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PPP, Petit Portrait Pasolinien



Vivons nous les derniers soubresauts violents précédant l’agonie de ce qui fut si accidentellement - occidentalement - un système dominant ?

L’oeuvre de Pasolini anticipe de façon extraordinaire ce que nous sommes en train d’éprouver dans la civilisation occidentale aujourd’hui que cela soit au sujet de la sexualité, de la création artistique, du rapport social entre les humains, et plus encore de ce qu’il nomme avec lucidité le néo-fascisme.

Je souhaite en donner ici un Petit Portrait Pasolinien à partir de ce qui peut se transmettre de deux films qui se sont succédés La Ricotta, 1963, et Il Vangelo secondo Matteo ( L’évangile selon Saint-Matthieu ), 1964.

Pasolini s’est coltiné jusque dans son corps la Passion du fondement de cette civilisation, celle du Christ et de ses ersatz ou dérivés. Et donc si Passion il y a, se met à l’épreuve le Pâtir dans ce qui noue les mots, les images et les sensations du corps. C’est avec cette poésie concrète qu’il donne puissance à ses films.

Il retourne et renverse ce qui se transfère du rapport de domination politique consenti si massivement si démocratiquement.

Il crée ses films en poète et donc en sautant, et ce saut fait révolution dans l’histoire du cinéma. Hic Rhodes, Hic Salta écrivait Marx.


Ainsi dans l’Evangile selon Saint-Matthieu, c’est par une présence étonnante des corps à l’écran qu’il transmet ce qui angoisse et réussit à le traiter en même temps. Il transforme l’angoisse sociale par ce biais. Tout en traitant du Sacré qui dépasse le religieux, il défait la Sainte Agonie et lui ôte la puissance qui nous tient encore en ses rêts aujourd’hui.

Cette présence des corps est plus performante que l’interprétation classique qui est devenue habituelle au niveau politique. Certes dans ce film le rôle du Christ est donné à un ouvrier espagnol et le peuple s’oppose aux pharisiens bourgeois. Mais derrière cette représentation de la lutte des classes, qui existe bien socialement et politiquement, le combat fondamental humain concerne plus précisément la vie et sa privation et donc exige de prendre en compte les rapports de dominations qui découlent de ce primat pour aller vers des pratiques non tutélaires et de libre disposition de soi.

C’est ce que prend en compte Pasolini. Cette présence des corps renvoie à la question de la valeur qui circule dans le transfert social, le transfert entre les gens. Que vaut un corps face à un autre corps ? Qu’est ce qui fonctionne comme valeurs dans le rapport entre humains ?


Cette question de valeurs transportées dans le monde social et politique est tout à fait propice à être étudiée ici. En effet, La Ricotta lui a valu 4 mois de prison avec sursis pour outrage à la religion et paradoxalement un an plus tard Il Vangelo se voit récompensé par le Grand Prix de l’Office Catholique International du Cinéma.

Ce qui est mis au devant de la scène dans ces deux films concerne la mort, le meurtre dans son rapport au social et au politique et cela est essentiel pour saisir ce qui se passe aujourd’hui. Les premiers films de Pasolini, Accatone, Mamma mia se terminaient déjà tous sur la mort du jeune héros prolétaire.

Pour les deux films concernés La Ricotta et Il Vangelo, la présence du Christ change la donne. Certes Stracci meurt dans la Ricotta attaché sur la croix avec le rôle du bon larron. Surtout, il meurt dans l’humiliation et par l’humiliation forcée. Le « forçat de la faim » se cache dans une grotte pour engloutir une quantité impressionnante de ricota. Lorsqu’il est retrouvé par l’équipe de tournage et les autres acteurs, il avale la nourriture qu’on lui lance pour l’humilier et le fait avec voracité. Les acteurs lui lancent la nourriture comme ils le feraient à une bête ou encore avec la gestuelle de la lapidation. Ils se moquent et s’esclaffent devant ce suicide orgiaque où le forçat de la faim a la révélation pulsionnelle qu’il peut consommer sans limite ainsi que le propose le capitalisme. La fin conclue le meurtre social, meurtre où la vie qui n’a plus que la valeur du bien de consommation peut s’en aller silencieuse : Stracci alors qu’il s’apprête à dire sa réplique attaché sur la croix meurt d’indigestion, indigestion dont il a été à la fois l’agent, mais aussi effet et produit d’une société de consommation qui perd ici son caractère abstrait et révèle son inconscient : le meurtre obscène donné en spectacle, automeurtre pris dans l’aliénation du forçage moqueur des autres. Stracci signifie en italien « loques », destin d’un loquedu dans la civilisation de consommation.


Pour Il Vangelo la mise en fonction de la croix est toute autre. La mise en valeur de la beauté des visages, du Christ mais aussi du peuple, élève la question de la valeur divine. Si celle-ci est prise de façon athée par Pasolini, l’absolu de la pureté et la question de la solitude l’emportent.

Pasolini réussit à nouer plaisir et sainteté. Si le « pourquoi exposer le corps du Christ en croix » renvoie au triptyque « mort, sexe, pauvreté », il s’inscrit dans un combat politique émancipateur qui se noue cependant à une philosophie de l’histoire et le paradis marxiste à l’horizon.

La différence avec la Ricotta réside dans la mise en place d’un style cinématographique où la beauté, le fond désertique, la pureté font appel à un-delà. Cet au-delà n’est pas du registre de la transcendance mais de l’immanence : Pasolini est poète des choses. La philosophie de l’histoire, individuelle ou collective, qui est toujours religieuse, l’attachement au texte fondateur de l’Evangile, la bonne promesse liée à l’écrit, l’appel à l’au-delà qui peut être interprété comme transcendantal, ne peuvent avoir que l’aval de la hiérarchie catholique.


Pour autant sur cette question centrale de la responsabilité dans le meurtre social - ce qui fait révolution à l’insu de toute hiérarchie - est le passage de l’ordre du Père à l’ordre du Fils et sa liberté possible.

Pasolini dans sa création convoque les corps. Cela rejoint la remarque d’Hervé Joubert-Laurencin : « la critique politique pasolinienne est aussi et d’abord une chronique politique de son propre corps » 1. C’est ainsi qu’il nous oriente dans le débat d’aujourd’hui en mettant l’accent non pas sur la question de l’origine « d’où on vient ? » mais sur celle du devenir, « où on va ? » Soit la question de la solidarité et sa construction non soumise au sacrifice. La liberté possible des fils.


Hervé Hubert

Article paru dans Niepcebook 11, mai 2019


Illsutration : ©Jérôme Blosch


1 JOUBERT-LAURENCIN H, Avec toi, contre toi, Pasolini in Contre la télévision, p. 17

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