Cécile Tranier : "Asiles" de Erving Goffman
- alain.charreyron
- 18 mars
- 5 min de lecture

Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus
ERVING GOFFMAN
Traduction de Liliane et Claude LAINÉ
Présentation, index et notes de Robert CASTEL.
LES EDITIONS DE MINUIT (1968)
Par Cécile TRANIER
Psychologue Clinicienne
« On peut se représenter une institution totalitaire comme une espèce de mer morte où apparaissent de petits îlots de vie active et séduisante. De telles activités aident sans doute le reclus à supporter l’état de tension psychologique engendré par les attaques que subit sa personnalité »1
« Ces îlots de vie active et séduisante » sont le fil rouge des observations du sociologue -ethnographe Erving Goffman, lors de son immersion au sein de l’hôpital Psychiatrique, de plus de 7.000 lits, St Elizabeth de Washington pendant l’année 1955-1956. Ses notes sont réfléchies et étayées en quatre essais réunis sous le titre d’Asiles en 1968, et seront introduites en France par Pierre Bourdieu, dans le moment de la psychiatrie alternative. Aujourd’hui son inspiration continue avec notamment le documentaliste Raymond Depardon dans
son film de 2017, « 12 jours ».
Erving Goffman est né le 11 Juin 1922 au Canada, où ses parents juifs ukrainiens avaient immigré, et est décédé le 19 Novembre 1982 aux Etats-Unis. C’est d’abord à Toronto puis à l’université de Chicago qu’il fait ses études. Il réalisera sa thèse de doctorat sur l’étude de la vie dans les îles Shetland, où il pratiquera la méthode de « l’observation participative » ou l’immersion en son objet d’étude.
C’est à la suite de son « observation participative », de 1955 à 1956 nuit et jour, puisqu’il réussira à se faire enfermer dans l’hôpital psychiatrique Ste Élizabeth, contrairement au règlement, qu’il définit l’hôpital comme une institution totalitaire2 en particulier, tout en se référant à d’autres institutions totalitaires en général comme les prisons, les casernes militaires, les navires de guerre, les internats, les couvents et autres collectivités…
Il parle alors d’«inmate » ou reclus3, dont le point d’orgue est de partager des rituels mortifères (dépouillement de tout objet personnel, dépersonnalisation, perte d’état civil, perte de gestion de ses biens, vêtements de l’institution imposés, déférence exigée, hygiène limitée, rationalisation des portions alimentaires, fouilles, palpations, châtiments corporels…) organisés par l’institution totalitaire afin d’effacer toute trace de Mot-Image-Corps intime et singulier en la personne pour le déformer en reclus au MIC prescrit à ses exigences normatives.
Le reclus vit alors une véritable schize dans ses anneaux transférentiels MIC.
Cette coupure symbolise la mort sociale, civile, psychique et parfois physique de la personne.
La survie à ce « meurtre social » pourra se faire par « l’adaptation primaire4»soit l’acceptation ou le faire semblant de l’acceptation du MIC prescrit.
Ce moins de vie ne pourra être tenu que dans un plus de vie ou « l’adaptation secondaire 5», de la vie clandestine, embryon de la vie d’après l’enfermement et réminiscence de la vie d’avant. Une géographie et une économie de la liberté vont alors émerger dans cette atmosphère d’oscillations de poussées contraires issues de l’adaptation primaire et de l’adaptation secondaire. Certains se créeront, alors, des « zones refuges » en s’enveloppant de couverture, en se réfugiant aux toilettes; d’autres des « zones franches » comme l’atelier d’art-thérapie, de menuiserie; d’autres encore accepteront l’insulinothérapie pour un peu de maternage par les infirmières; enfin certains continueront leurs activités d’avant en l’institution6 pendant que d’autres feront des petits travaux pour le personnel (ménage, lavage de voitures, garde d’enfants…) autorisant l’accès à la vie au-delà des bâtiments de réclusion.
Cette « carrière morale »7 du reclus portera les stigmates en son MIC prescrit du « couloir de la trahison » ou trompé, caché de son entourage notamment lors du diagnostic où un comportement social déviant sera rattaché à un problème organique pour justifier l’hospitalisation.
Le MIC prescrit sera donc la mise au pas (gleichschaltung) du reclus contraint mais aussi du reclus volontaire par fissuration de l’intime et vulnérabilité acquise afin d’annihiler toute sédition8 Révolte savamment étouffée dans les tensions ou oscillations des poussées contraires entre « adaptation primaire » et « adaptation secondaire ».
Ainsi l’institution totalitaire s’évertuera à déformer le vivant en inerte pour le rendre matériau malléable au moule mortifère du comportement redressé.
De nos jours, l’oscillation majeure entre « l’adaptation primaire » et « l’adaptation secondaire » Goffmanienne s’est transformée en « adaptation sécuritaire » oscillant avec « adaptation thérapeutique ».
Ces poussées contraires issues des normes du social génèrent des souffrances dans le mental des internés comme des encadrants9.
La chaire de philosophie à l’hôpital, le suivi psychothérapeutique aussi bien en hôpital qu’en pénitentiaire, la possibilité de faire des formations en détention, l’art-thérapie et l’exposition des travaux … autant d’ouvertures de l’institution au monde ne sont arrivées à résoudre cette poussée mortifère.
Ce qui fait dire au professeur BELLIVIER10, en l’article de Luc BRONNER du MONDE du 11.01.2025, que la solution du plus de vie serait dans le changement des pratiques plus que dans les moyens financiers.
Ce changement des pratiques et ses recherches sont justement proposés à l’APPS (Analyse Pratique Psycho Sociale).
Enfin, je rappellerai pour synthétiser l’ouvrage d’Erving GOFFMAN ce qu’écrivait Etienne de La Boétie :
« Pour que les hommes, tant qu’ils sont des hommes, se laissent assujettir, il faut deux choses l’une : ou qu’ils soient contraints, ou qu’ils soient trompés. »
SOURCES
OUVRAGES :
Axel Honneth La réification- Petit traité de théorie critique
-GALLIMARD PARIS 2007-
Étienne de la Boétie Discours de la servitude volontaire
-PAYOT&RIVAGES PARIS 2002-
Sigmund FREUD Psychologie des masses et analyse du moi.
-Quadrige, PUF Paris 2019
ARTICLES :
APPS Articles du blog
Hervé HUBERT Transidentité et psychanalyse: partir d’une autre base
LE MONDE Les crises aigües de la psychiatrie publique
Articles de Luc BRONNER- 11,12 Janvier 2025
FILMS :
Milos FORMAN Vol au-dessus d’un nid de coucou -1975-
Nicolas PEDUZZI État Limite - 2023-
jusqu’au 15 Mai 2026.
Raymond DEPARDON 12 jours – 2017-
1 Asiles de Erving Goffman p :115
2 Id p:41 « …comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées.
3 Id p:41 « Reclus » :il n’existe pas en français d’équivalent du mot « inmate » employé par l’auteur pour désigner à la fois les personnes enfermées dans un hôpital psychiatrique, une prison, un couvent, une école, un navire de guerre ou de commerce, une caserne, etc. En choisissant le terme de « reclus », on a voulu mettre l’accent sur l’isolement de ces personnes dans un environnement claustral qui constitue l’aspect essentiel de leur commune situation. (N.d.T)
4 Concept Goffmanien
5 Concept Goffmanien
6 Id p:321 « Dans l’un des services, j’ai connu un horloger si bien installé dans ces fonctions que plusieurs membres du personnel aussi bien que les malades avaient recours à ses services, pour un prix environ de moitié inférieur aux tarifs pratiqués au dehors »
7 Id p:224 « La carrière morale, par conséquent le moi de chacun s’élabore dans les limites d’un système institutionnel, que ce soit un établissement social, comme un hôpital psychiatrique, ou un complexe de relations personnelles et professionnelles. Le moi semble ainsi résider dans les dispositions d’un système social donné, à l’usage des membres de ce système. En ce sens, le moi n’est pas la propriété de la personne à qui il est attribué mais relève plutôt du type de contrôle social exercé sur l’individu par lui-même et ceux qui l’entourent. »
8 « Vol au-dessus d’un nid de coucou » de Milos FORMAN (1975)
9 « État Limite » film de Nicolas PEDUZZI
10 « On aura beau arroser les établissements de moyens supplémentaires, si les pratiques ne changent pas cela n’évoluera pas » Professeur BELLIVIER
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