Pratiquer à l’APPS avec Henri Lefebvre
Comprendre et analyser l’origine de la souffrance des personnes que nous recevons en séance implique d’avoir recours à un autre régime de rationalité que la logique formelle habituellement utilisée dans les « sciences psy » et inspirée du modèle bernardien et poppérien. Cette logique « classique » est linéaire et repose sur le principe de non-contradiction : on ne peut être à la fois une chose et son contraire. Or, les situations auxquelles nous sommes confrontés nous invitent, inversement, à penser les contraires ensemble et à avoir recours à la logique dialectique qui repose sur la prise en compte des contradictions comme moteur de compréhension de la réalité vécue par les personnes en souffrance.
Pour donner une idée de la manière dont on met en œuvre la dialectique marxiste au Centre Politzer et pour clarifier la différence entre logique formelle et dialectique, nous nous appuierons sur les travaux d’Henri Lefebvre. L’ouvrage utilisé ici est Le retour de la dialectique parue à la fin des quatre-vingts. C’est une sorte de résumé de ses travaux où il revient notamment sur son approche de la dialectique et sur la relation entre ce que les philosophes appellent la logique formelle ou linéaire et la logique dialectique. Thème auquel il avait consacré un gros livre à la fin des années quarante.
Premièrement, je vais tenter d’expliquer la manière dont il distingue logique formelle et logique dialectique. Deuxièmement, je donnerai un exemple concret d’application de la logique dialectique pour analyser autrement la psychopathologie actuelle. Troisièmement, je terminerai sur une tentative d’illustration de la manière de mettre en œuvre cette démarche à propos d’un cas concret.
Différence entre logique formelle et logique dialectique
Dans la division du travail scientifique, la logique est considérée comme une branche de la philosophie (au même titre que la philosophie morale et politique, la métaphysique, l’esthétique, etc.). On l’étudie de manière abstraite et détachée de la pratique. L’objectif de cette sous-discipline de la philosophie consiste à chercher à établir la vérité à partir du raisonnement logique du type de celui qu’on utilise en mathématiques pour le dire schématiquement. On pourrait donner, à titre d’exemple, le syllogisme chez Aristote : si X = Y et que Y = W alors X = W. Ce qu’il est important de retenir c’est que la logique formelle est fondée sur le principe de non-contradiction. Comme en mathématiques, un raisonnement est vrai ou faux, il n’y a pas d’autres alternatives.
La logique dialectique est différente : au lieu de considérer que les contraires s’excluent mutuellement, elle montre leurs interrelations. Par exemple, si tout est faux, alors rien n’est vrai et si tout est vrai alors rien n’est faux. Cela montre que le vrai n’existe pas sans le faux et le faux sans le vrai. Le principe du vrai inclut le principe du faux et le principe du faux inclut le principe du vrai. Chaque terme inclut donc sa propre négation. La logique dialectique nous montre comment les opposés forment « un tout », un ensemble. Ils ont une base commune : la recherche du vrai qui met en relation d’interdépendance le vrai et le faux. C’est ce que l’on appelle la réciprocité des opposés. Dans le raisonnement dialectique, les opposés ne sont pas simplement en conflit, ils sont également interdépendants et se conditionnent mutuellement. Ils ne peuvent pas être compris de manière isolée, mais seulement dans leur relation réciproque. C’est la recherche de leur base commune qui constitue le troisième moment de la dialectique et permet de dépasser les contradictions. Pour Lefebvre, dans le prolongement de Marx, Engels ou Lénine et Politzer, la dialectique met l’accent sur le caractère dynamique et évolutif de la réalité. Elle considère que les phénomènes ne sont pas statiques, mais qu’ils sont en constante évolution, traversant des processus de développement, de transformation et de mouvement.
L’objectif de la logique dialectique est de partir de la complexité du réel et d’identifier ses contradictions. Une contradiction comprend une affirmation X et sa négation Y, une thèse et son antithèse. Ensuite, il s’agit de rechercher la base commune de la contradiction et de réfuter à la fois X et Y pour créer une nouvelle strate de compréhension qui n’est pas fondée sur une thèse ou une antithèse qui comprennent forcément leur propre négation et ne peuvent pas exister l’une sans l’autre. C’est ce que l’on appelle la négation de la négation. Le raisonnement logique formel est un raisonnement binaire du type vrai ou faux, mais le raisonnement dialectique repose sur une analyse des relations entre les opposés dont elle tente de suivre le mouvement. La logique formelle est très utile dans certains domaines comme les maths et leur application technique dans l’ingénierie, l’informatique, etc. Cependant, elle pose un problème quand on l’applique à la compréhension de phénomènes complexes et en mouvement, comme les sociétés, les rapports sociaux, les êtres humains…
Les phénomènes sociaux sont, en effet, trop complexes et contradictoires pour être saisi par la rationalité formelle. Si un individu cherche à l’appliquer à la compréhension de lui-même, il va être amené à nier ou à ne pas voir ses contradictions et à se percevoir comme un être incohérent, dans le faux, dans l’erreur et donc l’échec. L’individu se trouve dans l’incapacité de rendre l’image qu’il a de lui-même cohérente. Mais aussi de rendre cohérent le récit qu’il se fait de lui-même et donc son identité. Cela crée une sorte de désorientation (quand il ne s’agit pas d’un schisme interne, voir exemple ci-dessous), où il ne sait plus si ces choix, ses désirs, ses actes sont vrais ou faux. Pour donner un exemple concret, je vais parler d’une personne suivie au Centre. Cette personne vit une situation professionnelle difficile où elle subit des remarques liées à une supposée incompétence et où la hiérarchie laisse faire. Cependant, il lui est impossible de quitter son emploi tant qu’elle n’a pas trouvé une place ailleurs. Elle est partagée entre l’envie de claquer la porte, au risque de partir sans avoir d’indemnités de chômage tout en perdant la face et la volonté de s’accrocher pour pouvoir partir en ayant une garantie d’avoir un autre emploi. Elle est aussi partagée, car elle doute d’elle-même et se demande s’il est vrai qu’elle est incompétente ou bien si on lui reproche indûment cette incompétence. En séance, elle décrit ce qu’elle vit ainsi : « j’ai l’impression qu’une partie de mon cerveau lutte contre une autre partie de mon cerveau ». Cette situation occupe tout son esprit et s’accompagne de ruminations sans fin. Le contexte social (ici le monde du travail) place cette personne dans une position contradictoire qui est mentalement intériorisée sous la forme de poussées contraires qui engendrent une grande désorientation ou confusion.
Le mode de raisonnement fondé sur la logique formelle s’est répandu dans la société, nous dit Lefebvre, et il est susceptible de créer une grande violence, car il impose de choisir entre des propositions qui se contredisent mutuellement et menacent celles et ceux qui ne parviennent pas à choisir ou qui ne veulent pas choisir d’être incohérents (c’est-à-dire « fous »). Au contraire, si l’on utilise la logique dialectique, on va comprendre que le monde dans lequel on évolue est fait de contradictions, de forces qui s’opposent et de poussées contraires qui ne vont pas l’une sans l’autre. À partir de là, il s’agit d’identifier les forces opposées qui agissent sur nous afin d’en prendre conscience et de pouvoir s’en émanciper. À défaut, la logique formelle mène à une vision rigide et univoque de la réalité qui s’accorde mal à sa complexité infinie et termine, tôt ou tard, par créer une vision pétrifiée de la réalité pourtant forcément en mouvement constant.
2. Penser la psychopathologie avec la logique dialectique
On peut montrer cet effet de « pétrification » dans de nombreux domaines comme la psychopathologie par exemple. La psychopathologie repose sur l’analyse d’une série de symptômes dont l’association va permettre de déterminer le type de pathologie dont la personne souffre. Si l’on utilise par exemple le DSM ou la classification de l’OMS, la classification CIM, l’objectif est d’identifier la structure type d’une pathologie. Pour ce faire, il faut que la personne réunisse des comportements caractéristiques et des traits de caractère dont l’association va permettre d’identifier la pathologie. À partir de là, on est ou l’on n’est pas schizophrène, bipolaire, borderline, etc. Le mode de raisonnement utilisé ici est celui de la logique linéaire de la médecine classique (cf. Claude Bernard) : on identifie un faisceau de symptômes, on en conclut un lien de causalité avec l’existence d’une pathologie et, une fois la pathologie identifiée, on en déduit le traitement le plus approprié. Concrètement, on coche un certain nombre de cases qui nous permettent de déterminer s’il est vrai ou faux qu’une personne souffre de telle ou telle pathologie. Or, si l’on analyse la plupart des grandes catégories psychopathologiques en utilisant la logique dialectique, on se rend compte qu’elles reposent sur des poussées contraires qui sont niées, inaperçues et rigidifiées ou pétrifiées dans un type de structure spécifique.
Par exemple, la bipolarité est caractérisée par une poussée vers la manie et une poussée contraire vers la dépression. Le trouble borderline est caractérisé par une oscillation entre le sentiment de vide intérieur et le trop-plein des sentiments extériorisés (impulsivité), par une oscillation entre le vide et le plein donc, entre la limite et l’absence de limite. La schizophrénie est, elle aussi, pensée comme une dualité contradictoire que l’étymologie du mot elle-même révèle : l’individu est divisé en deux. La schizophrénie est décrite comme une poussée vers soi et une poussée contraire vers un « autre soi » à l’intérieur de soi. Les TOC, troubles obsessionnels compulsifs, sont conçus comme une alternance entre des poussées obsessionnelles et des « contre-poussées » compulsives. Les troubles dissociatifs se présentent comme une tension entre une poussée vers l’être là (ici et maintenant) et une poussée vers l’être hors-là, en dehors de lui-même ou en dehors de la réalité (que cela soit à travers la dépersonnalisation ou à travers la déréalisation). Le syndrome post-traumatique est caractérisé par l’alternance entre le refoulement, l’oubli, la perte de mémoire et le retour du refoulé à travers la reviviscence de la scène traumatique. Dans la catégorie large des troubles anxio-dépressifs, on trouve également une poussée contraire entre des états réassurés, sécures, renarcissisés et des états phobiques, anxieux, auto-dépréciatifs.
On peut donc observer que ce sont des poussées contraires et des contradictions qui sont caractéristiques de la souffrance mentale. La psychopathologie tente de fixer des structures types de pathologies qui, à son insu, nous montrent, à l’inverse, un mouvement entre des forces opposées. Les catégories de la psychiatrie (DSM, CIM) reposent toutes sur une tentative de modélisation de ce qui se présente concrètement comme des poussées contraires chez les personnes et non des structures immuables et désincarnées. Ce que l’on observe au quotidien avec les personnes que l’on rencontre en thérapie, c’est que les contradictions du monde social sont donc transférées dans le mental des individus, dans les mots qu’ils utilisent, dans les images qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur corps. L’analyse de ces poussées contraires mène à s’intéresser à la singularité de la personne, à son histoire personnelle, à l’histoire sociale dans laquelle elle a vécu et qui l’a façonnée, c’est-à-dire aux forces opposées qui l’ont constituée dans le temps, au cours de sa vie… Le raisonnement médical classique est binaire (0-1) et non dialectique : (1-2-3-4, etc.). D’où le fait que la psychopathologie se contente sans problème de faire cocher des cases : on est malade ou sain, on est bipolaire ou borderline, dépressif ou schizophrène, on est 0 ou 1. L’application de la logique dialectique à la compréhension des grandes catégories de la psychopathologie permet de réaliser ce qu’elles ont en commun : ici, les poussées contraires qui déchirent les personnes et créent la souffrance…
Pour autant, la logique dialectique ne doit pas être confondue avec une simple pensée des contraires : le haut et le bas, la droite et la gauche, la lumière et les ténèbres, le vide ou le plein. La dialectique est un mode de raisonnement qui ne se substitue pas à la logique formelle, mais cherche à penser les relations entre les contraires, les actions réciproques des uns sur les autres. L’objectif est de chercher à montrer le mécanisme commun qui engendre les contradictions et les forces qui font osciller les individus d’un contraire à l’autre. En prenant conscience de ce mécanisme, les personnes peuvent le voir agir sur elles et donc retrouver une prise, un moyen de reprendre le contrôle, une agentivité, une marge de manœuvre. Cette possibilité de comprendre la logique de ces forces, leur opposition et ce qu’elles ont en commun donne la possibilité d’agir sur ses forces qui agissaient jusque-là sur la personne à son insu. Cela crée une nouvelle situation où la personne n’est plus ballotée d’un contraire à l’autre, mais dispose d’outils pour changer le cours du fleuve, pourrait-on dire. C’est là l’objectif premier de la logique dialectique et du matérialisme dialectique : chercher les moyens de dépasser les contraires.
3. Le matérialisme dialectique dans la pratique de l’accompagnement
Une personne que je suis une fois par semaine au Centre Georges Politzer ( CPMS) est prise dans plusieurs contradictions. C’est un jeune homme de 24 ans et, depuis la petite enfance, ses parents qui sont professeurs de mathématiques lui ont fait suivre un enseignement scientifique de manière intensive si bien que, jusqu’à l’âge de 18 ans, il a été éduqué dans un cadre très strict comparable à celui des sportifs de haut niveau. Il a, de fait, toujours été un excellent élève. À 18 ans, il a décidé de suivre une autre voie que celle qui avait été tracée par ses parents et il s’est mis à faire des études de Lettres, ce qui a beaucoup déçu ses parents et ses anciens professeurs de sciences. Cette formation en faculté de Lettres ne se passe pas très bien. Il se trouve très décalé avec les autres élèves : sa vie monacale d’élève de haut niveau a fait qu’il est très peu sorti, il n’a pas connu les soirées étudiantes, il n’a pas eu de flirt, il ne connait pas la musique que les autres jeunes écoutent, son rapport au corps est marqué par une certaine timidité, une inhibition. Il se demande souvent s’il n’a pas fait un mauvais choix avec les lettres et s’il n’aurait pas dû continuer les sciences.
Il est donc pris entre des poussées contraires : continuer à assumer son choix personnel ou rependre ses études en sciences, comme ses parents et anciens professeurs le souhaiteraient. Mais comme cette perspective lui a été imposée depuis la petite enfance, il ne sait pas ce qu’il aurait choisi s’il avait eu initialement le choix. Il ne sait pas non plus qui il aurait été s’il avait eu le choix dès le départ. Il utilise d’ailleurs une expression parlante pour exprimer ce dilemme : « sans les maths, je ne sais plus qui je suis ». Donc sans les maths, il ne sait plus qui il est et avec les maths il ne sait pas non plus qui il aurait été sans ce choix fait à sa place par ses parents. Il est perdu et éprouve une grande souffrance. On voit ici les ravages que la logique formelle produit sur sa perception de lui-même : ou bien il est dans le vrai, ou bien il est dans le faux, il n’y a pas d’autres alternatives et il passe par des moments où il pense ne pas se tromper et des moments où il pense faire fausse route. Il cherche à rendre son parcours cohérent, d’autant plus qu’il est très cérébral, et se perd en rationalisations qui ne débouchent pas sur une solution et le rendent encore plus confus et embrouillé. On voit également que cette contradiction génère chez lui des poussées contraires entre des alternatives qui paraissent opposées : ou bien suivre un parcours d’excellence en sciences (agrégation, doctorat, etc.) ou bien continuer en Lettres (sachant qu’il souhaite écrire et donc créer).
Il y a donc chez lui deux thèses qui s’affrontent, deux versions de lui-même et de son futur qui s’opposent. Ce qu’il y a de commun entre ces contradictions professionnelles, c’est qu’elles sont situées dans le domaine du savoir : les sciences et les Lettres sont deux formes de savoirs. Le travail consiste donc à lui donner des outils pour lui faire prendre conscience que la question n’est pas d’être dans le vrai ou le faux. La vie est faite de contradiction. La pression sociale, familiale ou sociétale, nous met dans des contradictions qui sont inhérentes à la société dans laquelle on vit. Le fait d’avoir vécu une enfance et une adolescence très cadrée et encadrée, avec une discipline de vie très exigeante, fait que son entrée dans le cadre de la vie adulte génère chez lui une volonté de s’opposer à tout. Il est à la fois révolté et docile, partagé entre la personne qu’il a été jusqu’à ses 18 ans et la personne qu’il tente de devenir aujourd’hui, avec une personnalité forte faisant ses propres choix et les imposant aux autres. Pour le moment, c’est la deuxième option qui l’emporte et il tente de se professionnaliser dans les Lettres et d’assumer une forte personnalité. Mais il vit cette perspective avec difficulté, car il doit créer et inventer cette nouvelle personnalité tout en refaisant son éducation en quelque sorte.
L’objectif de la thérapie est de le pousser vers l’émancipation et vers cette transformation en le confortant dans ces choix. On peut d’ailleurs observer que, lorsqu’il s’affirme et dépasse les contradictions qui font obstacle à son émancipation, il est poussé par une grande énergie, ce qui lui donne plus de joie de vivre, plus d’élan vital. Cependant, pour dépasser la contradiction, il doit accomplir une rupture avec le principe de non-contradiction (avoir raison ou se tromper). Ce qui implique de refonder une nouvelle compréhension de lui-même où il ne s’agit plus d’être dans l’alternative de se conformer ou de s’opposer à ses parents. En effet, l’option conformiste comprend sa propre négation (l’opposition) et l’option de l’opposition comprend, elle aussi, sa propre négation, soit le fait de toujours agir, même si c’est pour s’y opposer, en fonction des attentes de son milieu familial. Concrètement, il doit donc trouver une nouvelle forme de « propriété de lui-même » dans laquelle il ne serait plus la propriété de ses parents (et plus largement des autres) que cela soit pour s’y conformer ou s’y opposer, mais vivre pour lui-même en étant la propre source de sa création et sa propre autorité. C’est un passage difficile qui nécessite d’être accompagné. L’objectif de cet accompagnement est de favoriser une prise de conscience des forces qui agissent sur lui à son insu afin qu’il puisse développer son agentivité et retrouver une marge de manœuvre. Dans son cas, la négation de la négation constitue le fait de prendre conscience qu’en s’opposant à la pression familiale, il devient en effet une antithèse du projet parental, mais continue à laisser agir indirectement ses parents dans ses choix ce qui d’ailleurs le révolte, car même dans cette opposition il ne se sent pas libre. Ce qui implique de sortir de la réciprocité des opposés pour trouver une nouvelle « forme », une nouvelle articulation des mots et des images qui le définissent et une nouvelle conception de son corps fondée sur la liberté d’être soi-même selon sa propre règle, ses propres normes, ses propres goûts et désirs.
Conclusion
Chez Lefebvre, le mouvement dialectique - affirmation/négation puis négation de la négation - est vu de manière concrète, au plus près du réel : les contradictions sociales génèrent un conflit, elles font obstacle et c’est en franchissant ce qui fait obstacle qu’une nouvelle situation, une transformation, une métamorphose sont engendrées. On pourrait définir la dialectique chez Lefebvre comme une dialectique du devenir et de l’émancipation. Le temps, la temporalité joue un rôle central. Comme chez Politzer, la dialectique n’est pas un travail de définition (taxinomies, nosographies), mais d’analyse du devenir dans le temps. Pour illustrer cette différence, on pourrait reprendre un exemple donné par Politzer. Si l’on utilise la logique formelle, par exemple, pour définir ce qu’est une pomme : on considère sa couleur, sa forme, sa taille, son poids, on fait la différence, mettons, avec une poire, puis on classe ce fruit dans un tableau des différentes espèces de fruits, etc. L’approche dialectique est très différente : on va considérer que la pomme que l’on observe se trouve dans un certain « état », dans une de ses « formes », mais, avec le temps, elle va pourrir puis se décomposer et changer de « forme ». Schématiquement, les graines qu’elle contient vont se disséminer dans le sol et faire pousser de nouveaux pommiers. Ensuite, des fleurs apparaitront dans les branches du pommier puis ces fleurs se transformeront en pommes qui, à leur tour, tomberont de l’arbre. Par conséquent, la pomme à plusieurs « formes » qui dépendent de son cycle de vie : la graine, l’arbre, la fleur, le fruit, etc. Les forces qui s’opposent ici sont celles du cycle de la vie et de la mort : la fleur est la naissance, la pomme est l’âge adulte (on dit d’ailleurs qu’elle est mure) puis, sous l’action du temps, elle dépérit, se désintègre pour devenir à son tour non plus le produit du pommier, mais son origine.
Lorsque nous rencontrons des personnes à l’APPS, nous les rencontrons dans un certain « état », une certaine « forme » qui est faite de poussées contraires. Ces contradictions engendrent une souffrance et nous tentons d’accompagner la personne vers un dépassement de ces poussées contraires et sa réalisation dans une nouvelle forme d’elle-même, une métamorphose, une émancipation. La dialectique nous permet de saisir les poussées contraires qui déchirent les individus. Quand on parle de transfert du social dans le mental, cela nous permet de comprendre que ces poussées contraires sont engendrées par le contexte social dans lequel la personne évolue. Elle intériorise les contradictions du monde social et les fait siennes. Elle les individualise et les voit comme ses propres contradictions. Sous l’effet de la pression sociale, de la pression familiale, des normes dominantes, la personne est prise dans ces injonctions sociales et ne sait plus comment avancer, elle est placée dans une impasse, dans le flou. D’autant plus que la logique linéaire crée une oscillation entre les moments où la personne pense avoir raison et s’affirme et les moments où elle pense avoir tort et se nie elle-même. La relation entre la « personne accompagnante » et la « personne accueillie » permet de transmettre un savoir émancipateur. La perspective d’avoir accès à ce savoir et d’exercer une critique sociale est donc cruciale, car elle permet de prendre conscience des forces qui agissent sur nous et, ce faisant, d’avoir une prise sur eux, de développer une marge de manœuvre, une agentivité. C’est valable pour la « personne accompagnée », mais aussi pour la « personne accompagnante », car la singularité de chaque individu nous permet de réaliser sous des angles différents nos propres pensées et contradictions et de revisiter dialectiquement nos croyances et notre pratique. La relation d’accompagnement est aussi une relation « dialectique » entre la « personne accompagnante » et la « personne accompagnée », relation au sein de laquelle s’opère également un transfert social bidirectionnel de valeurs, de savoirs, d’expériences, d’émotions…
Thomas Beaubreuil
Illustration :©Francis Picabia
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