Nature pasolinienne
L’héritage pasolinien est tout sauf monolithique. Le polymorphisme de son existence, son rapport à la vie, témoigne d’un mouvement permanent et son meurtre a provoqué une diffusion de ses contenus artistiques multiples dans différents champs.
Le champ de la nature est l’un d’entre eux. L’œuvre de Pasolini est traversée par la poésie de la nature aussi bien dans ses écrits qui allient l’éveil des campagnes dans ses poèmes frioulans que dans la mise en place d’un style cinématographique dans Il Vangelo segundo Matteo où la beauté devient fond désertique de pureté. Deux pôles, l’éveil fleuri et le désert, où le rôle de la lumière est central et organisateur de sa vie créative d’artiste comme il l’est dans la vie de tout être humain, poète potentiel.
Pasolini est aussi poète des choses. La chose introduit la question du travail. Il est possible de distinguer deux sortes de choses : les choses naturelles et les choses qui sont produit d’un travail.
Pasolini juge crucial dans l’évolution de l’humanité, le rapport du travail avec la nature et donc le rapport au monde paysan.
Le monde paysan qui travaille avec la nature joue un rôle d’entre-deux des révolutions faites au nom de Marx, aussi bien dans l’histoire de la révolution bolchevique que dans celui de la Chine populaire. Un entre-deux capital et déterminant, siège des poussées contraires au travail dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie.
Nourri par la lecture de Gramsci et ses « cahiers de prison », il pressent la venue des monstres d’aujourd’hui. La phrase souvent citée chez Gramsci « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » est fondamentale pour saisir le message de Pasolini quant au monde issu de la civilisation de consommation. Les monstres sont ici ordinaires, non pas extra-naturels. Ils ont donc une apparence naturelle, une forme qui semble naturelle. Ces monstres destructeurs sont issus du naturel de la vie quotidienne. C’est donc ce rapport au naturel qu’il convient de changer. Il s’agit ici de faire fonctionner l’amour pour la vie contenu chez les opprimés et en faire arme contre la bourgeoisie, et pour reprendre une phrase de Pierre-Paolo « La bourgeoisie n’aime pas la vie, elle la possède »
C’est dans ce contexte que Pasolini insiste sur la fonction du Sacré. Cela lui a valu d’être jugé réactionnaire ou conservateur ! Cela introduit effectivement selon la définition simple du Sacré, le domaine de la séparation intangible et inviolable du religieux. Et Pasolini évoque justement la nécessité de la religion des choses : trouver une forme de sacré dans un paysage, un visage ou dans les ruines de la civilisation antique. Alors qu’il se promenait sur un petit chemin de pierres totalement désert, il met en avant le fait qu’il faut défendre cette sinueuse et calcaire voie vicinale au même titre que les grandes œuvres humaines.
Pasolini perçoit la nécessité de révéler l’apparition du sacré dans la vie quotidienne, rejoignant la signification philosophique du sacré « l’envers de notre monde habituel, mais aussi par là ce qui a un ascendant sur lui, ce qui peut-être en est le commencement, au double sens du grec arché, commencement et commandement. »
Cet envers renvoie à la vie en miroir et son effet de passivité qui domine dans la période occidentale actuelle. Nous avons donc à prendre de la graine de cette fonction du Sacré pasolinien pour s’opposer, avec d’autres ingrédients, au désenchantement du monde.
L’analyse des Ecrits Corsaires, recueil d’articles publiés entre 1973 et février 1975, alerte sur ce qui se met en place aujourd’hui, le néo-fascisme de la société de consommation, bien plus puissant que sa version traditionnelle.
Dans un entretien donné la veille de sa mort il explique « La tragédie est qu’il n’y ait plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres »
Face à cette société de consommation avec sa dynamique d’uniformisation sociale, culturelle et esthétique qui devient une vraie prison mentale, la mise au premier plan de la forme humaine s’impose. Le rapport à la réalité, qui doit être autre chose qu’une vie en miroir hollywoodienne qui aboutit aujourd’hui à la destruction des différentes réalités individuelles, des différente façons d’être une personne humaine responsable de son devenir. Une forme nouvelle de lutte pour la vie s’impose et cela est de l’ordre du besoin. Un besoin qui casse le formatage des vies pour aller vers le quotidien de la vérité de l’attention à l’autre, ce qu’il est, ce qu’il veut, alliant les différences et les singularités à l’universel, le langage universel immédiat de la réalité, celui qui accouche toujours dans la vie vécue du partage d’une production cinématographique de Pasolini.
Hervé Hubert
Illustration : Francis Picabia
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