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Henri Wallon, 1942 - De l'acte à la pensée




De l'acte à la pensée ; du faire à l'idée et pas l'inverse


L’acte et la pensée sont depuis longtemps des antagonistes. Déjà depuis la Grèce antique, il y a une certaine opposition entre ces deux idées : les disciples de Platon pensaient que la pensée prévalait sur l’acte alors que Goethe pensait que l’acte prévalait sur la pensée. Dans son livre De l’acte à la pensée de 1942, Henri Wallon tente de répondre à cette question : la pensée vient-elle de l’acte ou l’acte vient-il de la pensée ?

Il décrit tout d’abord ce qu’il appelle la psychologie de la conscience, qui consiste à investiguer l’expérience intime en détachant l’expérience externe de la conscience. Par nature, la conscience se base sur la connaissance et plus précisément sur les images, qu’elles soient d’origine extérieure (sensorielles) ou venant des idées (mentales). Les images constituent donc l’intermédiaire entre la perception et la pensée. La psychologie de la conscience postule donc que les éléments et les facteurs de la vie psychique d’un individu viennent de l’individu tout seul. La pensée est un acte d’autocréation, pour lequel il suffirait de trouver dans l’individu lui-même l’élément pour la faire sortir. Cette différence entre l’expérience externe et la conscience vient de l’opposition entre le milieu physique, constitué des réactions sensori-motrices, et le milieu psychique, fondé sur les représentations. Les interactions sont nombreuses et incessantes entre les 2 milieux : c’est une coexistence source de contradictions pour l’individu, notamment lors du passage d’un état à un autre.

Au contraire, pour la psychologie des situations, l’objet de la psychologie n’est pas l’individu mais la situation. L’acte vient donc du dehors, sans considération d’une conscience. Il y aurait donc une influence de la situation sur l’individu, à son insu. De plus, les combinaisons mentales, assimilées à des réflexes conditionnels et partant d’éléments multiples, suffisent à rendre compte des manifestations ultérieures comme le comportement, l’intelligence, les habitudes... La réalité d’un individu est donc le résultat de ces combinaisons psychiques, influencées par la situation et la symbolisation qui en découle.

Selon Wallon, il y a également une opposition entre mythes et raison. Ce manichéisme a sa source dans les études de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive. Tandis que la raison provient d’une action expérimentale d’analyse du réel par des techniques, des connaissances et de la science, les mythes montrent une image irrationnelle des origines de l’homme et du monde. En se fixant uniquement sur les mythes, cela nous empêche de nous interroger sur le pourquoi des choses et amène à agir sans penser, à vivre dans le monde des idées en ignorant l’acte.

Ainsi, la pensée est souvent envisagée comme un concept strictement défini, car c’est indispensable pour la comprendre, mais cette forme conceptuelle et statistique est une cause incessante de difficultés et de contradictions. L’acte et la pensée sont en contradiction, car ils sont en même temps solidaires et en opposition, ils s’intriquent et s’opposent à la fois : « entre l’acte et la pensée, l’évolution s’applique simultanément par l’opposé et par le même ». Pour Piaget, la conscience est un résultat, pas un point de départ : les matériaux des élaborations psychiques ne sont plus des images mentales mais des mouvements visibles de l’extérieur, c’est-à-dire des comportements. Selon Wallon, le passage de l’acte moteur à la représentation, et donc à la pensée, est caractérisé par les relations entre l’organisme et le milieu psychique, qui devient schématisation mentale. Ainsi, l’acte serait antérieur à la pensée et l’évolution irait dans le sens de l’acte à la pensée.


Le reflet dans le regard de l'autre.


Pour Wallon, l’activité de l’homme est inconcevable sans le milieu social : l’évolution n’est pas un système clos où les mêmes facteurs réagissent perpétuellement entre eux. Il formule l’hypothèse que c’est aussi le cas pour le développement de l’individu. L’interaction du milieu social et de la maturation organique contribue au développement et à l’évolution, qui passe par plusieurs stades pour l’enfant. La psychogénèse de l’acte pour Wallon est donc fondée sur sa conception des stades.

La différence avec Piaget est que celui-ci considère qu'un stade du développement doit être atteint dans tous les domaines avant que la progression vers un autre stade ne débute. Wallon ne décrit pas de "stades" stricts avec des paliers, il estime que les stades se chevauchent et s'imbriquent de façon complexe et discontinue, comme des anneaux enchevêtrés.

Il est donc difficile de donner des repères d’âge précis mais plusieurs tout de même été définis :

  1. Le stade impulsif (de 0 à 3 mois) et émotionnel (de 3 mois à 1 an), caractérisé par un désordre gestuel puis par l’organisation progressive de ce désordre en émotions différenciées.

  2. Le stade sensori-moteur et projectif (de 1 à 3 ans), marqué par le développement de l'intelligence pratique, liée à la manipulation des objets, et de l'intelligence représentative, liée à l'imitation et au langage. C’est un stade dit projectif car l’enfant projette sa pensée grâce à ses gestes.

  3. Le stade du personnalisme (de 3 à 6 ans), avec une primauté de la fonction affective sur l'intelligence et l’affirmation de l’individu. C’est une phase d'opposition et de négativisme mais aussi d'imitation, notamment de l'adulte dans ses rôles sociaux, en une attitude ambivalente d'admiration et de rivalité.

  4. Le stade catégoriel (de 6 à 11 ans) marque le début de l'âge scolaire, caractérisé par un plus grand effort intellectuel et par le développement de la mémoire volontaire et de l’attention.

  5. Le stade de l’adolescence (à partir de 11 ans), marqué par un renouveau des intérêts personnels par rapport aux intérêts centrés sur l’objet et une plus importance du Moi.

Wallon explore également l’opposition entre l’imitation et la représentation. Il existe deux différences majeures entre les deux : la représentation s’impose à la conscience définitivement alors que l’imitation se réalise seulement dans un certain temps, et l’imitation se développe sur le plan moteur et la représentation sur le plan des images et des symboles. Ainsi, elles peuvent entrer en conflit mais ont des conditions communes : elles se développent comme une aptitude à se façonner soi-même.

La création de l’identité d’un individu passe d’abord par sa reconnaissance en l’autre, puis par son affirmation. Plus tard, l’apparence est importante pour reconnaitre l’autre, même si celle-ci n’est fondamentalement qu’une apparence et ne reflète pas forcément l’individu lui-même. Ainsi, par le regard de l’autre, on se reconnait en lui, ce qui est à la fois une libération et une aliénation.


Illustration pratique : la réussite et l’échec


L’approche de l’APPS est de partir de la situation concrète pour analyser les contradictions dans le mental, ce qui rejoint Wallon qui considère que la pensée elle-même est déterminée par le rapport social, et que l’activité de l’homme est inconcevable sans le milieu social.

Nous pouvons prendre l’exemple de la dualité entre réussite et échec. La réussite peut être scolaire, professionnelle ou personnelle, et l’échec est également présent dans toutes les sphères de la vie quotidienne. Ces deux idées ont cependant des aspects très différents pour chacun. La réussite peut être pour une personne la richesse financière, pour une autre le bonheur en général.

Dans la même contradiction que l’acte et la pensée, l’échec et la réussite s’intriquent et s’opposent à la fois. C’est quand la réussite se produit en refoulant les valeurs ou intérêts de l’individu que la situation peut produire de la souffrance. En effet, il peut y avoir des poussées contraires entre ces valeurs meurtries et la réussite qui rend prétendument heureux. S’il n’a pas de congruence entre les actes et la pensée, cela forme des contradictions dans le mental. La censure de ces valeurs peut se transférer sur la valeur de l’individu lui-même, qui ne fonctionnera plus et ne sera plus cohérent avec son Soi.

La thérapie centrée sur la personne de Carl Rogers en fait une des bases de sa pratique, en postulant qu’il doit y avoir une congruence entre l’image que la personne a d’elle-même et l’idéal qu’elle veut atteindre. Au contraire, l’incongruence entre comment l’individu se voit, comment il pense que son environnement le voit et comment il imagine son soi idéal peut produire de la détresse chez lui. Par exemple, pour la réussite académique, un individu qui souhaite intégrer une formation prestigieuse mais qui ne se considère pas comme assez intelligent pour y parvenir. Une personne incongruente va avoir plus de difficultés à se développer, à ouvrir des potentialités et à s’adapter à son environnement.

Cela pose la question de la réalité de la réussite académique et professionnelle. Est-elle de s’épanouir dans ses actes, ce que nous faisons, ou atteindre le plus haut niveau possible dans un certaindomaine ? Nos représentations, les symboles et les idées associées façonnent notre réalité individuelle mais aussi nos activités mentales. En se faisant une certaine représentation parfois idéalisée de la réussite, ce niveau « ultime » n’est parfois pas atteignable dans la pratique.

Dans la théorie d’Henri Wallon, le mythe serait une fausse idée idéalisée de la réussite et la raison serait ce que nous sommes réellement capable de faire. Encore une fois, la contradiction entre ce que nous sommes capable de faire et ce que nous visons produit de la souffrance chez les individus.

La dualité réussite-échec est très importante dans la construction de l’identité d’un individu, puisque nous nous définissons aussi par nos fiertés et nos écueils. Cette construction de l’identité, qui comprend l’image de nous-même, se produit notamment dans un rapport social avec l’autre, qui nous renvoie à nos propres contradictions. Nous avons souvent tendance à attribuer les échecs des autres à leurs qualités personnelles, alors que nous attribuons nos propres échecs à des facteurs externes. Nos représentations de la réussite et de l’échec sont donc modelées en observant ceux des autres, dans lesquels nous pouvons nous reconnaitre.


Jade Vautier



Illustration : Otto Freundlich

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