La chute d’une moustache
Les images d’Hitler frappent. Elles frappent les esprits de la même manière qu’une monnaie est frappée. Elles provoquent des effets contradictoires suivant les récepteurs humains : puissance, force, excitation, ridicule, horreur, démence.
L’image singulière extraite du film « Der Untergang » 1, - La Chute – tranche avec ce caractère général et transmet une autre empreinte, une autre façon de voir Hitler. Le visage est sombre, l’ombre du couvre-chef militaire efface la possibilité de voir l’organe qui autorise la production du semblant : l’œil. Cette absence tranche avec la présence habituelle du regard du Führer qui tel Dieu est supposé avoir la puissance de Tout voir. Vient à sa place un désir devenu obscur et impénétrable. La bouche fermée du masque impose le mutisme, l’ordre de se taire, de faire taire. La répression pulsionnelle se fait sentir. L’oreille est tendue, érectile à toute sollicitation sonore qui sera interprétée de façon clivée dans l’Empire du Bien ou du Mal, l’Empire de l’Amour ou de la Haine.
Il reste la moustache qui devient centrale entre deux proéminences : le nez en haut et en bas, le menton qui est la conjonction des deux mâchoires, instruments de la morsure.
Cette moustache a beaucoup fait parler et certains psychanalystes y ont mis du leurre. Jacques Lacan par exemple fait la supposition d’une identification camouflée « (…) à cet objet énigmatique qui peut n’être rien du tout, le tout petit plus-de-jouir de Hitler, qui n’allait peut-être pas plus loin que sa moustache. Voilà qui a suffi à cristalliser des gens qui n’avaient rien de mystique (…) » 2
Est-ce la fonction érectile du poil de la moustache qui a fasciné Lacan ? Autant le fait de penser la captivation provoquée par l’effet Hitler en terme d’un plus a un intérêt crucial, autant ce leurre de la moustache rejoint le défaut de clamer dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale que Mein Kampf a perdu de son actualité ! 3
Certes cette moustache qui semble sortir directement de l’organe nasal a son importance dans le point de fascination face-iste : la moustache d’Hitler fait signe et exception. Si elle a pris sa forme frappante lorsqu’il a fondé le Parti Nazi, Hitler n’a pas pour autant lancé de mode avec son type de moustache. Le mythe vivant du Un est à ce prix : pas de fashion sur la moustache !
Pour saisir le vivant de la jouissance d’Hitler et mettre l’image en lien avec le corps et les mots, mieux vaut voir le film « Inglorious Basterds» 4 lorsque le Führer regardant des scènes de meurtres montre son « plus-de-jouir » à voir d’autres humains mourir.
Je rejoins ici le commentaire de Pasolini « Pour vivre comme il le veut réellement, le tyran doit survivre, et faire donc mourir les autres. C’est dans sa survie, qu’il mesure la valeur de sa vie. Et plus nombreux sont les morts auxquels il survit, plus il vit. L’exemple plastique de tout cela réside dans le projet de l’arc de triomphe que Hitler avait pensé se faire construire (naturellement démesuré : le plus grand du monde) : sur cet arc, devaient être sculptés les noms de tous les morts de la Grande guerre : un million huit cent mille. Sur cette énorme stèle funéraire, Hitler aurait pu s’enivrer de vie. Mais nous sommes tous un peu Hitler, car c’est dans l’acte par lequel nous nous apercevons que nous sommes « survivants » que se coagule et s’intensifie en nous un sentiment de vitalité. Le désir de solitude (que nous pouvons tous nourrir) est le sentiment tyrannique de quelqu’un qui survit. Les stylites étaient des Hitler incapables de tuer. Le culte des morts est une thérapeutique contre cette infâme satisfaction que nous éprouvons d’être restés au monde » 5 Cette pensée de Pasolini a pour intérêt de placer le symptôme historique Hitler parmi les dynamiques des groupes humains, de même que le film « La chute ». François Châtelet analyse la thèse émise par Freud dans « Malaise dans la civilisation : « A l’origine de la civilisation, on pourrait aussi bien dire du pouvoir, de l’activité politique (…) il y a un meurtre, origine de l’alliance des meurtriers et de leur commun remords » 6 Cela indique selon Châtelet une rupture avec les autres thèses sur les civilisations, à savoir que le meurtre comme fondement d’un fonctionnement d’un groupe humain exclue l’idée commune qu’il se produirait un épanouissement de la civilisation dans la résolution d’un conflit. L’analyse de la barbarie d’Hitler et du nazisme pourrait bénéficier de cet apport. Disons également avec Edgar Morin que l’être humain n’est pas simplement homo faber ou homo sapiens mais qu’il est « homo sapiens-demens être complexe, multiple, portant en lui un cosmos de rêves et de fantasmes » 7 Ce « dé-mens » qui signe la privation de raison s’accorde bien avec le dénouement du film « La chute ». Un dénouement, dé-nouage concerne toujours l’amour, la mort et le hors-sens. L’amour brûlant pour la moustache ne fait plus sens. L’absurde qui faisait logos a fait place au vide accompli par le meurtre. Le leurre du crépuscule ne cache plus l’immanence du ciel vide.
Hervé HUBERT
Article publié en septembre 2015 dans le webmagazine Corridor Eléphant
Illustration : ©Axel Leotard
1 Der Utergang , film allemand réalisé par Olivier Hirschbiegel en 2004
2 LACAN J, Le Séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 20 janvier 1971, Le Seuil, Paris, 2006, p. 29
3 LACAN J, Le Séminaire. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, séance du 25 mai 1955
4 Inglorious Basterds, Film germano-américain réalisé par Quentin Tarentino, 2009
5 PASOLINI PP, Description de descriptions, Payot, Paris 1995, pp 229-230
6 CHATELET F, Freud dans la politique in Magazine Littéraire 109, février 1976 pp. 32-34
7 MORIN E, A la recherche des fondements perdus in Pour et contre Marx, Flammarion, Paris, 2010, p. 7
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