En quoi la neuropsychologie d’Alexandre Luria peut être rapprochée du savoir psychanalytique?
- alain.charreyron
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Préambule de Maria Karzanova et Hervé Hubert:
Nous publions cet article écrit en 2014. Nous avons bien sûr évolué depuis cette date dans nos rapports à l'histoire et aux théories psychiques et nous n'écririons pas exactement le même texte aujourd'hui, la force de l'enseignement de Luria l'a simplement emporté.

En quoi la neuropsychologie d’Alexandre Luria peut être rapprochée du savoir psychanalytique?
Aujourd'hui les travaux d’Alexandre Luria (1902-1977), psychologue russe, sont reconnus dans le monde entier pour leurs valeurs scientifique et esthétique. C'est grâce à lui que la neuropsychologie d'aujourd'hui a vu le jour.
Ayant trouvé un abri dans la discipline des neurosciences quelque années après la mort de Vygotski (1896-1934), il est devenu un savant renommé de l'anatomie et de la physiologie du cerveau humain. Ses travaux ont fondé un nouveau domaine qui est la neuropsychologie. Dans cette perspective, le cerveau est perçu comme un système strictement hiérarchique. Cette branche dominante dans le monde scientifique s'intègre dans le discours scientifique qui met au centre l'organisme comme système.
Un fondateur divisé dans son rapport au savoir
Nous souhaitons mettre en avant dans le débat entre neuropsychologie et psychanalyse, le fait que Luria lui-même, fondateur de la neuropsychologie, a occupé une position que l’on peut dire « en marge » vis-à-vis de l'objet de sa création.
Ainsi qu’il l'écrivait dans sa correspondance avec un grand neurologue du monde anglo-saxon, Oliver Sacks, Luria se sentait contraint de produire deux sortes d'ouvrages : des ouvrages systémiques, nanométriques, d’une part, comme par exemple « Les fonctions corticales supérieures de l'homme », et d’autre part, des ouvrages où il étudiait l'aspect romantique et idiographique de la science, aspect ignoré par les autres scientifiques de son époque.
Luria pensait que s'il n'y a que l'aspect scientifique, systémique du fait humain qui est étudié, il est facile de passer à côté de phénomènes cliniques tout à fait essentiels, sans s'en rendre compte.
Dans ses deux essais dits « romantiques » 1, l'analyse porte précisément sur ce qui est rejeté par d'autres auteurs, à savoir ce qu'il se passe sur l'autre scène, sous le masque du système « mémoire – perception – attention – sensation »
L’intérêt du travail de Luria est donc de proposer une analyse différente des auteurs classiques de son époque qui partent d’une conception du savoir où le trou en tant qu’organisateur de ce savoir est rejeté et rate quelque chose d’essentiel.
Si nous faisons référence aux cas cliniques qu’il décrit, quel est le mécanisme qui explique que l'homme qui a tout perdu, y compris la mémoire, et dont le monde vole en éclats, retrouve l’élan de la vie et se reconstruit en tant que sujet de son histoire?
De même qu’elle est l’explication du fait que l'homme qui possède une mémoire prodigieuse et extraordinaire, perde ses repères dans la réalité et plonge dans une passivité rêveuse ?
A ces questions, Luria répond: « Nous ne savons pas ».
Il y a quelque chose dans l'être humain qui ne peut être réduit au système « mémoire – perception – attention – sensation ».
Il y a un trou dans ce savoir.
La neuropsychologie classique et le discours universitaire
Il est à noter que la théorie de la neuropsychologie qui naît en Russie Soviétique est, au début, la science de l'hémisphère gauche.
Luria lui-même et ses collaborateurs les plus proches se sont focalisés sur les études des syndromes de l'hémisphère gauche qui peuvent effectivement être décrits en termes de système.
Dans son rapport au langage, l'hémisphère gauche, même anatomiquement, est mieux structuré que l'hémisphère droit où les limites entre les différentes zones sont moins nettes. Les syndromes de l'hémisphère droit sont moins connus, bien qu’ils soient presqu'aussi fréquents. Seul, le " syndrome de la négligence latérale gauche " a attiré l'attention des chercheurs.
Les syndromes dus à une lésion dans l'hémisphère droit produisent des phénomènes angoissants des plus étranges qui ne peuvent être décrits qu'en termes d'inquiétante étrangeté.
C'est le corps lui-même dans son sentiment d'être qui est atteint.
Certains auteurs, comme Pötzl, Head, Sacks, etc., décrivent des phénomènes qui impressionnent par leur caractère invraisemblable, parfois même comique: Les sensations d'avoir une jambe de bois, la partie gauche du corps amputée, d’être réduit à être uniquement une tête sur des épaules et ainsi de suite, appartiennent aux syndromes de l'hémisphère droit.
Certaines sensations sont tellement étranges qu'il est quasiment impossible de les faire passer par la parole.
Il arrivait souvent dans l'histoire de la médecine, même relativement récente, d'hospitaliser en psychiatrie les patients présentant de tels symptômes tellement ces sensations ressemblent au morcèlement du corps dans la schizophrénie.
Comme mentionné plus haut, les recherches qui ont été faites au sein de l'école russe de la neuropsychologie classique portent sur l'hémisphère gauche.
Parmi les recherches effectuées autour de l'hémisphère droit, il y a uniquement l'étude faite par Leontiev (1903-1979) et Zaporozhets (1905-1981) qui peut être mentionnée.
Cette étude relate les expériences de deux cents soldats blessés au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Même si la phénoménologie de cette étude est passionnante, l'analyse est formulée en termes de système.
La subjectivité du vécu réel de l’altérité du moi corporel est déniée.
La pensée mécanique, présente dans ce travail, traverse toute la théorie de la neuropsychologie classique.
C’est ici que l’apport du psychanalyste Jacques Lacan peut nous éclairer quant à la place de la pensée mécaniste systémique.
Dans son séminaire « L’envers de la psychanalyse » il construit en effet sa théorie des quatre discours : discours du maître, discours universitaire, discours de l’hystérique, discours psychanalytique.
Il ne nous parait pas sans importance que la neuropsychologie classique qui se base sur le système fonctionnel où tout élément a sa place, ai vu sa naissance en Russie Soviétique.
La critique essentielle que Lacan émet au sujet de l'Union Soviétique est l'universalité du discours de l'Université.
Voici ce qu'il dit à ce propos dans le Séminaire « L'envers de la psychanalyse »: « La configuration des ouvriers paysans a tout de même abouti à une forme de société où c’est justement l’Université qui a le manche. Car ce qui règne dans ce qu’on appelle communément l’Union des républiques socialistes soviétiques, c’est l’Université »2.
Ce n'est pas le discours du maître qui est mis en avant mais le discours universitaire qui a le savoir en position d’agent de production, qui commande la production.
L’être est réduit au savoir et explique la bureaucratisation.
La notion de Vérité qui est à percevoir justement en tant que trou dans le savoir, est à voiler, et dans le discours universitaire le Maître vient exactement à cette place voilée en rapport avec la position de commande: le Savoir.
Lacan fait valoir la division du sujet entre le savoir et la vérité qui introduit cette autre dimension pour l'être parlant que celle du savoir 3.
Le concept de trou est fondamental en sa qualité de moteur tout autant pour le collectif que l'individuel.
C'est dans ce trou que se place le discours psychanalytique avec cette dimension de supposition en tant qu'elle attribue une signification de jouissance à un autre.
C'est à travers l'expérience psychanalytique que l'existence de ce trou, cette place vide, se dévoile.
Le savoir universel supprime justement le trou où se place le sujet supposé savoir, le pivot dans le discours analytique.
De ce point de vue, la neuropsychologie classique en tant qu’elle est une science systémique mettant au centre l'ensemble des fonctions « mémoire – perception – attention – sensation », peut être considérée comme le symptôme du monde moderne, le discours hérité du concept hégélien de savoir absolu.
Le rapport de Luria à l’œuvre freudienne
Ce qui est intéressant de souligner est le fait que le fondateur de cette branche du savoir scientifique, Alexandre Luria, est étranger lui-même vis-à-vis de l'objet de sa création et ouvre une brèche dans le système.
Marqué d'emblée par la pensée freudienne, il n’a jamais renoncé à cette influence comme on aurait pu le croire.
Il suffit d’examiner de plus près sa théorie, les trois blocs du cerveau, sommet de la pensée scientifique lurienne, pour percevoir une parenté avec la deuxième topique de Freud : le Ça, le Moi, le Sur-Moi.
En effet, le premier bloc, énergétique, la source inépuisable et le médiateur de l'énergie se rapproche du Ça freudien, le deuxième bloc, dit de perception et d'analyse de l'information, renvoie à l'instance du Moi, enfin le troisième bloc, de programmation et de contrôle, fait penser au Sur-Moi.
Au début de sa carrière professionnelle, Luria avait déjà l’ambition de découvrir une nouvelle psychologie qui pourrait recouvrir l’approche idiographique et nanométrique. Cela l'a poussé à rejoindre Vygotski dans la quête d'une nouvelle science.
Réfugié dans les neurosciences après la mort de ce dernier, il est parti d’un discours purement scientifique et systémique pour arriver, vers la fin de sa vie, à l’objet fantasmé au début.
La correspondance que Luria entretenait avec Oliver Sacks, et dont celui-ci parle dans son livre « Sur une jambe », fait penser que la neuropsychologie classique était un simple outil dans sa quête, ce qui l'animait profondément étant logé ailleurs.
Les deux « Essais romantiques » qu'il a écrits dans les dernières années, ne peuvent-ils être considérés comme l'objet recherché par Luria?
Dans le dernier chapitre de son autobiographie scientifique, Luria parle de quelque chose de significatif dans la pensée qui l’animait tout au long de sa vie, à savoir la division, qui nous parait symptomatique, entre la science classique et la science « romantique ».
Cette division hérite d'une division plus ancienne entre le nanométrique et l'idiographique. La science classique est destinée à catégoriser les éléments et élaborer les concepts abstraits ce qui produit un savoir universel.
Cependant, dit Luria, dans la science classique il y a quelque chose de vivant qui disparaît. Au sein du savoir absolu qui est le produit de la science hérité de Hegel, le singulier, le concret n'a pas de place.
Le singulier fait trou dans le savoir universel, ce qui a pour conséquence le fait que ce singulier est le plus souvent rejeté.
Pendant tout son parcours scientifique, Luria réfléchissait à comment ne pas perdre de bases scientifiques tout en préservant le « romantisme » de la science: « Grise est la théorie, mais toujours vert est l'arbre de vie » 4.
Le terme « romantique », Luria s'en sert pour désigner l'objet qui l'attire, qui n'est pas le même que celui de la science classique.
Il dit dans son autobiographie: « Mon approche a été à la fois classique et romantique; mais il m'est arrivé dans ma vie de me basculer vers la science romantique » 5.
Tout en appartenant à l'école classique, il est le premier dans l'histoire de l'école russe à présenter l'étude d'un cas clinique singulier.
Au début de « La prodigieuse mémoire » il écrit ceci : « L’auteur espère que les psychologues qui l’auront lu voudront de leur côté découvrir et décrire d’autres syndromes psychologiques et analyser les traits caractéristiques qui apparaissent à la suite du développement particulier de la sensibilité ou de l’imagination, de l’esprit d’observation ou de la pensée abstraite, ou encore de l’effort de volonté dans la poursuite d’une idée. Ce serait le début d’une psychologie concrète qui n’aurait pas perdu pour autant son côté scientifique » 6.
Ses deux cas cliniques, « La prodigieuse mémoire » et « L'homme dont le monde vole en éclats » sont écrits dans la dernière décennie de sa vie, en 1968 et 1971.
Ce retour vers l'étude d'un cas singulier se démarque du savoir universel: ces deux hommes ont une fonction psychique qui ne s'inscrit pas dans les normes scientifiques. Cela fait une énigme pour la science classique, et c'est là que le côté « romantique » de Luria se manifeste. Luria revient vers la fin à la clinique concrète, singulière, ce qui relève, sans doute, d'un héritage freudien. On se souvient qu’il avait commencé son travail scientifique par l’étude des cas cliniques de Freud.
Le retour de Luria à Freud a contribué à l’invention d’un nouveau domaine scientifique qui est la neuro-psychanalyse.
Développé par Oliver Sacks et prononcé par Mark Solms, ce courant est né d'un rapport particulier que Luria entretenait avec l'œuvre freudienne.
Le cas de « l'homme dont le monde vole en éclats »
Le cas de « l’homme dont le monde vole en éclats » est non seulement l'histoire d'un patient de Luria, mais aussi l'histoire d'un rapport transférentiel, ce qui en fait un cas intéressant à reprendre. Luria n'est pas l'auteur de ce livre à proprement parler. Il commente ce qui a été écrit par Zassetski, son patient. Zassetski a été gravement blessé en 1943 par des éclats d'obus.
Cette blessure a endommagé la région pariéto- occipitale du cerveau du patient. C’est « l’histoire d’une balle qui a pénétré dans le crâne d’un homme, touché son cerveau, et fait voler un univers en éclats, le laissant irrémédiablement disloqué » 7.
En utilisant cette belle métaphore, Luria fait d'emblée un pont entre l'univers médical, le cerveau, et la réalité du sujet.
La zone atteinte chez ce patient est le deuxième bloc du cerveau, indique Luria. Ce bloc se situe dans les parties postérieures des deux hémisphères.
Son rôle principal est de recevoir, traiter et conserver les informations qui parviennent du monde extérieur à l'individu.
A l’intérieur de ce bloc, une région très importante est la région pariéto- occipitale, dite associative.
Elle se trouve en profondeur sur le croisement des zones occipitale, pariétale et temporale. Elle est donc responsable des synthèses visuelles, auditives, spatiales.
Elle garantit les relations complexes synthétiques entre les sensations élémentaires qui proviennent de différentes modalités.
La vision de l'individu reste relativement indemne, il continue à percevoir les objets séparément, il peut aussi percevoir les objets au toucher, entendre les sons, un discours. Mais une capacité très importante est atteinte : il ne peut rassembler les impressions en un tout.
Le sujet commence à vivre dans un univers éclaté, il continue à sentir son bras, sa jambe, mais quelle jambe, droite ou gauche ?
Il est aussi incapable de positionner les parties du corps correctement.
Zassetski perçoit sa jambe au-dessus du bras, la tête est d'une taille immense par rapport au reste du corps, il n’a plus accès à la signification des sensations cénesthésiques correspondant au besoin d’aller aux toilettes.
La même chose se manifeste au niveau du langage.
A titre d’exemple, les deux phrases, « le frère du père » et « le père du frère » ne sont pas distinguées par le patient.
Le patient ne comprend plus les catégories « au-dessus - au-dessous », « plus - moins ». Les objets ne sont plus reliés sémantiquement.
Les relations sémantiques sont atteintes.
Chez ce patient le trouble du langage, l'aphasie, touche à la fois les liens de contiguïté, de la métonymie, ainsi que ceux de la métaphore.
La structure d'une proposition est défectueuse du fait que les relations entre les éléments sont perdues.
« Lorsqu'il écoute son interlocuteur ou le contenu d'une émission de radio, en s’efforçant de comprendre le sens d'un récit dans son intégralité, Zassetski se trouve face à un écran de mots séparés, non reliés les uns avec les autres, fractionnés, indéchiffrable. » 8.
En même temps il évoque à plusieurs reprises sa difficulté d'associer un mot à une chose. A titre d’exemple, il voit un chat et il sait de quel animal il s’agit, mais il doit faire un effort pour trouver le mot « chat ». Il y a donc une certaine coupure entre le signifiant et le signifié qui produit une difficulté pour trouver ou extraire un mot.
Cela démontre une difficulté langagière d’établir une métaphore.
Après la blessure, le patient de Luria va jusqu'à éprouver l'aliénation des mots.
Que ce soit de l’ordre de l’écrit ou de la parole, ils sont vécus comme provenant d'une langue étrangère.
Pour parler de ce genre des troubles, Luria introduit le terme "d'aphasie optico-mnéstique" : « Toute lettre m'est étrangère et inconnue, je me contente de la regarder, j'ai l'impression d'avoir affaire à des lettres étrangères, je regarde le nom du journal, il est écrit en gros caractères et me paraît familier, mais ce n'est cependant pas du russe » 9.
Impressionnante est la façon de comment Zassetski vit son corps.
Tout d'abord il a ce qu'on appelle en neurologie le phénomène de la " négligence spatiale unilatérale ": Le patient ignore ce qui est du côté droit de son corps.
« Plus tard je reviens à moi, je regarde du côté droit, et je constate avec effroi que la moitié de mon corps a disparu, je me demande non sans frayeur où sont passés mon bras et ma jambe droits et toute la moitié droite de mon corps, je remue la main, les doigts de la main gauche, je la sens, je la touche, mais je ne vois pas les doigts de ma main droite, je ne les sens même pas, l’inquiétude m'étouffe » 10, dit Zassetski.
En même temps le patient a parfois l'impression que les parties de son corps se sont modifiées, qu'elles ne sont plus à leur place.
Il lui arrive aussi de ne plus savoir que faire d'une partie du corps.
Zassetski donne un exemple qu’il trouve humoristique: Il a oublié comment aller aux toilettes.
Ainsi, en lisant ce récit, on peut conclure que le corps du patient ne correspond plus au corps du stade du miroir qui fait unité : les parties du corps partent chacune dans leur sens, l'ordre qui s'organise selon lequel chaque partie a sa place déterminée fait défaut.
Les descriptions données par le patient font penser à l’inquiétante étrangeté de Freud. Ce qui est angoissant actuellement – unheimlich – ne l'était pas, cela était un phénomène familier – heimlich.
Ce n'est qu'après-coup que cela devient inquiétant.
Dans la vie de l'être humain, avant le stade du miroir, le corps est vécu en tant que morcelé, non unifié par l'image.
Les sensations fragmentées sont perçues comme venant à la fois de l'extérieur et de l'intérieur.
Chaque être parlant en tant que prématuré passe par là.
Une nouvelle confrontation au morcellement corporel, notamment dans une maladie neurologique, se manifeste souvent comme inquiétante et étrange.
Le signifiant que Zassetski trouve pour symboliser cette expérience corporelle angoissante est : « dérangement du corps » 11.
En russe, le signifiant utilisé par le patient peut avoir plusieurs significations. Hormis le « dérangement », on peut parler aussi de « l’embarras » et d’une « perplexité ».
Zassetski, depuis sa blessure, est sujet à de nombreuses pertes.
Un des derniers chapitres du livre s'intitule « J'ai perdu tout mon savoir ».
Il ne met pas au centre de sa souffrance psychique les dérangements du corps, de l’espace, les phénomènes visuels.
Ce qui le fait le plus souffrir concerne ce qui se passe au niveau du signifiant.
Il nomme sa déficience principale : « la perte du discours de la mémoire » 12.
Il est sujet à une amnésie assez massive.
Les premiers jours après le traumatisme il ne peut se souvenir quasiment de rien, ni son nom, ni les noms de ses proches.
Au fur et à mesure les images commencent à venir, mais les images fragmentées disparaissaient aussitôt.
En même temps, il ne retient quasiment plus rien, dès qu'il fait un effort il commence à avoir mal au crâne, ce qui l'oblige à abandonner ses efforts: Il se trouve donc coupé du savoir qu'il possédait dans le passé et de toute possibilité de se le réapproprier: « Rien ne subsiste dans ma mémoire, même quand il s'agit de lire, au bout du troisième mot tout s'évapore » 13, dit Zassetski, « Il m’arrive même d’oublier les parties de mon corps » 14, ajoute-t-il.
Ainsi, le nom qu’il se donne est « aphasique mental » 15.
Les cours spécialisés lui permettent de réapprendre l'alphabet, mais la spécificité de son traumatisme crânien fait que la lecture reste quasiment impossible pour lui: il voit trois lettres à la fois, et pendant qu'il cherchait les lettres suivantes, il oubliait déjà les précédentes : « Quand j'essaie de lire un livre, je ne peux voir que trois caractères à la fois. J'oubliais souvent, avant de lire toutes les lettres d'un mot, le mot lui-même, et j'étais dans la nécessité de relire les lettres du mot pour le comprendre.
Il m'arrivait fréquemment de lire un mot sans en comprendre le sens, uniquement pour le lire.
Quand je veux comprendre le sens, il faut également attendre un laps de temps nécessaire à sa compréhension.
Une fois que j'ai lu le mot et en ai compris le sens, je peux avancer, je lis un second mot, j'en comprends le sens, j'en lis un troisième, j'en saisis le sens, mais, à ce moment-là, je ne me rappelle plus précisément le sens du premier mot et parfois du deuxième, je les ai déjà oubliés et je suis dans l'incapacité de m'en souvenir malgré toute ma volonté et tous mes efforts » 16.
La « découverte décisive » est liée à l'écriture.
Au tout début c'est aussi difficile que la lecture: il doit réfléchir à chaque lettre, à son image graphique.
Or, chez Zassetski la lésion a détruit les aires visuelles et sensori-spatiales du cortex, quand il réfléchit à l'image d'une lettre, la tâche de l’écriture devient impossible.
Luria y découvre une autre technique d'écrire qui est basée sur le facteur moteur, indemne chez le patient.
Il fallait juste que le patient fasse appel au savoir-faire automatique.
Ainsi écrit-il : « Un beau jour, au cours d'une séance du travail, le professeur s'approche subitement de moi et, très simplement, comme toujours avec ses patients, il s'adresse à moi et me demande d'écrire quelque chose, non plus lettre après lettre, mais sans quitter de la main le crayon ni la feuille.
Après m'être fait redire deux fois la demande, j'ai répété plusieurs fois le mot « sang » et finalement, j'ai pris le crayon pour l'écrire rapidement.
Je ne savais même pas ce que j'avais écrit, étant donné que j'étais incapable de me relire »17.
Après cette découverte, il se lance dans l’écriture immédiate, sans réfléchir.
La décision d'écrire son histoire vient aussitôt et se manifeste en tant que solution subjective.
Il écrit et réécrit son histoire pendant vingt-cinq ans, ce qui aboutit à un travail de 3000 pages.
Une fois la phrase écrite, il l'oublie, étant donné qu'il ne peut plus la relire.
Les mots qu'il trouve ne sont pas suffisamment précis, ce qui le pousse à réécrire encore et encore.
Son écriture vise un travail solide sur son histoire.
La lecture de son texte donne l'impression d'être dans une boucle sans fin.
Il revient là d'où il part et ça se répète à l'infini : « je suis toujours dans le cercle maléfique du temps, je ne peux pas briser le cercle, en sortir pour redevenir sain » 18.
Le statut de ses écrits est frappant, une fois que cela est écrit cela disparaît vu l’incapacité du patient de se relire: « J’essaie d’habitude d’avoir recours à l’écriture automatique tout en restant incapable de me relire, de fait je ne comprends même pas mes écrits » 19, dit Zassetski.
Il y a un trait de l'objet lacanien, l’écriture se détache du corps et quelque chose est d'emblée perdu à jamais.
Pour le retrouver il doit recommencer.
Sans ce travail, dit-il, il risque de tomber dans le néant, dans le trou, où il n'y a plus rien.
Par cette répétition à l'infini il se protège contre ce qui n'a pas de nom, il adhère à la chaîne signifiante par le seul moyen qui lui est accessible afin de se protéger du Réel.
Entre les lignes, on s’aperçoit de quelque chose qui ne cesse pas à ne pas s'écrire, à savoir le traumatisme qui fait trou à la fois dans son cerveau et dans le Symbolique.
Avec son travail d'écriture, il fait une tentative de guérison visant non seulement améliorer la mémoire, mais aussi trouver la réponse à ce qui reste hors sens.
Mais dès que, dans son écriture, il s'approche du moment de l’accident, il ressent la douleur dans le Réel.
Le travail de l'écriture lui permet de changer, de modifier sa place vis-à-vis de l'ensemble des signifiants: il n'est plus la victime qui subit passivement les conséquences du traumatisme, il devient celui qui fait face à sa maladie.
D'un traumatisme muet, il fait « SA maladie ».
Son travail d'écriture, peut-il être considéré comme un acte dans l’orientation psychanalytique du terme ?
Il faut noter la relation particulière que Zassetski entretient avec Luria.
C'est sans doute un lien transférentiel très fort.
Zassetski dépose ses écrits dans ce lieu sécurisé.
Il s'adresse à Luria dans ses écrits, il note toutes ses sensations avec la précision d'un scientifique.
D'un côté il espère avoir la réponse et le remède à sa maladie, de l'autre côté il se rend au service de la science pour apporter le savoir.
Georges Bruner, un collègue de Luria, dit : « Je me souviens des séances que j'avais avec Zassetski, de l'amour qu’exprimaient ses yeux quand il parlait du « professeur ». Je me souviens de l’insistance avec laquelle il se battait contre sa maladie en essayant de comprendre ce que ça veut dire « Nicolas a sauvé Vera », « Tom a frappé Michel », et ainsi de suite. Il faisait ça pour lui-même, pour le professeur, pour moi – pour la science. Il voulait que sa vie aie un sens » 20.
Conclusion
Les derniers éléments fournis dans l’observation mettent en évidence la fonction de l’amour dans cette clinique « romantique ».
Le transfert dans l’orientation psychanalytique du terme est pour Lacan de l’amour adressé au savoir.
Luria a su prendre cet élément clef de la clinique d’une psychologie concrète du fait de l’influence freudienne.
Prendre la dimension transférentielle est aussi prendre celle de la supposition dans le savoir, caractéristique du transfert psychanalytique, supposition qui révèle le trou dans le savoir absolu.
Cette supposition d’une influence freudienne permet d’expliquer l’autre versant clinique inauguré par Luria et qui donnera naissance à la neuro-psychanalyse.
Le débat reste ouvert quant à l’influence de la pensée de Marx dans cette invention de la clinique romantique. L’historien de la philosophie François Châtelet insiste dans son ouvrage sur Hegel 21 pour dire que Marx construit un autre mode de rapport au savoir que celui porté par Hegel, ce dernier ayant cru réaliser dans son œuvre le rêve du savoir absolu.
Pour Marx contrairement à Hegel, la dialectique n’est pas une méthode et Marx oriente de façon décisive la pensée philosophique vers le concret en opposition à l’abstraction hégélienne.
Est-ce Marx qui inspire aussi Luria lorsqu’à partir de sa clinique romantique, il appelle de ses vœux une psychologie concrète ?
Il est frappant, en tous les cas, de retrouver ce terme de « psychologie concrète » chez des marxistes en lien avec la psychanalyse tels que Georges Politzer en France ou Lev Vygotsky en Union Soviétique.
Cela nous oriente vers une approche nouvelle et concrète, pour le coup, des connexions entre Marx, la psychanalyse et la psychologie concrète, objet d’un autre travail.
Hervé HUBERT, Maria KARZANOVA
Le terme utilisé par Luria afin d’intituler le dernier chapitre de son autobiographie scientifique.
Lacan J., Séminaire 17 "L'envers de la psychanalyse", 1969 – 1970.
Lacan J., "La science et la vérité", Ecrits II, Seuil, 1999.
Goethe, Faust, ????
Le texte de l’autobiographie scientifique écrit par Luria qui n’a pas été traduit en français
Luria, A., « Une prodigieuse mémoire », dans L’homme dont le monde volait en éclats, Editions du Seuil, 1995, p. 198
Luria, A., « L’homme dont le monde volait en éclats » dans L’homme dont le monde volait en éclats, opus cité, p. 25
Ibid., p. 60
Luria, A., « L’homme dont le monde volait en éclats » dans L’homme dont le monde volait en éclats, Editions du Seuil, 1995, p. 90
Ibid., p. 67
Ibid., p. 68
Ibid., p. 116
Ibid. p. 173
Ibid. p. 124
Ibid. p. 177
Ibid. p. 96
Ibid., p. 100
Ibid. p. 190
Ibid. p. 104
Le texte de l’autobiographie scientifique écrit par Luria qui n’a pas été traduit en français
Châtelet F, Hegel, Le Seuil, Paris, 1968, 199 p.
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