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La dialectique des contradictions dans le mental avec Marx




Karl Marx, Le Capital, Livre I, PUF, [1867], 1993.

Le Capital constitue l’œuvre majeure de Marx. Sa rédaction s’est étalée sur les 20 dernières années de sa vie. Le livre 1 parait de son vivant. Les livres suivants paraitront, après le décès de Marx. Ils s’appuient sur des textes non achevés et mis au propre par Engels. Marx parlait de cet ouvrage « comme du plus gros missile jamais envoyé à la tête de la bourgeoisie ». La parution du livre 1 date de 1867. C’est un livre qui s’intéresse aux théories économiques classiques de la valeur et de la monnaie. Ces théories s’interrogent sur ce qui fonde la valeur des marchandises ou encore sur le fonctionnement de la monnaie. Pour définir l’approche de Marx, on parlerait davantage aujourd’hui d’un travail de « sociologie économique ». C’est un ouvrage qui traite d’économie, mais depuis un point de vue critique et social. L’ouvrage a d’ailleurs pour sous-titre « critique de l’économie politique ». À l’époque de Marx, l’économie politique voulait dire l’économie de la cité, de la société, par opposition à l’économie domestique (le budget du foyer familial, des individus). Le mot « politique » n’est donc pas employé dans son acceptation actuelle. On a parfois dit que Marx est « le dernier économiste classique ». En effet, il discute les thèses des économistes « classiques » (ie : libéraux), celles d’Adam Smith et de Ricardo en particulier, dont les ouvrages s’intéressaient aux théories de la valeur. Cependant, c’est oublier qu’il souhaitait réaliser une critique des théories de la valeur qui se trouvent au fondement du système capitaliste. Sa démarche va au-delà d’une simple étude d’économie et met en œuvre de nombreuses autres disciplines… Le Capital est considéré comme un ouvrage précurseur des sciences sociales. Marx est d’ailleurs l’un des pères fondateurs de la sociologie, de l’histoire sociale et économique, de l’économie hétérodoxe (c’est-à-dire non libérale), de l’anthropologie économique ou encore de courants de pensée dans les sciences politiques et la philosophie morale et politique.

L’axe principal de ce texte consiste à envisager en quoi la lecture du Capital peut nous aider à comprendre « les contradictions dans le mental ». Je partirai donc des contradictions systémiques du capitalisme exposées par Marx pour aller vers le thème des poussées contraires dans le mental. J’essaierai de montrer, en conclusion, comment l’outil Marx peut se révéler utile dans la prise en charge de la souffrance sociale.

1- Le dévoilement des fondations de l’économie capitaliste

2- Le renversement des principes de justification du système capitaliste

3- Le fonctionnement de la plus-value et la fétichisation de la marchandise

4- L’outil Marx dans la pratique psycho-sociale

1- Le dévoilement des fondations de l’économie capitaliste

Marx va montrer que la valeur des marchandises est produite par l’exploitation de la force de travail dans le système capitaliste. Mais cette exploitation est cachée. La monnaie fétichise la valeur et incarne la richesse en voilant les véritables sources de sa valeur. La monnaie joue le rôle de tiers entre la marchandise que l’on vend et la marchandise que l’on achète. Dans un système de troc binaire, on se rend compte que l’échange ne comporte pas ce tiers ou cet équivalent monnaie. Par exemple, on estime qu’un kilo de café vaut 3 mètres de tissu et l’on échange les deux. On détermine cette valeur au jugé, en fonction du travail nécessaire à sa réalisation. Mais plus ce système se développe, plus on échange de marchandises et plus il existe d’équivalences entre telle ou telle marchandise. Un kilo de café vaut 3 mètres de tissu, ces 3 mètres de tissu valent 10 kilos d’oranges qui valent, à leur tour, une chaise, etc. L’individu qui échange 10 kilos d’oranges contre une chaise n’a pas forcément l’idée du travail qu’implique la fabrication de 3 mètres de tissus. Le travail nécessaire à la production des objets devient donc de plus en plus abstrait.

À la longue, un équivalent général (l’or ou l’argent) servira à échanger les marchandises et va avoir pour effet de renforcer davantage ce détachement entre les marchandises et le travail qui les produit. Ces opérations contribuent à déréaliser le travail requis pour produire les marchandises (le café, le tissu ou la chaise). Telle quantité de marchandise « x » vaut telle quantité de marchandise « y ». Cela veut donc dire qu’elles considèrent, sous ce rapport, que les travaux fournis pour les produire se valent, alors que ce n’est pas forcément le cas. Ce système d’équivalence crée aussi une différence plus grande entre la valeur d’usage (la valeur réelle ou utile) et la valeur d’échange. L’eau, par exemple, a une valeur utile majeure. Le diamant a une utilité très secondaire. Pourtant la valeur d’échange du diamant est bien plus élevée que celle de l’eau. Ces mécanismes marchands finissent par transférer la valeur produite par le travail humain dans les objets. La vue d’un diamant inspire l’idée de richesse alors que l’eau parait presque invisible et ne suscite pas cette idée, malgré sa valeur utilitaire centrale dans la vie humaine. Mais cet exemple montre aussi les limites des valeurs établies. Dans le désert, une personne assoiffée pourrait payer l’eau bien au-dessus de son prix usuel…

Ce que veut nous faire comprendre Marx ici c’est le niveau d’abstraction auquel on arrive dans une société capitaliste à propos de la valeur des objets et des marchandises. On a l’impression que le diamant tient sa valeur de lui-même, mais c’est faire abstraction du système social et culturel qui lui donne cette valeur et en dehors duquel il n’a plus de valeur. C’est aussi faire abstraction du travail nécessaire pour produire le diamant : prospection, creusement des mines, extraction par des mineurs, transport par des marins, polissage, façonnage par des artisans spécialisés… Le système de détermination de la valeur finit par nous faire croire que ce sont les marchandises qui possèdent une valeur en elles-mêmes, mais c’est le travail qui produit la valeur et la transfère dans l’objet. De la même manière que les humains ont longtemps cru aux dieux sans s’apercevoir que c’est eux qui inventaient ces dieux, ils croient que les marchandises qu’ils produisent ont une valeur en elles-mêmes. Mais c’est le travail humain qui crée cette valeur en fonction des sociétés et des époques dans lesquelles ils vivent.

Cette vision abstraite du travail devient encore plus abstraite avec l’introduction de la monnaie. Désormais, les marchandises ne sont plus directement échangées contre d’autres marchandises. Dans un premier temps, on part du principe qu’elles ont une valeur équivalente et l’on met en place un équivalent général universel, comme l’or par exemple. Dans un deuxième stade de développement, ces métaux vont servir ensuite à fabriquer les premières pièces de monnaie, dont le poids déterminait la valeur. Puis, cet équivalent général devient, dans le système actuel, une monnaie : un objet symbolique et certifié de la valeur. Cet objet permet de réaliser l’échange par l’entremise d’un tiers abstrait qui ne constitue plus qu’un symbole de la valeur : 1 kilo de café vaut 15 euros. Ce processus introduit la « forme prix » et fait oublier que 15 euros = 1 kilo de café = 3 mètres de tissu = tant d’heures de travail. Tout devient dès lors mesuré à partir de la « forme prix », alors que dans l’économie archaïque, la notion du travail nécessaire pour produire de la valeur servait à la mesurer. Par exemple, on estimait la valeur d’un champ en journées de travail pour le cultiver… Désormais, la valeur, l’argent, la richesse, le capital constituent du travail cristallisé dans la « forme objet » et sa « forme prix ». Quand on voit un paquet de billets de banque, on voit de la valeur et non le travail qui a produit cette valeur. On pense que la valeur réside dans le billet de manière magique ou fétichiste, au lieu de voir que le billet, en dehors du contexte social qui le fait exister comme valeur, n’a aucune valeur en lui-même.

Cette contradiction pousse le capitaliste à penser qu’il possède son argent en vertu de sa propre valeur : il a accumulé sa richesse grâce à sa valeur personnelle et sa richesse montre bien sa valeur personnelle. Mais c’est l’exploitation de la force de travail qui rend l’accroissement de cette richesse possible. Les salarié.es touchent un salaire. Le capitaliste pense donc qu’on les traite de manière équitable. Cependant, Marx va montrer que pour accumuler de la richesse, le capitaliste fait produire par les salarié.es une valeur plus grande que celle pour laquelle il les rémunère. On a longtemps appelé ce surplus de valeur produit par les salarié.es la plus-value, mais les nouvelles traductions parlent plutôt de survaleur (peu importe). Les salariés ne touchent pas une paye en fonction de la valeur qu’ils produisent, mais en fonction du niveau de rémunération qui a cours sur le marché de l’emploi. La différence entre la valeur qu’ils produisent par leur travail et la rémunération qu’ils reçoivent permet au capitaliste de s’enrichir sur leur dos. Le capital forme donc du travail humain caché, sans cette exploitation des salarié.es, la concentration de richesses n’existerait pas. Comme ce système est fondé sur la négation de la valeur réelle du travail salarié, il est exposé à des poussées contraires. En effet, si les salariés s’estiment trop lésés et trop mal payés par rapport au travail qu’ils fournissent, ils peuvent se révolter. Au Moyen Âge par exemple, les paysans se révoltaient déjà contre le seigneur et l’église lorsque les impôts en nature qu’ils devaient payer ne leur laissaient plus assez de réserves pour vivre… Plus le capitalisme se renforce et plus la pauvreté se renforce et plus il exploite et plus il s’expose à l’effondrement. Pendant les grèves, les salarié.es s’arrêtent de travailler et la production de richesse s’arrête. Ils produisent donc la richesse des capitalistes.

Je simplifie ici un peu excessivement, car Le Capital constitue un ouvrage complexe qui va au fond des problèmes posés par la science économique. On a souvent dit que Marx fait partie des derniers économistes classiques dans le sens où Le Capital s’insère dans le débat des théories économiques de la valeur. La question de l’origine de la valeur interrogeait beaucoup les économistes classiques comme Adam Smith ou Ricardo. Ils cherchaient à savoir ce qui fonde la valeur d’une marchandise : comment est déterminée la valeur d’un objet ou d’une production au sein des échanges économiques ? On se place ici dans une discussion d’économie, on ne parle pas des valeurs au sens de normes, de représentations mentales, de morale ou d’éthique individuelle, mais de la valeur des marchandises.

Cependant, si Marx discute ces théories économiques, il est loin d’être un simple économiste. Il critique ces théories économiques pour remettre en question les fondations du système capitaliste et va développer une approche de la notion de valeur qui va bien au-delà des réflexions de l’économie classique… Ces théories constituent des justifications a posteriori du système capitaliste. Elles cherchent à légitimer ce système. Elles forment le reflet des bases matérielles de la société dans le monde des idées et de l’idéologie… Marx dépasse, par conséquent, la simple notion de valeur marchande. Il fait le lien avec la question des valeurs sociales. Les valeurs sociales peuvent aussi prendre la forme de croyances, de catégories mentales, de principes de classification et de hiérarchisation (de catégories au sens d’Aristote ou de catégories fondamentales au sens de Kant). Ces catégories jouent le rôle de « méta-concepts » de la pensée humaine (de « formes symboliques » selon le terme de Cassirer ou de « structures élémentaires » chez Lévi-Strauss).

Un petit détour s’impose ici pour expliquer cette notion de « forme » utilisée par Marx comme dans les notions de « forme valeur », de « forme monnaie » ou de « forme prix », etc. Ces catégories générales constituent des « méta-concepts » desquels découlent une foule d’autres concepts. Par exemple, une multitude de langues circulent dans le monde. Mais elles sont toutes dérivées de la « forme langage »[1]. On comprend mieux une forme élémentaire ou une catégorie fondamentale à partir de l’usage des catégories spatiales : le haut et le bas, la droite et la gauche, etc. On voit que ces mots nous servent à nous situer physiquement : par exemple, ce livre se situe en haut à droite de la bibliothèque. Mais ils servent aussi à désigner le haut et le bas de la société (être tout en haut, ou tout en bas, avoir accompli une ascension sociale). La notion de droite et de gauche nous sert dans la circulation routière, mais elle sert également à désigner la droite et la gauche en politique. On dit aussi monter ou baisser le volume de la musique, comme on parle de la hausse ou de la baisse du chômage. Donc, au départ, on utilise une catégorie fondamentale — le « haut » et le « bas » — pour exprimer ensuite des tas de choses sous cette forme. Le chômage est mesuré à partir de la forme haut/bas, comme le niveau de rémunération, comme la cote de popularité des politiques, comme les périodes historiques (haut et bas Moyen Âge, haute et basse Antiquité, etc.). On s’en sert aussi pour désigner, dans le monde physique, les marées hautes et les marées basses, le haut et le bas d’une maison, le haut et le bas du corps. À chaque fois, on a recours à ce même concept initial de haut et de bas. Quand Marx parle de la « forme valeur », il utilise l’une de ces catégories fondamentales : selon l’époque ou la société dans laquelle on vit, la valeur va être évaluée et certifiée de différentes manières. Les monnaies changent selon les pays par exemple. Mais les monnaies ne sont qu’une manière d’évaluer la valeur. Dans les sociétés tribales ou les sociétés préhistoriques, la valeur peut être fondée sur l’échange de coquillages jugés précieux. Dans nos sociétés, on ne mesure pas la valeur qu’avec l’argent. On peut trouver qu’un livre à une grande valeur en raison de la richesse de ses idées, alors qu’il a une valeur financière nulle ou de quelques euros. On peut aussi accorder une grande valeur à un objet sur un plan affectif, en déconnexion totale de sa valeur matérielle. Mais, chaque fois, on utilise un dérivé du concept général de valeur pour évaluer l’importance de l’objet ou de la marchandise. Même pour un objet purement affectif, on dira : « cet objet a beaucoup de valeur pour moi ». La « forme valeur » conditionne donc toutes les opérations dans lesquelles on va estimer une valeur. Que l’on parle de la valeur d’un objet, d’un bien, d’une marchandise d’une personne, d’une pratique, d’une idée ou d’un goût alimentaire, vestimentaire, musical, etc.

2- Le renversement des principes de justification du système capitaliste

Les théories économiques de la valeur se présentent comme des raisonnements rationnels et techniques sur le fonctionnement de l’économie. Mais elles forment elles-mêmes le reflet des valeurs bourgeoises, des intérêts de cette classe et de sa vision de la réalité sociale ou encore de ses croyances sociales… Marx utilise le raisonnement dialectique. Cette dialectique se présente comme une pratique du renversement de type copernicienne : « c’est la terre qui tourne autour du soleil et non le soleil qui tourne autour de la terre ». Dieu n’a pas créé les hommes, mais les hommes ont créé Dieu, ce n’est pas la nature qui a créé le fonctionnement économique, mais les hommes. La richesse ne se trouve pas dans la quantité d’argent dont on dispose, mais dans la quantité de travail que l’on a spolié aux salariés. L’objet ou la marchandise n’ont pas de valeur en eux-mêmes, c’est le travail nécessaire à leur production qui leur donne leur valeur. L’or n’a pas de valeur en dehors du système social et culturel qui lui donne une valeur… Au cours de la colonisation, les envahisseurs échangeaient avec les autochtones des produits de faibles valeurs contre des produits qui avaient une forte valeur pour eux…

Autre exemple : on dit d’une terre (ou d’un pays) qu’elle est riche parce qu’elle contient des minerais, du pétrole, du gaz, de l’uranium, des terres rares. On croit que la valeur d’une terre dépend des richesses de son sol, mais Marx rappelle que c’est le système social dans lequel nous vivons qui crée cette valeur du sol. Par exemple, si les terres riches en pétrole ont autant de valeur, c’est parce que nous vivons dans une société dont la mobilité est en grande partie fondée sur la voiture à essence et le réseau autoroutier…

Une autre manière de voir comment Marx met en œuvre la « dialectique hégélienne » consiste à observer la méthode à laquelle il a recours afin de démonter l’argument phare du libéralisme et du néo-libéralisme. On rencontre cet argument chez les premiers théoriciens du capitalisme. Dans les années 80, Margaret Thatcher l’exprime avec une formule demeurée célèbre : « il n’y a pas d’alternative au système capitaliste ». C’est l’idée que le système économique capitaliste est de l’ordre de la nature humaine, qu’il est indépassable. On entend souvent dire encore aujourd’hui que « les gens chercheront toujours à faire du profit et maximiser leurs intérêts », qu’ils « ont toujours cherché à faire du profit et à prospérer » que « c’est dans la nature humaine » que « ça ne changera jamais » et que « l’on ne peut faire autrement ». Marx face à cet argument a recours à l’histoire. Il montre comment les économistes oublient la période féodale qui avait pour base économique le servage et tout l’ordre social était fondé sur cette économie. Les paysans devaient produire plus de culture que ce dont ils avaient besoin pour vivre afin de payer les impôts au seigneur et au clergé. En échange, le seigneur leur fournissait une protection physique et l’Église leur donnait une protection divine et assurait leur salut. Il rappelle aussi que dans l’Antiquité l’économie des cités grecques était fondée sur la pratique de l’esclavage, l’économie romaine sur la propriété foncière. Par conséquent, le système capitaliste actuel — fondé sur la domination de la bourgeoisie et sur l’exploitation du travail des salarié.es — n’a pas toujours existé. D’autres formes d’organisation sociale ont existé en étant fondées sur des systèmes économiques différents…

Mais pourquoi les partisans du capitalisme voudraient-ils que ce système soit inhérent à la nature humaine, éternel en quelque sorte ? C’est bien l’idée de la phrase « il n’y a pas d’alternative ». Le raisonnement dialectique montre qui si l’on éprouve le besoin de l’affirmer, c’est que, quelque part, on reconnait l’existence potentielle d’alternatives. Pourquoi, sinon, chercher à nier ce qui n’existerait pas ? En apparence, les économistes classiques et néo-classiques (libéraux et néo-libéraux) ont recours à des raisonnements rationnels : « L’économie marchande est le propre de la civilisation humaine », « Elle répond à des besoins vitaux et le système marchand existera toujours », « L’économie libérale est la base de notre organisation sociale sans laquelle nos sociétés ne pourraient pas fonctionner ». Mais en réalité, ils cherchent à justifier l’état des choses « tel qu’il est ». Ils produisent des idées qui, sous couvert de l’évidence, incitent à ne pas changer. Ces idées reflètent leur position dans la hiérarchie sociale sans, d’ailleurs, qu’ils s’en rendent forcément compte. Ils optent pour le système capitaliste, car celui-ci bénéficie à la classe à laquelle ils appartiennent. S’ils vivaient à la place des ouvriers, ils verraient le monde à l’envers et diraient que le système profite à certains au détriment de la majorité et qu’il doit être changé…

Leurs idées résultent donc d’un conflit entre les classes. Si les intérêts de la classe dominante concordaient vraiment avec les intérêts de la classe ouvrière, alors pourquoi chercher à justifier et à trouver des arguments pour défendre l’état des choses ? On ne se défend que si l’on se sent attaqué. Pourquoi sinon avoir l’idée même de chercher à se défendre ? La contradiction du système capitaliste est donc comprise dans la volonté de nier les alternatives. La négation d’une possible alternative est la négation des contradictions inhérentes au système capitaliste. Autrement dit, elle est la négation de la réalité secrète ou cachée des fondations du système capitaliste : l’exploitation du travail humain et de la vie humaine au profit d’une caste dominante… Si aucune solution de rechange n’existe, l’exploitation constitue un mal nécessaire. On ne peut faire autrement. C’est dans l’ordre des choses, dans la nature humaine… Or, si c’était vrai, on n’éprouverait pas le besoin de l’affirmer. C’est parce que l’on tombe sur cet épineux problème que l’on cherche à contourner les contradictions internes du capitalisme. C’est-à-dire aussi ce qui résiste à ce système : les syndicats, la classe ouvrière mobilisée, les partis politiques anticapitalistes, la critique scientifique du capitalisme… C’est une manière de répondre à cette critique : « vous avez tort, le capitalisme est le seul système possible ». C’est aussi une manière de jeter un voile sur la réalité que l’on ne souhaite pas voir ou montrer. Cela révèle l’existence d’un conflit entre les classes et donc d’une lutte des classes, autrement dit de rapports de force entre ces classes. Si ce rapport de force venait à être renversé, le système pourrait s’effondrer, entrainant dans sa chute ceux qui en profitent… Cette menace plane sur le système. Et les thuriféraires du capitalisme ressentent le besoin de prouver qu’il est non seulement le meilleur possible, mais aussi le seul possible. Or, il n’a pas toujours existé sous cette forme au cours de l’histoire et il peut donc disparaître… Marx veut dévoiler ce secret, révéler la réalité cachée du système capitaliste, la montrer sous son vrai jour.

3- Le fonctionnement de la plus-value et la fétichisation de la marchandise

Mais le mieux pour comprendre Marx, c’est encore de s’appuyer sur des exemples concrets et de partir de la réalité matérielle de la société et non des idées, en suivant ainsi sa propre démarche. Le principal apport de Marx dans Le Capital, c’est la « théorie de la plus-value ». Cependant, c’est une erreur d’employer le terme théorie à propos du travail de Marx. Nous ne trouvons pas de théorie pure chez Marx, mais une approche qui fait dialoguer en permanence la théorie et la pratique et l’on ne peut dissocier l’une de l’autre. Son raisonnement articule une théorie pratique et une pratique théorique. Une pratique sans théorie est une pratique qui n’a pas conscience d’elle-même (on fait les choses dans la pratique, mais sans s’en rendre compte (2). À l’inverse, une théorie sans pratique constitue une pratique de la pensée qui n’a pas conscience d’être une idéologie. Elle reflète les conditions de vie matérielles du producteur de cette idéologie. Mais, revenons à la question de la plus-value ou de la survaleur à partir d’un exemple concret.

Quand on achète, mettons un téléphone portable, comment est déterminé son prix, autrement dit sa valeur ? On compte d’abord le prix des matières premières : le verre, le plastique, les fils électriques, les composants électroniques, les terres rares. Ces dernières sont des matériaux que l’on trouve dans le sol. On les extrait de mines, notamment situées en Afrique, où les conditions de travail sont dramatiques (et qui emploient d’ailleurs souvent des enfants au péril de leur vie). On compte ensuite le coût du transport : ils sont souvent fabriqués dans des pays pauvres et acheminés jusqu’en Europe. Le travail des ingénieurs qui ont conçu le téléphone a aussi un coût, de même que le marketing pour vendre le téléphone, c’est-à-dire la publicité (la « communication » dans le langage de Marx). Enfin, le coût le plus important est celui de la force de travail nécessaire pour produire les différents composants, assembler les pièces, faire la finition. Par conséquent, que ce soit pour extraire les matières premières, pour les assembler, pour les transporter ou pour les vendre, le recours aux ouvriers est incontournable. La quantité de travail humain nécessaire pour réaliser l’objet (ce que l’on appelle dans le langage courant et de façon abstraite « le coût de la main-d’œuvre ») détermine de manière décisive sa valeur. Comme le principe de la fabrication industrielle implique de disposer d’une masse d’ouvriers pour produire une telle quantité d’objets, c’est le coût de leur salaire qui pèse le plus dans le coût global de fabrication. Les économistes classiques s’accordent entre eux sur ce point. Un investissement de départ est nécessaire pour financer tout ça. Et c’est la valeur ajoutée par le temps de travail humain qui va accroitre le capital investi initialement.

Mais là où Marx diffère de ces économistes, c’est qu’il va montrer que ce travail humain n’est pas payé en fonction de la valeur qu’il produit. Le salaire des ouvriers ne correspond pas à la valeur réelle que leur travail produit… On peut mesurer par exemple cette valeur en nombre d’heures travaillées en plus par les employé.es sans recevoir de rémunération en conséquence de la valeur produite… Ou bien ils devraient travailler moins pour le même salaire, ou bien ils devraient être payés plus. Mais comme ils n’ont pas le choix, car ils doivent vivre et faire vivre leur famille ainsi que récupérer leurs forces pour aller chaque jour travailler et gagner de quoi vivre, ils acceptent ces conditions… Par ailleurs, la « révolution industrielle » (et notamment la « mécanisation ») a détruit les emplois dans l’agriculture. Elle entraine un exode rural vers les villes. La rationalisation de la division du travail et les machines permettent de produire de plus en plus vite avec moins d’ouvriers et les ouvriers ne possèdent pas les moyens de s’acheter ces machines. Ils dépendent donc d’elles pour avoir un travail. Le chômage se développe et crée « une armée de réserve ». Si, dans le système contemporain, les employé.es vendent librement leur force de travail (contrairement aux sociétés esclavagistes et féodales), ils doivent, néanmoins, accepter leurs conditions de travail. S’ils refusent, ils seront remplacés…

Ce système de fonctionnement repose sur l’exploitation du travail salarial. Les salarié.es ne sont pas payés en fonction de la valeur que produit le travail qu’ils fournissent. Marx démontre que l’on peut calculer la plus-value et le taux d’exploitation (sa démarche se veut « scientifique »). L’ouvrier ne peut fabriquer à lui seul un téléphone chez lui. Il dépend de l’usine pour les fabriquer et donc du propriétaire de l’usine qui possède les moyens de production et va l’employer et lui donner un salaire. Mais la marge de bénéfice du propriétaire est directement liée au fait que l’ouvrier travaille plus que ce qu’il devrait être payé… Si les capitalistes payaient les ouvriers en fonction de la valeur qu’ils produisent réellement, le capitalisme ne pourrait pas fonctionner. L’accumulation de richesses (c’est-à-dire de capital) n’existerait pas.

En outre, Marx remet en question l’idée que le machinisme (ce que l’on appelle aujourd’hui l’automatisation ou la robotisation) soit créateur de valeur contrairement à la plus-value tirée du travail salarié. Par exemple, on pense que si une machine agricole dernier cri peut produire, mettons plus de blé qu’avant, le rendement devient supérieur et le coût de la main-d’œuvre réduit. Si le besoin de travail humain est réduit et que la production va plus vite, on pense que cela génère plus de bénéfices à l’arrivée… Cependant, ces machines ont un coût d’achat et plus elles sont modernes et évoluées et plus elles sont chères. Elles demandent aussi de l’entretien et des employé.es pour les entretenir. Enfin, au bout d’un moment, elles seront usées ou dépassées et devront être remplacées. Donc ce n’est pas la machine qui fait réaliser un bénéfice supplémentaire : la machine ne peut produire une valeur supplémentaire à son coût initial, auquel doit être ajouté le coût de son entretien…

Si, par exemple, on achète un appartement à Paris, l’on sait que dix ans plus tard il vaudra plus que son prix d’achat. On appelle d’ailleurs cette différence de prix la plus-value immobilière. Mais lorsqu’on achète une machine, dix ans plus tard, elle vaut moins, parce qu’elle est usée. On ne peut pas la revendre au prix du neuf. Donc sa part dans la valeur finale des marchandises n’apporte pas de bénéfice supplémentaire. Ce n’est pas un investissement qui rapporte, mais un investissement à perte… De plus, on oublie que la production de la machine requiert du travail humain, des usines (etc.). La valeur de la machine est reliée au temps de travail humain nécessaire pour la produire. Ici aussi, on croit que la valeur réside dans les objets, les machines, mais en fait elle se trouve dans le travail humain. On voit que ce n’est pas la machine qui va permettre au capitaliste de fructifier le capital qu’il a investi au départ. C’est au contraire grâce au travail humain qu’il va augmenter la rentabilité de ce capital. Les ouvriers, contrairement à la machine, vont produire un excédent de richesse de manière constante. Ils ne sont pas payés en fonction de la valeur qu’ils produisent et ils peuvent être remplacés à tout moment par de nouveaux ouvriers. De plus, le capitaliste, grâce à ces bénéfices, va pouvoir acheter plus de machines, payer plus d’employé.es, etc. Il va pouvoir augmenter toujours plus son capital, sa « compétitivité » et éliminer la concurrence. C’est ce qui explique, selon Marx, que dans un système capitaliste, la richesse est accumulée de manière astronomique dans les mains d’un petit nombre de personnes.

Mais le système porte en lui sa propre contradiction. Plus on exploite et plus on s’expose à la critique en immoralité et les premières lois sociales arrivent en Europe au 19e siècle pour limiter le travail des enfants. À l’époque, le travail des femmes et des enfants coutait moins cher que celui des hommes. Mais cela suscite une critique sociale. Par ailleurs, plus on exploite dans des conditions proches de l’esclavage et plus aussi les ouvriers risquent de se révolter. À côté de son travail sur le Capital, Marx a justement participé à l’élaboration d’une organisation politique des ouvriers. Ce travail va contribuer à la création des syndicats à la fin du 19e siècle et plus largement à l’essor du « mouvement ouvrier » au 20e siècle. Cette organisation politique des ouvriers va permettre de faire pression sur les capitalistes et de les forcer à payer davantage les salarié.es ou encore à améliorer leur condition de travail. Tout au long de cette période, on va voir se développer, au gré des luttes politiques, des lois sociales et un droit du travail qui garantissent des protections des salariés, un salaire minimum et interdisent certaines pratiques. Les industriels vont donc devoir payer plus cher leurs employé.es, à travers les « charges sociales ». La part de plus-value tirée du travail des ouvriers va diminuer. Cette diminution entraine le transfert de la production industrielle dans des pays où ces lois n’existent pas et où la main-d’œuvre est en gros moitié moins chère quand ce n’est pas plus. Marx avait d’ailleurs prévu ce phénomène, c’est pourquoi il prônait le développement d’un mouvement ouvrier à l’échelle internationale.

Si nous revenons à notre exemple, les téléphones portables sont fabriqués dans des pays, où la rémunération d’un ouvrier avoisine, mettons 500 euros par mois. Les profits réalisés par les grandes marques de téléphones s’accomplissent en exploitant la force de travail des ouvriers et non en raison du génie des inventeurs des smartphones ou des « entreprises innovantes » de la « Tech » de la Silicon Valley. Par l’effet du transfert de la valeur dans la marchandise, on croit que c’est l’« objet téléphone » qui a une valeur en lui-même. Quand on achète un téléphone, on voit le téléphone et le prix affiché à côté, prix formulé en euros ou en dollars, etc. Mais ce prix pourrait tout aussi bien être indiqué en heures de travail, en quantité de matière qu’il contient, en distance d’acheminement, etc. Puisque le prix additionne tous les coûts, les différentes formes de coûts sont mises à égalité et le travail humain est considéré comme une marchandise comme une autre. Ce que le consommateur voit c’est le prix de l’objet. Tel téléphone vaut, admettons, 150 euros et 150 euros valent tel téléphone. Mais c’est un résumé abstrait des fondations de la valeur du téléphone. Car ce qui lui donne sa valeur c’est la somme de tous les coûts de production, dans laquelle on inclut le travail humain, au même titre que les matières premières.

Donc l’« objet téléphone » cristallise en lui une valeur en grande partie déterminée par du travail humain : du travail pour extraire des mines les matériaux ou pour les assembler entre eux… Pour Marx, on peut donc afficher, à la place du prix, les heures de travail fourni par des ouvriers sous-payés et travaillant dans des conditions très dures. Marx cherche à dévoiler cette réalité, à faire tomber les masques. Les super-riches ne sont pas arrivés à accumuler autant de capital grâce à leur génie ou leur mérite individuel, mais en exploitant le travail des plus démunis, en leur extorquant leur vie quelque part.

Le prix du téléphone et donc l’« objet téléphone » contient un certain taux d’exploitation de la vie humaine. Mais on ne voit qu’une forme abstraite de la valeur que l’on croit contenue dans la « forme prix » ou dans la « forme objet ». Or, ces formes transfèrent la valeur du travail humain dans l’objet. Le travail devient invisible ou masqué. Dans un système monétaire comme le nôtre, cette valeur est contenue dans un symbole fétichisé, c’est-à-dire l’argent et la marchandise qu’il permet d’acquérir.

4- L’outil Marx dans la pratique psycho-sociale

Venons-en maintenant à la question de savoir comment utiliser Marx dans une psychothérapie. Comment sa pensée peut-elle constituer un outil pour appréhender les contradictions dans le mental ? A priori, on est assez éloigné ici de la psychothérapie et l’on a plutôt l’impression d’être dans des questions économiques et des questions de société ou de politique générale. Mais on peut remarquer d’emblée un premier lien : celui de la souffrance sociale qu’engendre le système capitaliste. La souffrance psychologique est considérée dans la littérature psychanalytique, psychologique ou psychiatrique comme une souffrance mentale. Cette souffrance viendrait donc de l’état mental ou psycho-affectif des personnes. Si l’on suit le raisonnement de Marx, on voit l’origine de la souffrance dans le sens inverse. La souffrance ne vient pas de l’intérieur du cerveau de l’individu. Elle vient des conditions sociales dans lesquelles il vit. C’est l’ordre social relatif à la société à laquelle il appartient qui lui fait subir ces conditions. La souffrance n’a pas une origine intérieure, mais extérieure. Elle est intériorisée par l’individu comme une souffrance individuelle, alors que de nombreux autres individus souffrent pour les mêmes raisons. La fiction individualiste propre aux sociétés capitalistes lui fait oublier qu’un individu seul ça n’existe pas. La solitude existe bien sûr, mais l’individu n’est pas le seul à faire l’expérience du monde social dans lequel il vit et des contradictions inhérentes à son organisation économique. Ce qu’il perçoit comme des contradictions internes intrinsèques à sa personnalité forment en réalité le reflet des contradictions du système dans lequel il vit. Ces contradictions se transfèrent dans le mental, c’est-à-dire dans la manière de voir le monde et de se voir soi-même. Un renversement s’impose : ce n’est pas du mental que la souffrance vient, mais du social. Cela nous transporte aux antipodes du raisonnement psycho/logique qui postule que les individus souffrent, car ils ont des idées erronées ou non adaptées et que la thérapie doit mener à changer ces idées afin de pouvoir vivre mieux. On a pu soutenir, par exemple, que c’est la dépression qui cause le chômage et non le chômage qui mène à la dépression. Pour les tenant.es de tels arguments, le problème vient du mental, des idées, des biais cognitifs et non des conditions sociales dans lesquelles vivent les individus. On retrouve ici la pensée idéaliste et phénoménologique pour laquelle ce sont les idées, les représentations mentales qui créent la réalité et non la réalité qui produit les idées et les représentations. Dans l’approche matérialiste de Marx, c’est le contraire.

Le soutien psycho-social conduit donc à renverser l’approche idéaliste : ce ne sont pas les idées erronées ou les mentalités personnelles des individus qui les font souffrir (leurs « défauts »), mais les conditions sociales dans lesquelles ils vivent. Donc l’objectif d’un soutien psycho-social qui utiliserait l’outil Marx reviendrait, comme on le dit à l’APPS, à réaliser « un renversement transférentiel de la situation personnelle que connait la personne ». L’outil Marx peut tout à fait éclairer la logique de l’accompagnement de la personne en souffrance. Il permet d’accomplir, dans la pratique, une métamorphose, un renversement du primat du mental qui « enferme et verrouille les plaintes des personnes en souffrance psychique ».

Prenons un exemple concret en partant des pratiques. Une personne qui a commencé un travail thérapeutique rencontre des difficultés dans son travail. Elle est employée au service marketing d’une entreprise. Elle est parfois amenée, comme elle l’explique, à avoir recours à une certaine image de la féminité (qu’elle qualifie de « femme-objet ») pour mettre en valeur les marchandises de l’entreprise au sein de publicités. Elle explique sa gêne face à l’utilisation de cette image pour faire vendre des marchandises. Alors qu’elle est une féministe engagée, elle est poussée dans son travail à participer à la production d’une vision stéréotypée des femmes et à perpétuer les représentations patriarcales de la féminité. Ses conceptions personnelles la poussent au contraire à rejeter ces stéréotypes de la féminité, à revendiquer l’émancipation des femmes et à refuser les usages marchands du corps féminin et des images de ce corps. Cependant, elle dit aussi avoir voulu travailler dans ce secteur et ne comprend pas cette contradiction qu’elle a en elle et pense qu’elle a un problème.

Cette personne est « travaillée » par deux poussées contraires :

— L’une, imposée par la société marchande, la force à produire de la marchandise à partir de l’exploitation du corps féminin et d’une image éthérée et fétichisée de ce corps.

— L’autre, la conduit à rejeter cet usage marchand du corps et à se réaliser, malgré tout, à travers son travail.

Les contradictions du système capitaliste se trouvent personnifiées dans le mental et créent une souffrance, un balancement et une certaine errance entre ces contradictions, ces poussées contraires. L’objectif d’un praticien psycho-social face à cette situation peut consister à pousser la personne vers une transformation, une métamorphose ou un renversement du rapport à ces contradictions. Ce n’est pas la personne qui est contradictoire, mais le système social qui la place dans cette contradiction. Ce n’est pas parce qu’elle a un problème mental, un problème dans sa personnalité, un défaut ou une anormalité, qu’elle n’arrive pas à vivre sa vie sans souffrance. Mais parce que le système social, économique et politique la place dans cette contradiction et donc dans cette souffrance. Elle travaille dans le marketing et la publicité, mais les images véhiculées par les publicités constituent le masque du mode de production capitaliste, sa « forme esthétique », d’une certaine façon… Le rôle du praticien psycho-social peut alors consister à inciter la personne à faire le chemin inverse du « transfert du social dans le mental » et donc « le transfert du mental dans le social ». Cet exemple montre comment l’on peut faire usage de la dialectique marxiste. On procède à un renversement. La source du mal-être ne se trouve pas dans les idées erronées. Elle réside, au contraire, dans les conditions sociales d’exploitation des corps, des images et des mots qui les accompagnent (comme ici les mots « beauté féminine » par exemple, stéréotypes usés jusqu’à la corde de la publicité).

Si l’on considère que la réponse se trouve dans la question, alors la réponse à la question : « que faire des contradictions dans le mental ? » est justement de faire avec ses contradictions. Pour reprendre l'expérience thérapeuthique psycho-sociale que nous venons d'évoquer, la personne en questionneent n’est pas divisée entre son travail d’un côté et ses idées féministes d’un autre : les deux sont reliés. Elle doit passer par le meurtre de l’idée d’un défaut qui serait lié à sa propre personnalité, à sa psyché et recréer une nouvelle articulation entre les mots, les images et les corps. C’est parce que la société capitaliste lui impose de contribuer à véhiculer une vision marchande de la féminité et des femmes qu’elle se définit comme féministe. Le paradoxe masque, au contraire, une « forme de cohérence », soit la réunion des deux opposés au sein d’un « tout cohérent ».

En s’opposant à cette pratique, elle entre en cohérence avec sa personnalité et être une femme constitue un plus pour mieux comprendre encore ce mécanisme, pour le comprendre dans sa chair. La personne n’est pas « un être moins », inadapté en raison de ces contradictions internes. Elle est « un être plus », capable de reconquérir une survaleur ou une plus-value que le système marchand lui enlevait, premièrement, en lui rappelant que, en tant que femme, elle est aussi une chose, une marchandise, deuxièmement, en la contraignant, dans son travail, à participer à la production de cette marchandise.

Assimiler l’individu à une marchandise revient à le chosifier. Or, un objet, une fois usé, devient jetable et donc un déchet. Toute personne chosifiée peut être amenée à avoir le sentiment d’être un déchet. Ce sentiment se renforce dès que l’individu n’a pas un rapport « enchanté » à son travail. Il a l’impression de ne pas donner son maximum, de manquer de motivation, d’engagement, d’efficience, à rebours de l’injonction libérale à faire état en permanence de son engouement pour l’emploi occupé. D’ailleurs, nous rencontrons souvent en séance des personnes qui disent se sentir comme des déchets, en employant précisément ce mot… Pourtant, l’« anormalité » se trouve plutôt du côté des individus qui exercent un tel métier sans avoir en tête ces questionnements et cette critique sociale des rapports de genre et de leur marchandisation.

Thomas BEAUBREUIL


[1] C’est-à-dire d’un système symbolique pour communiquer et donner un nom à chaque chose et à chaque être sous la forme codifiée de vocalisations à l’oral ou de signes à l’écrit.

(2) C'est ce qu'on appelle à l'APPS "L'insu du faire"


Illustration : ©Annette Messager

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