sur ce terme courage attribué plutôt aux hommes et rarement aux femmes. Et si elles viennent à en avoir, cela se remarque dans leur audace - elles osent et peuvent faire autant, ou mieux que l’homme.
Bertolt Brecht à l’évidence aimait les femmes comme on a pu le lire, il était curieux d’elles et de leur état maternel.
Mais il y a peut-être, aussi une résonnance avec sa mère Wilhelmine car bien qu’il l’évoque très rarement dans ses écrits, certains critiques pensent que certaines figures féminines, fortes, protectrices et spirituelles font écho indirectement à son image maternelle, celle qui lui a donné la vie le 10 février 1898 à Berlin, une mère protestante décrite comme douce et affectueuse alors que son père Berthold Friedrich catholique, d’une autorité conservatrice était plus distant.
I - Un auteur et 2 mères.
Issu de cette famille d’origine sociale bourgeoise, avec un père directeur de fabrique de papier, ce qui facilite la vie et favorise la bonne éducation. Pourquoi choisir de dire la révolution, le marxisme, de faire la critique du capitalisme et de la guerre, de surcroit par un prisme féminin ?
Bertolt Brecht était un homme de caractère.
Il était dit d’une personnalité complexe et contradictoire, avec un esprit rebelle à la fois provocateur, charismatique qui rejette les valeurs bourgeoises. Les conventions de la bourgeoisie pour lui seraient un obstacle au progrès social. Ce qu’il dénonce dans le récit de La Mère pendant la 1ere révolution russe de 1905.
a) Histoire de La Mère :
L’histoire de la pièce se déroule à Tver en Russie. Et suit Pélagie Vlassova, une femme paysanne russe analphabète. Elle est veuve d’ouvrier et mère d’ouvrier. Elle vit dans la misère et dépend du salaire de son fils Pavel, un militant communiste, qui travaille à l’usine.
Le jour où elle comprend que son fils lit des livres en cachette, elle s’en inquiète et davantage quand il refuse de manger la soupe dégraissée qu’elle a préparé, dégraissé car le kopeck, manque au foyer, elle vit la difficulté de donner à son enfant les 1ers besoins primaires comme boire et manger quand on n’a pas d’argent.
Un matin très tôt, Pélagie voit 4 ouvriers venus chez elle à l’invitation de son fils Pavel. Elle les entend discuter tout bas et se demande ce qu’ils manigancent. Elle entend parler de tracts, elle n’apprécie pas leur présence. Malgré son opposition aux idées de son fils et de ses camarades elle va leur proposer de distribuer ces tracts à l’usine à la place de son fils pour lui éviter les ennuis et le protéger du danger des arrestations des grévistes. Ensuite, elle participera, malgré elle, à une première réunion du projet de mouvement que son fils décide d’organiser encore dans leur maison, car l’endroit est plus sûr pour leur plan de lutte sociale. Puis, sans en être vraiment consciente elle commencera à œuvrer pour la cause ouvrière par le biais de son statut de mère en s’opposant elle aussi à la domination de l’état, aux capitalistes par le biais de Mr Souchlinov, propriétaire de l’usine de son fils devant laquelle elle distribuera les 1ers tracts cachés sous forme d’emballage de sandwichs vendus aux ouvriers. Dans un autre tableau. Alors que son fils est en exil, pour ne pas dire en prison, en Sibérie. Elle va être soutenu par les militants camarades de son fils et un instituteur qui va l’héberger puisqu’elle a perdu son logement à cause de l’activisme de son fils et va lui enseigner la lecture, à sa demande. D’ailleurs elle dira au moment de son apprentissage : « Lire c’est la lutte des classes ».
Après la mort de son fils, arrêté et fusillé alors qu’il franchissait une frontière finlandaise, Pélagie décide de poursuivre son combat pour la cause prolétarienne et devient en quelque sorte la mère de tous.
On remarque à travers le portrait de Pélagie Vlassova que c’est sa nature de mère qui la rallie petit à petit au militantisme de son fils et de ses camarades.
On peut dire là que l’on est dans un transfert de valeurs pour faire le lien avec l’APPS car ici on pourrait croire que c’est le maternalisme qui transmet les valeurs de vie, de l’apprentissage, des idées, alors que c’est le fils et ses camarades qui transfèrent à la mère la motivation d’une révolte sociale, la valeur des mots, pour gagner le droit de vivre dignement.
La transformation de Pélagie s'accompagne, d’une souffrance dans son mental, d'une lutte intérieure entre son instinct de mère protectrice et son engagement politique ; Sa motivation, c’est son enfant, Pavel.
Pour autant, Pélagie sera au début dans des oscillations, dans des poussées contraires.
-ne pas militer (elle dira : « une grève est une mauvaise affaire » ou quand qu’elle explique aux ouvriers, copains de son fils que l’usine appartient à Monsieur Souchlinov autant que sa table à elle lui appartient et que l’on ne peut pas l’empêcher de faire ce qu’il veut avec.
-ou militer par affection pour son enfant.
b) Les aspects psychologiques :
Culpabilité responsabilité, peur, soumission, dilemme. Les aspects psychologiques dans « La Mère » jouent un rôle central dans la transformation du personnage principal, Pélagie Vlassova, - c’est d’abord parce qu’elle est mère qu’elle s’engage au départ à son insu, par instinct ou mécanisme de protection. Puis au fur et à mesure elle prend conscience du contexte social et politique oppressif dans lequel ils vivent et devient une mère militante. Ce changement suit plusieurs étapes psychologiques Pélagie est une mère préoccupée avant tout par la survie de son fils, elle se sent responsable en tant que parent, et coupable de ne pas pouvoir nourrir correctement son fils mais reste méfiante envers toute activité révolutionnaire. Elle accepte son sort comme inévitable et préfère rester en retrait. Dans son cheminement au début : la peur et la soumission face au système social et à l'autorité (patrons, police, système.
La peur est son 1er obstacle. Ce qui reflète la psychologie des opprimés dans des contextes répressifs. Pélagia Vlassova incarne un dilemme psychologique : comment concilier son rôle de mère aimante et protectrice avec un engagement social et politique ?
On a là une dynamique de valeurs. – la valeur maternelle, valeur de justice sociale, valeur du prolétariat, des situations sociales qui viennent la priver de meilleures conditions de vies et contrarient sa valeur de mère à laquelle s’ajoute la valeur de sacrifice. Puisqu’elle sacrifie son logement à la cause. Des valeurs qui ont aussi des poussées contraires. Quand les autres femmes viennent la voir pour pleurer son fils avec elle. Alors qu’elle est en deuil Elle refuse de s’épancher. Sacrifiant ainsi aussi son chagrin de la mort de son fils, pour la cause et par amour pour son fils.
Cela illustre un processus psychologique où l’identité individuelle peut s’effacer au profit d’une identité collective.
Contrairement à Mère courage et ses enfants ou l’identité individuelle/familiale ne veut pas s’effacer au profit du commun. Mais c’est un autre contexte. L’histoire de ce commun se déroule en Pologne durant La guerre de Trente ans, la guerre des religions notamment.
c) Histoire de Mère courage et ses enfants :
Le 1er tableau commence ainsi : Le grand capitaine recrute des troupes pour la campagne de Pologne au printemps 1624 en Dalécarlie et on enlève un fils à Anna FIERLING, l’héroïne de Brecht ; L’histoire suit cette femme surnommée "Mère Courage", une cantinière qui tente de survivre en suivant les armées durant la guerre de Trente Ans. Elle parcourt le pays, l’Europe dans cette période de 1624 à 1636 avec sa carriole bondée, Accompagnée de ses 3 enfants qu’elle a eu de pères différents dont elle ne se souvient plus très bien d’ailleurs.
Anna vend des marchandises aux soldats, généraux, et au peuple pendant la guerre pour gagner sa vie et faire du profit. Elle traine sa roulotte d’un champ de bataille à un autre, passant des protestants aux catholiques. Elle va là où son commerce peut être rentable, prête à tout sacrifier pour quelques sous afin de nourrir ses enfants.
d) Les aspects psychologiques : Vice et vertu, mensonges, peur, dilemme
Le moteur de Anna est de gagner de l’argent en proposant ses marchandises. L’un des concepts de Marx LA MARCHANDISE : « un objet extérieur, une chose qui par ses qualités, satisfait les besoins humains de quelque nature qu’ils soient » (Marx le Capital )
Tout au long des tableaux Brecht décrit une femme qui est structurée entre vice et vertus (vendre à tout prix, mentir).
On peut dire que mentir est une action mentale, un usage de l’esprit… au service d’une manipulation de la réalité. C’est l’art de faire d’Anna Fierling.
- Avec ce personnage on peut remarquer l’outil de l’APPS le Tromper/cacher. Ses comportements et ses actions sont issus de l’intelligence de la ruse
- La métis des Grecs
- Une intelligence qui s’exerce à des fins pratiques et qui engage une série d’attitudes mentales combinant le flair et la débrouillardise…
Mère courage a peur de perdre ses enfants et agit en roublarde, tout au long de la pièce pour gagner de l’argent certes mais aussi pour les préserver mais cette quête de profit se retourne contre elle, car elle perd successivement ses trois enfants à cause de la guerre qu'elle soutenait indirectement.
Pour faire le lien avec l’APPS et Marx, Anna Fierling est agent effet et produit : Elle fait, cela a des répercussions, des conséquences, elle est donc le résultat de ce qu’elle a fait. Tu as, tu dis, tu es.
Par ailleurs, un autre lien que j’oserais faire avec un des outils de l’APPS le MIC. Ses enfants à eux trois, forment les anneaux transférentiels de l’APPS le MIC (3 valeurs de mot, image, corps)
Dans les descriptions des personnages on peut voir que son ainé Eilif est considéré intelligent, elle dit de lui "audacieux et malin comme son père"
- Eilif serait le Mot
- Pour son cadet Schweizerkas elle le dit- bête mais honnête : il serait image
– Quant à sa fille Catherine, muette, elle l’a fait exister par les gestes et fait parler son corps : elle serait donc le C de MIC, la valeur Corps.
II- L’ENJEU DES DAMES DANS LE JEU DES DRAMES HUMAINS
Brecht avait une prédilection pour les personnages de mères qui, douloureuses, écartelées, dans des dilemmes, sont des figures éminemment populaires.
"De la mère" Roman de l’écrivain russe Maxime Gorki de 1917 qu’il va adapter en 1931 et de la pièce "Mère courage et ses enfants" écrite 8 ans plus tard en 1939 est contextualisée dans la guerre de 30 ans en 1624 alors que Brecht est en exil à cause de la guerre 39/45?
Théoricien de l’art, il veut impacter le public. Quels messages directs et indirects veut-il faire dire à ses 2 héroïnes au public dans son "théâtre qui pique".
L’auteur utilise la maternité comme moteur initial dans l’implication sociale de Pélagie. On a là un transfert à l’horizontal -de l’individu à la masse pour l’égalité pour la vie en commun. Avec une inversion du transfert traditionnel c’est le fils qui transmet ses valeurs à la mère et non l’inverser. L’auteur dépeint une maternité qui se dépasse, allant au-delà d’elle-même. L’essentiel de l'œuvre réside dans l'évolution de Pélagie.
Pour Mère Courage et ses enfants
Peut-être est-ce les origines des croyances religieuses (père catholique et mère protestante) de ses parents qui lui ont inspiré le contexte de la guerre de 30 ans. L’auteur va dessiner une femme qui socialement, est aussi une femme du peuple. Elle exerce sur ses enfants un maternalisme presque absolu, une possessivité exagérée. Elle ne tient aucune position claire, n’ayant ni ennemis ni alliés, seulement des clients.
Ses rapports avec la guerre : Chez Mère Courage il y a une contradiction fondamentale entre sa volonté de profiter au maximum de la guerre de n’avoir rien à faire avec elle (sauf des affaires) et son désir d’être épargnée par elle ; Anna Fierling peut avoir conscience de cette contradiction fondamentale : à plusieurs reprises elle est sur le point de renoncer à son commerce, de se révolter. Mais elle ne le fait pas, et s’entreprend au contraire de faire preuve de plus d’habileté.
Comme l’a écrit Brecht : « Elle ne s’instruit pas plus que le cobaye n’apprend la biologie dans le laboratoire...
Je n’ai pas voulu l’amener à la compréhension. Ce qui m’importe, c’est que le spectateur, lui, comprenne ». et dans un style de théâtre épique ; caractérisé par un recul prononcé du spectateur sur l'action ce procédé qu’il théorise sous le nom de distanciation est indissociable de l'œuvre dramaturgique de Bertolt Brecht.
"Mère Courage et ses enfants" est donc une œuvre qui questionne le rapport entre l'individu, l'économie et les conflits.
III- LE JEU SOCIAL FEMININ/MATERNEL de Brecht
Dans le contexte de Mère Courage et ses enfants en 1600, Brecht décrit la classe sociale d’Anna Fierling comme une classe intermédiaire (ni patron, ni ouvrier) celle des artisans qui sont leur propre patron. Plutôt individualiste dont les dilemmes sont entre profits personnels et valeurs morales. Brecht dira d’elle : « La guerre n’est pas un désordre qui fondrait sur elle et auquel elle n’aurait pas de part : elle est responsable de sa propre fatalité. Elle opte pour la guerre et son profit. Elle sait pourquoi elle le fait. Elle vit de la guerre ; elle s’acharne à poursuivre sa route malgré les défaites, malgré la mort de ses enfants. »
Comme le dit le docteur Hubert toute mort est un meurtre social dans le rapport aux autres. Il y a le meurtre dans la survie, il y a le meurtre pour vivre.
Pour Pélagie Vlassova Brecht portraitise une femme sans histoires, qui se contente au début du récit de ce qu’elle a, comme d’une fatalité. L’auteur la rallie à la cause ouvrière, prolétaire, par son statut de mère qui va lui permettre d’accéder à la culture par le biais de la lecture et qui la politise finalement. Pélagie devient un exemple de l’idée marxiste selon laquelle les conditions matérielles façonnent la conscience, mais la conscience peut également transformer les conditions.
La pièce fut créée pendant une période où Brecht était très engagé politiquement et cherchait à soutenir le mouvement ouvrier en racontant des classes sociales en confrontation.
L’auteur souligne 2 parcours maternels différents : celui de Anna qui a l’issue du récit a perdu et stagne en ne se remettant pas en cause et qui se maintiendra dans son statut de victime de la société. Et celui de Pélagie, une femme discrète, soumise, au foyer, un rôle dans la normalité de l’époque, qui s’immisce au fur et à mesure dans les mouvements sociaux. Un parcours émancipateur opposé à celui de Mère Courage.
Brecht était un visionnaire, et un précurseur. En ce sens que ses personnages principaux sont des femmes, indépendantes, toutefois il reste un auteur de son temps puisqu’il les cantonne à leur rôle de mère. Parce que l’évolution et la non évolution des 2 personnages passent par le prisme maternel. Il est question de maternité avant la féminité.
Brecht a conçu les personnages comme le résultat d’un contexte et non comme des êtres figés, cela résonne avec cette journée de l’APPS "Il n’y a pas de maladie mentale", c’est une problématique sociale qui fait souffrance dans le mental, on remarquerait donc plutôt une construction sociale de ces 2 personnalités.
IV- Conclusion
Brecht a écrit 2 pièces morales. Avec des enjeux qui désignent ce que l’on peut gagner ou perdre dans une action et pour sa mise en scène de jeux de rôles des masses et des individus dans les révolutions. On pourrait utiliser sa propre citation : "Celui qui combat peut perdre mais celui qui ne combat pas a déjà perdu." Brecht utilise la vérité d’une société en difficulté ou en guerre fictionnée dans un style de théâtre épique -porteur de messages à caractère social, une sorte de thérapie par le théâtre incitant le public à la réflexion, donc à prendre part active, en le concernant, par un prisme inattendu, celui du féminin. Pour l’époque c’est très audacieux.
Enfin ces pièces invitent à se poser la question : "Est ce que le chaos de nos sociétés d’aujourd’hui pourrait être rendu au théâtre librement ?"
Geneviève Adt
Avril 2025
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