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Gloria Anzaldúa et la pensée des frontières : Entre hybridité, oppression et réinvention

Dernière mise à jour : 28 mai


Toile représentant une famille de père espagnol et mère amérindienne et leur enfant métis (mestizo) (Source : Museo Nacional de Antropología de Madrid).
Toile représentant une famille de père espagnol et mère amérindienne et leur enfant métis (mestizo) (Source : Museo Nacional de Antropología de Madrid).

Introduction


Gloria Anzaldúa (1942-2004) est une écrivaine, poétesse et théoricienne chicana, dont l’œuvre explore les questions de race, de genre, de langue et d’identité culturelle. Née au Texas, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, elle a grandi dans un environnement où s’entrechoquaient les influences anglo-saxonnes et mexicaines, où la langue elle-même devenait un enjeu de domination et de résistance.

Son livre "Borderlands - La Frontera : The New Mestiza" (1987) (trad. en français : Terres Frontalières – La Frontera : La nouvelle mestiza) est une œuvre hybride, mêlant essai et poésie, anglais et espagnol et un peu de Nahuatl, expérience personnelle et réflexion politique. Anzaldúa y développe une pensée de la frontière, non seulement comme un espace géographique, mais comme un lieu de conflit et de transformation identitaire.

Aujourd’hui, je vous propose d’explorer trois aspects clés de cette œuvre : la frontière comme espace d’oppression et de résistance, la langue comme instrument de pouvoir, et la conscience de la mestiza comme nouvelle manière de penser l’identité.


1. La frontière comme espace d’oppression et de résistance


Pour Gloria Anzaldúa, la frontière entre le Mexique et les États-Unis n’est pas une simple ligne sur une carte. C’est une « herida abierta » selon son propre terme, c’est-à-dire une blessure ouverte où se confrontent le Premier et le Tiers-Monde.

Historiquement, cette frontière n’existait pas. Avant 1848, le Sud-Ouest des États-Unis appartenait au Mexique. Puis, avec le Traité de Guadalupe Hidalgo, ces terres ont été annexées, et ceux qui y vivaient sont devenus des étrangers sur leur propre territoire.

« Nous ne sommes pas venus aux États-Unis, ce sont les États-Unis qui sont venus à nous », pourraient dire les Chicanos. Pourtant, malgré cette présence historique, ils sont traités comme des citoyens de seconde zone, contraints de justifier en permanence leur place.

Mais ce rejet ne vient pas seulement des Anglo-Américains. Il vient aussi du Mexique lui-même.

Ni totalement Américains, ni totalement Mexicains, les Chicanos vivent dans un entre-deux où ils ne sont pleinement acceptés par aucun des deux mondes. Leur langue, un mélange d’espagnol et d’anglais, est considérée comme « impure » : aux États-Unis, on leur dit de parler anglais ; au Mexique, on leur reproche de parler un espagnol abîmé. Ils ne peuvent jamais être « assez » pour l’un ou pour l’autre.

Mais pour Anzaldúa, cette frontière ne doit pas être uniquement un lieu de souffrance. C’est aussi un espace de lutte et de réinvention. Elle défend l’idée d’une « border culture », une culture hybride née de cette coexistence forcée, un espace où se construit une nouvelle identité, qui refuse de se conformer aux modèles dominants.

Et cette résistance n’est pas seulement culturelle : elle est aussi profondément genrée. Les femmes chicanas sont prises dans une double oppression : elles subissent le racisme de la société anglo-saxonne et le patriarcat de leur propre culture. D’un côté, elles doivent lutter pour exister dans une société qui les relègue au second plan. De l’autre, elles doivent composer avec les injonctions de leur communauté : être une épouse obéissante, une mère dévouée, une figure à l’image de la Virgen de Guadalupe. Mais si elles osent briser ces attentes, elles risquent d’être vues comme une Malinche, une traîtresse.

Face à cela, Anzaldúa ne prône pas la soumission, mais la rebeldía. Refuser d’être invisible, refuser de se taire, refuser de disparaître. Son écriture est une affirmation de soi, une déclaration d’indépendance. Elle nous pousse à voir la frontière non pas comme une ligne qui divise, mais comme un espace où une nouvelle culture peut émerger.

Il n'est pas difficile de constater que la frontière est un symbole de normes qui, lorsqu'elles sont appliquées dans des lieux différents, créent des ségrégations différentes. Et l’auteure s'attarde longuement sur la norme de la langue.


2. La langue comme instrument de pouvoir


La langue est au cœur de l’expérience chicana, non seulement comme un outil de communication, mais comme un marqueur identitaire imposé de l’extérieur. Parler une langue, c’est exister ; être privé de sa langue, c’est être effacé.

Dans le chapitre How to Tame a Wild Tongue, Anzaldúa raconte comment, dès l’enfance, on lui interdit de parler espagnol à l’école. Cette interdiction n’est pas seulement une règle scolaire, c’est une violence symbolique : elle vise à imposer une seule langue légitime, celle du pouvoir. Mais la langue chicana est rejetée des deux côtés : trop espagnole pour l’Amérique, trop anglicisée pour le Mexique. Les Chicanos vivent dans une fracture linguistique, condamnés à une parole illégitime.

Anzaldúa refuse ce rejet. Elle revendique le Spanglish, le mélange des langues, non pas comme un compromis, mais comme une langue en soi, un acte de résistance. Écrire en plusieurs langues, refuser la traduction systématique, c’est rompre avec l’idée qu’une identité doit être figée, cloisonnée. Elle détourne la langue imposée pour en faire un espace d’affirmation.

Ce travail sur la langue s’étend aussi à l’écriture. Dans Tlilli, Tlapalli / The Black and Red, elle s’inspire de la tradition pictographique aztèque, où écriture et image sont indissociables. Pour les Mésoaméricains, écrire, ce n’est pas seulement poser des mots, c’est dessiner une mémoire, inscrire une identité dans un langage visuel et symbolique. Cette approche rejoint son projet global : résister, ce n’est pas seulement parler, c’est transformer l’acte même d’écrire.

Ainsi, en brisant les règles de la langue et de l’écriture, Anzaldúa montre que l’identité chicana n’a pas besoin d’être reconnue par les cadres dominants pour exister. C’est dans cet écart, dans cet entre-deux, que naît une conscience nouvelle, un rapport au monde qui refuse les frontières. Mais cette subversion linguistique est-elle suffisante ? Faut-il aller plus loin dans la déconstruction des catégories identitaires ? C’est ce qu’elle explore dans la dernière partie.


3. La conscience de la mestiza – Une identité en transformation


Gloria Anzaldúa clôt son œuvre en introduisant le concept de conscience mestiza : une conscience nouvelle, née du conflit des frontières et du métissage, qui permet d’embrasser la complexité des identités hybrides. Elle ne propose pas seulement une analyse des oppressions vécues par les Chicanos, mais ouvre une voie vers une manière de penser et d’être qui dépasse les catégories rigides imposées par la société.

Dans La conciencia de la mestiza, elle décrit comment la mestiza vit dans un état de tension constant. Elle est confrontée à des contradictions permanentes : entre ses langues, entre ses traditions culturelles, entre les rôles qui lui sont assignés.

La pensée occidentale impose des oppositions binaires – blanc/noir, homme/femme, Américain/Mexicain – mais la mestiza refuse de se conformer à ces schémas. Elle vit dans l’entre-deux et revendique cet entre-deux comme un espace d’expérimentation et de transformation.

Anzaldúa décrit ce processus comme une mutation intérieure :

« La nouvelle mestiza fait face à tout cela en cultivant une tolérance aux contradictions, une tolérance à l’ambiguïté. Elle apprend à être une Indienne dans la culture mexicaine, à être Mexicaine du point de vue anglais. Elle apprend à jongler avec les cultures. Elle a une personnalité multiple, elle agit en mode pluriel... »


Cette conscience mestiza n’est pas statique ; elle est en perpétuelle évolution. Elle nécessite une capacité à naviguer entre différentes perspectives et à réconcilier des identités a priori opposées.

Mais cette prise de conscience ne se limite pas à un processus individuel. Elle implique aussi un changement collectif. Anzaldúa insiste sur le fait que la mestiza ne peut pas seulement exister en tant qu’individu isolé ; elle doit aussi transformer la société dans laquelle elle vit. Elle appelle cela une révolution de la conscience :

  • Rejeter les structures binaires : Ne plus penser en termes de dominant/dominé, homme/femme, colonisateur/colonisé, mais en termes de fluidité et d’interconnexion.

  • Créer de nouveaux récits : Les Chicanos et autres minorités doivent reprendre le contrôle de leurs propres histoires, en brisant le cadre narratif imposé par la culture dominante.

  • Transformer la langue : Comme elle l’a montré tout au long de son œuvre, il ne s’agit pas seulement de revendiquer une langue, mais d’inventer une nouvelle manière de parler et d’écrire, en intégrant plusieurs registres linguistiques et symboliques.


En résumé, la conscience mestiza est donc un dépassement des frontières, une nouvelle épistémologie qui refuse les catégories fixes et les hiérarchies culturelles imposées. Elle est une invitation à penser autrement l’identité, non plus comme une essence stable, mais comme un processus de transformation perpétuel.

Ça nous rappelle la conscience de classe de Lukács. Selon lui, « le prolétariat est la première classe de l'histoire qui pourrait développer une conscience de classe effective et révolutionnaire, là où la bourgeoisie est limitée par une fausse conscience, qui l'empêche de comprendre la totalité de l'histoire. Cette fausse

conscience est celle qui soutient que la période actuelle est universelle, qu'elle durera à tout jamais, là où la conscience de classe prolétarienne, elle, permet d'accéder à la connaissance selon laquelle la situation présente n'est qu'une étape de l'histoire et peut être renversée. »


Donc, sa pensée ne concerne pas seulement les Chicanos : elle propose un modèle applicable à toute personne vivant dans des marges, des tensions, des identités multiples. Elle nous rappelle que les frontières ne sont pas seulement des lignes de séparation, mais aussi des espaces où peuvent naître des mondes nouveaux.


Conclusion


Avec Borderlands / La Frontera, Gloria Anzaldúa propose une nouvelle manière de penser l’identité, la langue et le pouvoir, à partir des marges.

Elle déconstruit les frontières – géographiques, linguistiques ou culturelles – non pas pour les effacer, mais pour en faire des lieux de friction, de résistance et de transformation.

Ce que révèle son œuvre, c’est que la marginalité peut devenir un espace créatif, une source de renouveau. La figure de la mestiza, à l’image du prolétaire chez Lukács, incarne la possibilité d’une conscience nouvelle, forgée dans le conflit, capable de remettre en cause l’ordre dominant et d’en imaginer un autre.

Mais cette proposition, aussi puissante soit-elle, n’est pas exempte de contradictions.


Par exemple, son œuvre, en adoptant une forme délibérément fragmentée et multilingue, produit elle-même un effet de frontière : entre ceux qui peuvent y accéder et ceux qui, comme moi, en sont partiellement exclus. En tant que lecteur, j’ai dû sauter les parties écrites en espagnol, en Nahuatl ou en forme poétique – c’est-à-dire précisément ces segments où l’autrice tente d’échapper aux normes dominantes, des éléments étroitement associés à son vécu. Cette tension soulève une question : comment rendre visible une voix minoritaire sans recréer d’autres formes d’inaccessibilité ? Comment devrions-nous envisager les difficultés de compréhension mutuelle engendrées par la diversité et l’individualisation ?

Une autre contradiction apparaît si l’on tente de faire dialoguer la pensée d’Anzaldúa avec le contexte chinois. À première vue, la Chine semble ne pas avoir de problème de mestiza : il n’y a pas de frontière culturelle visible, pas de conflits identitaires revendiqués, pas d’hybridité manifeste. Pourtant, cette homogénéité apparente cache un autre type de violence — une normopathie, c’est-à-dire une adhésion massive, presque inconsciente, à la norme sociale dominante. Cette illusion de similitude nous fait oublier que chaque personne est très différente.


Dans ce contexte, il ne s’agit pas d’une exclusion explicite des minorités, mais plutôt d’un effacement systématique de toute possibilité d’écart. On n’a pas le droit de sortir de la norme — mais pire encore, sous l’effet du transfert social et du transfert du valeur, beaucoup de gens en viennent à se contenter d’y appartenir.

On se sent du bon côté de l’ordre établi, on croit faire partie de la majorité, alors même que chacun, d’une certaine manière, en souffre. C’est une oppression sans conscience d’oppression — car tout le monde est du « côté des normaux ».

Cela explique peut-être la violence des réactions envers les personnes LGBT+ en Chine : ce qui sort de la norme est perçu non seulement comme illégitime, mais comme une menace existentielle pour l’ensemble du système.


Ainsi, nous sommes également confrontés à la question de savoir comment encourager le pluralisme dans une société qui exclut l'individualité.


Tianhang TAN

avril 2025

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