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Transfert social dans le mental trans. Retour sur la pratique



Je souhaiterais évoquer ici concrètement le transfert social à partir de la situation de trois personnes. Les personnes transgenres viennent souvent en institution pour obtenir des certificats et elles ne sont pas toujours en demande d’accomplir une thérapie. On met alors de côté l’approche psychothérapeutique classique pour travailler directement l’échange avec la personne et lui proposer un espace de libre parole. La garantie de cet espace de parole libre est essentielle, en particulier lorsque les personnes accueillies n’ont pas accès à leurs semblables et donc à des connaissances qui leur correspondent et correspondent à leur style de vie, à leur manière d’être, à leurs goûts, à leurs valeurs. Cette approche est une sorte de préalable, de premier geste de mise en place de la relation d’accompagnement. Cependant, dans un deuxième temps, apparaît assez rapidement la question de la souffrance lors des séances et l’on ne peut se contenter d’offrir cet espace de parole, même s’il est en soi réparateur dans la mesure où il permet à la personne d’être reconnue et valorisée pour ce qu’elle est. Avant d’intervenir, il est nécessaire, je crois, de tenter d’abord de comprendre cette souffrance, où commence-t-elle ? D’où vient-elle ?

1- De la dévalorisation sociale à l’autodépréciation

Nous vivons toutes et tous dans un monde fait d’oppositions, de contradictions, de tensions. Mais les personnes transgenres sont d’autant plus exposées aux tensions et aux contradictions sociales que leur existence même suscite de vives controverses. La société est divisée et se divise à leur sujet. On a, d’un côté, pour faire vite, des « anti » qui ne tolèrent pas les personnes trans. Ces « anti » peuvent avoir pignon sur rue et s’exprimer publiquement, parfois même au nom de la science. Ils promeuvent des thèses transphobes et rencontrent un écho favorable au sein d’une part de la population. D’un autre côté, on trouve un courant opposé qui pousse vers l’émancipation des personnes trans et lutte contre la transphobie. Il n’est sans doute pas inutile de préciser qu’entre ces deux forces, une large part de la population demeure indifférente à la question. Dans ce cas, on a davantage affaire à une forme de « zone grise » où les prises de position et les préjugés sont fluctuants et où la transphobie ordinaire est fréquente et se confond avec la méconnaissance de cette réalité.

La « question trans » fait donc l’objet de « visions contradictoires » (de di/visions) et d’(op)positions, de luttes sociales entre des forces qui s’opposent. Ces divisions sociales passent souvent à l’intérieur de la famille et elles finissent aussi par passer à l’intérieur des individus, dans leur mental. Même dans les cas où les proches soutiennent la personne, l’ancrage socio-culturel, les valeurs familiales, la pression sociale font que la situation reste souvent difficile à accepter et que la transition peut être vécue comme une sorte de drame familial, une forme de honte même vis-à-vis de l’entourage, des grands-parents, etc. Les personnes trans sont donc directement visées par ces contradictions. Elles ne peuvent pas vivre en dehors de cette problématique et, cette problématique, on va la retrouver en séance sous la forme d’une souffrance individuelle. Quand on parle de transfert social dans le mental, cela veut dire que cette problématique sociale se transfère dans la problématique existentielle de l’individu et joue un rôle direct dans son bien-être ou son mal-être.

C’est le cas des personnes que j’ai eu l’occasion de rencontrer : une personne jeune (la vingtaine) qui est en cours de transition et dont les parents acceptent la situation, une personne âgée d’une trentaine d’années qui n’a pas commencé sa transition et cache tout à sa famille, car elle le prendrait très mal. C’est aussi le cas d’une troisième personne qui a subi un coming-out forcé et se heurte à une opposition familiale frontale.

Plus le rejet est fort et plus on va observer chez les personnes touchées la présence de ce que la psychopathologie moderne nomme des « obsessions idéatives » ou de ce qu’on appelait, au sein de la psychopathologie psychanalytique, une « névrose obsessionnelle ». Dans cette forme de « trouble » (pour reprendre la terminologie du DSM), les personnes sont, en effet, assaillies par un fort sentiment de culpabilité et des images négatives d’elles-mêmes. Par ailleurs, elles passent aussi par des moments de dépression momentanée, de poussées mélancoliques que la psychopathologie considère comme un « trouble comorbide » du « trouble obsessionnel ».

Concrètement, les personnes oscillent entre des moments où elles s’acceptent et se sentent acceptées et des moments de mise en suspens, de remise en question de leur propre valeur s’inscrivant dans tout cet arrière-fond social d’opposition et de rejet de ce qu’elles sont. Elles évoquent souvent ces moments difficiles de doute, des moments où l’estime de soi est à zéro en quelque sorte. Il y a certes des espaces où il est possible d’affirmer son identité. C’est le cas à l’occasion de la « marche des fiertés », par exemple. Les personnes peuvent s’y exprimer ouvertement : « voilà, je suis ce que je suis » et « je suis fier de l’être » et ce que pensent les autres m’est indifférent. Néanmoins, si l’on éprouve le besoin de le dire, s’il y a besoin d’une « marche des fiertés », c’est bien que, d’ordinaire, cette fierté ne va pas toujours de soi. On pourrait même dire qu’il y a de l’« in/fierté », de la honte, parce qu’il y a des forces qui s’opposent à ce que l’on soit fier d’être ce que l’on est, parce qu’il y a un point de vue particulièrement dévalorisant sur les personnes trans et ce point de vue peut être, on le sait, insultant, dégradant, blessant, destructeur.

Ces oscillations entre des moments où les personnes trans s’acceptent et se sentent acceptées et des moments où elles se voient à partir du regard dévalorisant porté sur elles par une partie de la société ont de graves conséquences. La personne se dévalorise et se sent dévalorisée, ce qui se traduit par des moments où elle va douter d’elle-même et développer une vision très pessimiste de ce qu’elle est. C’est dans ces moments que la description de leur ressenti en séance fait penser à ce que la psychopathologie appelle la « névrose obsessionnelle » ou la « folie du doute » pour reprendre une expression utilisée autrefois en psychiatrie. Le « trouble obsessionnel » se manifeste, en effet, par des « idées intrusives », « envahissantes » et très négatives sur sa propre valeur. On se dit qu’on est complètement nul, qu’on ne vaut rien, qu’on est « un moins que rien », qu’on est une espèce d’anomalie, qu’on ne devrait pas exister et cela pousse les personnes à avoir envie de mourir ou de se détruire.

La personne en cours de transition, évoquée plus haut, traverse de tels moments, mais ça reste chez elle sous une forme encore légère dans la mesure où elle a des idéations suicidaires, mais elle ne les prend pas au sérieux, ça lui traverse l’esprit, mais elle les prend comme des productions de l’esprit et non l’expression de son intention réelle. En revanche, pour la personne qui a subi un coming-out forcé, les choses vont encore plus loin puisque, régulièrement, elle entre dans des « crises de doute » où les idées dépréciatives l’envahissent complètement, au point qu’elle est persuadée que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Elle est assiégée par des idéations suicidaires avec parfois une réelle volonté (impulsive) de passer à l’acte, selon un scénario précis, etc. Or, le contexte n'est pas le même puisque sa famille lui oppose un refus total de ce qu'elle est. L’observation montre que plus la personne doit affronter un rejet violent de la part des proches ou de l’entourage et plus la probabilité que ces impulsions l’envahissent est forte.

Ce que disait Freud de la logique et des mécanismes de la « névrose obsessionnelle », c’est qu’en fait l’individu retourne contre lui l’agressivité dont il fait l’objet. Et c’est vrai que ça fonctionne. L’agressivité dégagée par les proches, par les connaissances, les rencontres dans la rue (à travers les regards désapprobateurs ou moqueurs par exemple), et, plus généralement, dans les débats médiatiques, dans les mouvements sociaux, sur Internet, constitue une violence permanente contre les personnes trans. Elles sont ainsi montrées du doigt et mises au ban de la société, autrement dit méprisées et frappées d’indignité. S’il y a des moments où la personne va pouvoir affirmer ce qu’elle est et s’opposer, il y a aussi des moments où elle va se sentir assiégée par cette agressivité. Dans ces situations, évidemment, ce processus est un « pousse-au-crime » de soi. Il pousse la personne à avoir envie de se faire du mal. On retourne contre soi cette agressivité en se disant « c’est de ma faute », « je ne suis pas normal ».

Chez Freud, ce conflit serait « intrapsychique » et la logique de la « névrose obsessionnelle » serait liée à un dysfonctionnement de l’économie pulsionnelle construite durant la période infantile. Selon sa théorie, l’être humain aurait un certain quantum d’énergie pulsionnelle (c’est ce que l’on nomme le « point de vue économique ») et cette énergie viendrait de l’intérieur de l’individu (elle serait bio-organique). Pour la psychanalyse, on devrait pouvoir canaliser cette énergie, « l’orienter », par exemple en étant suffisamment affirmé, voire en répondant à l’agressivité à laquelle on est confronté au lieu de la refouler et de la retourner contre soi. Cependant, concrètement, on voit comment dans le cadre des personnes trans rencontrées, cette « économie des poussées » est complètement liée au contexte social dans lequel elles évoluent, aux conditions sociales dans lesquelles elles vivent.

Ce conflit n’a donc pas une origine interne. Ce n’est pas quelque chose qui remonterait aux « expériences primordiales » de l’enfance, à la relation « archaïque » au père et à la mère ou à la construction de la « sexualité infantile ». Ce n’est pas non plus quelque chose qui dépendrait d’un bon équilibrage des « pulsions sublimatoires »/« régressives ». Ce conflit vient de la société, du présent, des contradictions, des luttes, des oppositions que l’on rencontre à l’intérieur de la société et c’est peu de dire que le débat est vif et parfois même ultra-violent.

2- Des obsessions sociales aux obsessions mentales…

Il y a, en permanence, une tension forte dans la société sur cette question et cette tension, ces oppositions, ces contradictions se transfèrent dans le mental des individus qui sont les premiers désignés. Autrement dit, ce conflit est importé dans le mental. La personne intègre ces contradictions et les fait siennes.

Ces poussées contraires créent une oscillation de l’image que la personne se fait d’elle-même, de sa manière d’être, de son corps, des mots qui la définissent comme les mots transsexuel ou transgenre. À l’occasion de la « marche des fiertés », on dit « je suis trans » et « je suis fier de l’être ». On s’affirme. On a l’occasion de vivre sa condition de manière valorisée et positive. Mais, à d’autres moments, on va, au contraire, intégrer le point de vue social négatif sur les personnes trans, ce qui va avoir pour effet de créer une tension à l’intérieur de l’individu. Il va traverser des moments où il peut être lui-même et des moments où il se dévalorise en se disant : « pourquoi je ne suis pas normal ? », « pourquoi je ne suis pas comme les autres ? », « qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? ». La personne se déteste et déteste la vie à laquelle elle est confrontée et ça lui donne envie de se détruire. Alors cette envie de se détruire peut se manifester par de l’automutilation (scarifications, trichotillomanie, etc.), par la prise de drogue, d’alcool, mais ça peut passer aussi, comme évoqué plus haut, par des impulsions suicidaires.

La possibilité de rencontrer et de partager son expérience avec des semblables afin que la personne puisse vivre dans un monde où il y a un petit peu moins ces contradictions est donc essentielle et fait trop souvent défaut. Entre semblables, on peut partager les mêmes valeurs, être reconnu pour ce que l’on est, être valorisé pour ce que l’on est. D’ailleurs, cette valorisation ne devrait même pas avoir besoin d’exister. Chaque individu a une valeur, on ne devrait pas se sentir obligé de faire une « marche des fiertés », on devrait pouvoir être fier tous les jours. Et, dans l’absolu, on ne devrait être ni spécialement fier ni spécialement désolé de cette situation. Mais ce sont les contradictions et les poussées ou forces qui s’opposent dans la société, les points de vue idéologiques différents qui s’affrontent, les préjugés qui se transfèrent dans le mental de la personne. Ces divisions sociales se transfèrent dans le mental et la personne se sent elle-même divisée, partagée et donc aussi mise à part, rejetée, infériorisée.

On voit bien la manière dont la psychanalyse prend la « névrose obsessionnelle » à l’envers. Le terme d’« obsession » vient du latin « obsessio », qui veut dire « assiéger » : ces idées négatives sont « intrusives », « envahissantes ». L’individu ne voudrait pas les avoir, mais elles entrent dans son mental malgré lui. Ce n’est pas une « énergie interne » insuffisamment canalisée qui crée cette situation, mais le social et les tensions internes du monde social. Ce sont les poussées contraires au sein de la société qui font assaut contre la personne et la personne les perçoit comme ses propres contradictions. Elle les individualise, elle se dit que le problème vient d’elle, de ce qu’elle est alors que c’est le social qui se transfère dans le mental et non le mental qui serait la résultante d’une plus ou moins bonne « santé psychique » individuelle. « Santé psychique » qui serait elle-même, pour la psychanalyse, la résultante d’un bon équilibre des énergies internes pulsionnelles où, à la rigueur, il suffirait de dépenser cette énergie à travers des activités comme le sport ou l’art (sublimation) ou encore de développer un « moi fort » et passer de la position « passive/auto-agressive » à la position « active/agressive » (du « masochisme » au « sadisme » dans le jargon psychanalytique).

Les personnes transgenres ne peuvent pas non plus s’opposer en toutes circonstances aux conduites et aux paroles transphobes ce qui leur rendrait la vie impossible et d’ailleurs nombre de personnes transphobes le sont à leur insu et cherchent à être tolérantes… Il y a des familles qui acceptent la transition de leur enfant. Dans le cas concret, par exemple, de la personne que j’accompagne et dont la famille accepte sa transition, les parents ont une bonne volonté certaine. Malgré tout, le groupe familial est inscrit dans un contexte socio-culturel peu favorable aux personnes trans et, quelque part, il existe une gêne vis-à-vis des cousins, vis-à-vis des grands-parents, vis-à-vis des amis qui sont peut-être moins tolérants encore. Cette situation peut être vécue comme une honte tacite et la personne ressent cette honte, elle la blesse au plus profond d’elle-même. Parfois, il s’agit de tout petits détails, de mots maladroits au détour d’une phrase, mais cela peut être extrêmement blessant, car à travers ces détails et ces maladresses tout est dit en quelque sorte…

Or, ce sont souvent les proches qui nous valident dans ce que nous sommes et c’est normal : on attend toujours une reconnaissance, au moins minimale, de ses parents, de son environnement, sinon la relation devient impossible, on est obligé de s’inscrire en rupture. Cette personne se trouve dans une position d'autant plus ambivalente que ces parents acceptent la transition… Donc, à un moment donné, elle se questionne, elle doute, d’où cette notion ancienne de « folie du doute » pour parler du « trouble obsessionnel ». Mais nous sommes loin, en réalité, d’être face à une « folie du doute ». Là aussi, la psychopathologie inverse le processus : c’est la situation sociale elle-même et non la structuration singulière de la personnalité qui donne justement l’impression à cette personne qu’elle est « folle », qu’elle ne sait plus qui elle est. Le doute sur la transidentité est véhiculé par le monde social et ce doute collectif précède sa mentalisation par l’individu. La personne est prise dans cette oscillation entre des positions différentes, des images opposées de ce qu’elle est et, à des moments, elle ne sait plus qu’elle est sa « personnalité authentique ». Les contradictions sociales deviennent mentales et elles créent de l’incohérence, de la confusion. La personne doute, s’interroge : « est-ce les autres qui ont raison ? », « est-ce mal d’être comme je suis ? », « Ai-je eu tort de faire une transition ? » et son expérience du monde social, lorsqu’elle est par exemple quotidiennement mégenrée, semble confirmer cette (con)fusion.

Conclusion

La notion de transfert social permet de mieux comprendre comment la tension sociale autour de l’existence des personnes transgenres et le rejet qu’elles subissent se transfèrent dans leur mental et peuvent générer une tension interne qui les pousse à se percevoir comme responsables de ce rejet. La personne est (dé)niée et en finit par se (re)nier, par douter de la légitimité de son existence. Puis, à d’autres moments, le processus s’inverse et la personne trouve les ressources pour s’affirmer : « désolé, mais je suis ce que je suis : ou vous faites avec, ou vous ne faites pas, parce que moi je ne peux pas être ce que je ne suis pas ». Ces ressources sont étroitement liées à la possibilité pour la personne d’exercer une critique sociale de l’ordre moral ambiant, de remettre en question l’hétérocentrisme, le patriarcat, le ciscentrisme et la cisnormativité, la transphobie et, plus largement, les processus d’ostracisation et de valorisation/dévalorisation au fondement de la hiérarchisation sociale… Alors, il ne s’agit ici que de l’un des aspects du transfert social. J’ai centré mon propos sur le transfert social dans le mental de la personne en souffrance, mais dans la relation d’accompagnement on est au moins deux et il y a aussi la question du transfert social entre l’accompagnant et la personne accueillie…



Thomas Beaubreuil

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