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Lettre de Karl Marx à Arnold Rugedans - Deux lectures du jeune Marx de Judith Butler




Deux lectures du jeune Marx est un recueil de deux textes choisis par Judith Butler et de leurs commentaires, dans le cadre du séminaire étudiant Lectures de Marx.  Le premier, Le corps inorganique chez le jeune Marx, est la restitution d’une conférence, donnée par Butler, à partir d’un passage dans Les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, où il est question de la nature en tant que corps inorganique de l’homme. » Dans la seconde partie, précédée d’une courte analyse de Butler, il s’agit de La Lettre du jeune Karl Marx à Arnold Ruge, que je vais tenter de vous exposer.

Figure de proue des études de genre, Judith Butler est une philosophe contemporaine, dont les travaux sont héritiers du mouvement féministe matérialiste. A partir du marxisme, le féminisme matérialiste pense en termes de classes, de rapports de domination, d’oppression et met le patriarcat au cœur de sa réflexion. S’éloignant de ce courant de pensée, marqué notamment par sa transphobie, Judith Butler travailla sur la question de l’assignation entre sexe et genre qui donnera lieu à son ouvrage phare : Trouble dans le genre, publié en 1990. Trouble dans le genre remettait en dialogue les rapports entre nature et culture, nature et sexe, ainsi que culture et genre. 

La dialectique, tradition philosophique pratiquée par les penseurs depuis l’antiquité, permet de penser l’humain et les éléments qui le constitue, le forge et l’environne. En tant que philosophe, Butler s’inscrit dans cet héritage à l’occasion de sa participation au séminaire étudiant Lectures de Marx de l’Ecole Normale Supérieure,  questionnant ces deux textes du jeune Karl Marx. 



Le contexte historique et intellectuel de la lettre de Karl Marx à Arnold Ruge


Aussi, il nous faut historiciser le contexte et revenir un peu sur la jeunesse de l’auteur du Capital (1867) dont l’influence majeure a encore des retentissements aujourd’hui, et qui ne l’oublions pas, fut philosophe avant d’être théoricien d’économie politique. En effet, celui qui rêvait de devenir poète, décida de « se tourner vers la philosophie en lisant des fragments de la philosophe d’Hegel », comme il l’écrira à son père dans une lettre en novembre 1837. Cependant, Marx ne peut se résoudre à l’idée hégélienne qui veut que toute contradiction se résout. Il fait la découverte que la lutte entre deux éléments ou mouvements contraires se termine par l’élimination de l’un favorisant l’émancipation de l’autre. Par ailleurs, le jeune Marx se cherche, fait la fête à Berlin pendant ses études, rencontre sa femme dont il tombe éperdument amoureux et avec qui il commencera une vie d’exil en Europe peu de temps après la rédaction de cette lettre. Ces échanges épistolaires avec Ruge, « jeune hégélien », figure importante du monde intellectuel allemand de l’époque et éditeur vivant à Paris, marque un tournant dans la trajectoire de Marx. En effet, Ruge édite à ce moments-là des textes de Marx, ce qui lui procure une certaine subsistance financière. Notons aussi que le projet qu’ils ont ensemble de créer une revue franco-allemande,  impulse sa venue à Paris. Ruge venait de lui faire part dans sa lettre précédente, de son athéisme proclamé et de son adhésion au mouvement des « nouveaux philosophes », des idées qui sont en accord avec celles de Marx à ce moment-là.  


Faire table rase du passé, pour penser un nouvel ordre du monde intellectuel en Europe et au-delà. 

Ainsi, la rédaction de cette lettre se situe quelques semaines avant l’installation de Marx et de sa femme à Paris, quittant l’Allemagne dont il décrit le climat politique comme « asservit » et peu compatible avec « une activité libre », sous-entendant par là qu’il y sévit la censure et l’oppression politique. Paris est, à cette époque, « la nouvelle capitale du nouveau monde », comme il le dit, où sont en exil les intellectuels et artistes allemands. Ils s’y retrouvent pour sa liberté politique et intellectuelle malgré un climat social marqué par la monarchie française de Louis -Philippe. Aussi, Marx évoque un « projet » et l’on sait qu’il a dans l’idée de fonder une revue franco-allemande, qu’il co-éditera avec Ruge dans un premier temps. Tout le début de sa lettre évoque « ce projet », « cette nouvelle entreprise », ou encore ce « nouveau point de ralliement pour les têtes effectivement pensantes. » Plus encore que cette revue, il est surtout question d’une vision que Marx envisage dans une dimension universelle écrivant : « Il sera montré que l’humanité ne commence pas un nouveau travail, mais accomplit son nouveau travail avec conscience », et évoquera plus loin que le grand parti critique dont il rêve ne s’élèvera que quand il aura une forme politique qu’il veut « universelle. » Plus globalement, le projet est de penser « le nouveau monde » à partir de « la critique de l’ancien. » Pour Marx, il y a une nécessité à faire rupture avec le passé, en particulier parce que, comme il le dit « la philosophie s’est sécularisée », c’est-à-dire qu’avant le contexte et le langage religieux imprégnait, infiltrait tout le discours philosophique. Faire rupture avec « l’ancien », exige aussi de ne pas adhérer en particulier aux idées anarchistes du théoricien français Prudhon dont il est proche, reconnaissant le caractère précurseur des écrits malgré tout. Cela implique également, pour Marx, de s’éloigner d’un communisme existant mais flirtant avec une « abstraction dogmatique » comme il le dit, avec des figures comme le théoricien communiste français Cabet, ou encore l’allemand Weitling. Marx et Engels évinceront ce dernier de la Ligue des Justes, critiquant ses écrits réactionnaires emprunts de religiosité. Ainsi donc , comme nous le dit Butler, Marx se questionne sur le sens de la philosophie en tant que « critique impitoyable de l’ordre établi. »


Une philosophie critique inscrite dans l’époque, pour un projet concret et humaniste.


Aussi, Marx prône un communisme exigeant, loin des dogmes politiques et religieux. Ainsi, le projet doit être, pour lui, une « compréhension de soi » par une philosophie critique, inscrite dans l’époque et donc impliquant les luttes et les souhaits de chacun, sous-entendu les combats des travailleurs, travailleuses du monde ouvrier et artisan. Il s’agira de penser à partir des expériences concrètes que vivent les citoyens, ce qu’il comprendra vraiment et entreprendra après sa rencontre avec Engels. Par la suite, à Paris, il découvrira une ville où les artisans et les ouvriers souffrent de leur condition mais sont en capacité de penser ensemble, s’organiser, se soutenir, se retrouvant dans les cafés où Marx les observera. Pour l’heure, il est déjà question d’unir ses forces. Comme il le dit : « C’est un travail pour tout le monde. Il ne peut être que l’œuvre de forces réunies », et à l’échelle de l’humanité, annonçant le dessein du Manifeste du parti communiste que Marx et Engels décriront comme « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. »

Ainsi donc cette lettre porte en germe ce qui figurera, dans un premier temps, dans les écrits rassemblés dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, c’est-à-dire une critique de l’ordre philosophique établi, souhaitant mettre au jour une pensée neuve, innovante dans un monde déjà en mouvement, marqué par les révolutions de l’époque. Nous l’avons dit, c’est véritablement après sa rencontre avec Engels, à Paris, que ce projet philosophique prendra corps. En effet, c’est dans un second temps, avec celui qui deviendra son grand ami et collaborateur intellectuel, qu’ils écriront à quatre mains des textes majeurs dans l’évolution de leur théorisation communiste qui donnera lieu à la rédaction du Manifeste du parti communiste, publié en 1848. 



Les apports de ces deux philosophe pour regarder, appréhender le monde qui nous entoure et éclairer notre praxis à l’APPS.


Présentant cette lettre de Marx, Butler ici a le mérite de donner à voir une autre image de Karl Marx, autre que celle du vieux sage à la barbe blanche, figure tutélaire des congrès du parti communiste du monde entier. On découvre ici un Marx déterminé, énergique, tourné vers l’action, qualités qui le porteront pour mener à bien Le Manifeste puis son grand œuvre Le Capital. Marx nous y enseigne aussi qu’il faut renouveler sa pensée, faire des tentatives, oser des transformations dans un monde toujours en mouvement. 

En revanche et tout comme Butler le souligne, nous ne pensons pas qu’il faille faire table rase du passé comme le préconise Marx dans sa lettre mais il nous semble pertinent au contraire de tirer les enseignements de ce passé. En revanche, nous reconnaissons qu’un des apports majeurs de Marx, est ne plus considérer le sujet indépendamment de la situation historique, sociale, et économique dans laquelle il se trouve. « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience», comme le dit Marx.  Par « vie », il faut entendre « la vie matérielle concrète dans des conditions socio-historiques déterminées. » Ainsi, Marx préconise une approche concrète, matérielle. De la même manière, dans notre pratique à l’APPS, nous partons de l’expérience concrète des personnes que nous recevons. Une expérience concrète qui s’inscrit dans une trajectoire de vie matérielle prise, située, pour reprendre Donna Haraway, dans un contexte historique, social et économique, ce qui en fait une expérience singulière. Ainsi avec ces deux textes de Marx, Butler réactualise les idées marxistes afin de repenser la philosophie comme outil critique du monde qui nous entoure. 

Aussi, il me parait également très pertinent de faire dialoguer les travaux de Marx avec d’autres penseurs comme nous le faisons ici, lors de cette journée de travail autour de ce thème : « Pratiquer avec l’APPS - Pour de nouvelles pratiques entre humains », afin de nous inscrire nous aussi thérapeutes, psychologues, et praticiens de l’analyse psycho-sociale dans une dialectique vivante de notre praxis. Et comme le dit Judith Butler : 

« Seule une mise en évidence des contradictions permet l’émergence d’une nouvelle façon de penser et d’une nouvelle conception du monde. Le philosophe critique est celui qui ’’ trouve’’ le nouveau monde en élaborant à partir de l’ancien. » (p.81) 

Aussi, cela rejoint notre thème de l’année précédente qui était : « Que faire avec les contradictions dans le mental ? » Butler nous dit de mettre en évidence les contradictions afin de faire émerger une nouvelle façon de penser, d’être au monde. Et en effet, c’est en substance ce qui est mis à l’œuvre dans le travail psychothérapeutique que nous menons avec les personnes accueillies au Centre Georges Politzer. 



Christine Acheroufkébir


Illustration ©Van Gogh

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