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CONTRADICTIONS DANS LE MENTAL ET INJONCTIONS PARADOXALES



Colloque de l’APPS du 5 avril 2023

Autour du thème : Que faire avec les contradictions dans le mental ?

Travail groupal à partir des textes de

Isaac Asimov, Gregory Bateson, Frantz Fanon et Harold Searles


Une dialectique autour des injonctions paradoxales

Christine Acheroufkébir

Alain Charreyron

Sébastien Deville

Christine Labeille

Sandrine Lucchini

Formation APPS 2022-2023

sous la direction du Docteur Hubert



Nous vous présentons une lecture orientée par la problématique des injonctions paradoxales et de ce qu’elles induisent sur un plan individuel et collectif.



Christine Labeille : Gregory Bateson et le « double bind »

La théorie princeps des injonctions paradoxales


Les contradictions dans le mental et les injonctions paradoxales

Nous vous présentons une lecture orientée par la problématique des injonctions paradoxales et de qu’elles induisent tant sur un plan individuel que collectif.

Double lien, schizophrénie et croissance -Jean Claude Benoit - Grégory Bateson à Palo Alto Editions Erès

Exposé / Christine Labeille

L’œuvre de l’anthropologue anglo-américain Grégory Bateson est mise en lumière grâce au psychiatre Jean Claude BENOIT dans l’ouvrage intitulé «  Vers une théorie de la Schizophrénie » . C’est dans les années 50 qu’est née, autour de Grégory Bateson, l’Ecole de Palo Alto (Californie) et « la thérapie familiale » ou « analyse systémique ». Cette approche des relations au sein d’un groupe, consiste à privilégier l’approche pratique des interactions sociales dans lesquelles s’inscrivent les pathologies individuelles, à partir de l’hypothèse du double bind », « la double contrainte » ou la coexistence au sein d’un énoncé de messages et d’injonctions contradictions contradictoires qui placent la personne dans une situation sans issue .

C’est à partir de dix années de recherches à l’hôpital psychiatrique de Palo Alto (1949- 1962) toujours au contact quotidien des patients, que Bateson et ses collaborateurs chercheurs vont de bâtir les bases de sa théorie écosystémique de la relation. Ce travail s’appuie sur la clinique, la psychothérapie l’épistémologie auprès de de patients schizophrène et de leur famille. Le modèle des interactions en double lien et de leur rôle pathogène va naître ; en remontant à l’enfance de ses patients et en décodant les manipulations réciproques dans certaine famille . Il apporte un nouveau regard en modifiant l’approche et la compréhension des états psychiatriques malgré l’apport des traitements chimiothérapiques et psychothérapiques modernes.

Cette approche conceptuelle est alors nourrie par les concepts issus de de la cybernétique (robotique) et de la théorie des systèmes. La cybernétique est l’étude des systèmes de communication et de contrôle dans les machines et les êtres vivants.

Dans son ouvrage de 1936 intitulé les « Naven » Bateson s’attache, dans son ethnographie des Iatmuls, peuple de Nouvelle-Guinée, à décrire les interactions entre les individus, et met en évidence un « système de gestes », une expression codifiée des émotions et des attitudes, l’« ethos », qu’il oppose à l’« eidos » (processus cognitifs). Il observe au sein du peuple iatmul l’existence d’une intense rivalité entre les clans. Elle donne lieu à des interactions symétriques, c’est-à-dire des séquences de provocations qui peuvent mener à l’affrontement. C’est ce que Bateson appelle la « schismogenèse »… Dans cet ouvrage, Bateson définissait l’individu comme l’ensemble des relations qui le lient à son environnement, ce que traduit la notion d’« écologie de l’esprit ». Pour Bateson, les conduites individuelles n’ont pas de sens en dehors du contexte et des processus concrets d’interactions. C’est donc sur ce niveau que porte l’analyse.

L’observation par étape va conduire Bateson vers l’éthologie humaine et en analyser la complexité, notamment la complexité paradoxale de nos échanges. Il analysera et tentera de répondre d’un point de vue scientifique à la question « Qu’est-ce qu’une relation » ? Comment passe-t-on tour à tour dans les relations interpersonnelles du doute, à la joie aux crises. Une crise humaine dira-t-il est toujours collective car elle concerne l’individu et son environnement ainsi que son évolution.

En 1952, G Bateson entreprend à l’hôpital psychiatrique de Palo Alto un projet d’étude qui s’intitule : « Paradoxes of Abstraction in communication ». Accompagné de son équipe composée de spécialistes en communication, en psychiatrie en ethnologie et hypnose il commence ses recherches auprès des malades dits schizophrènes et leur famille.

En 1956, il présente un texte rédigé en commun sur la théorie du double lien, modélisation des manipulations des troubles psychotiques. Cette réflexion menée à partir d’entretiens permettra de cerner comment se forme l’évolution humaine en saisissant les complexités entre l’homme et son environnement. La théorie du double lien propose de construire une éthologie humaine, une science qui concerne les sciences humaines et spécifiquement la psychopathologie. Ce nouvel outil sera utilisé dans le cadre des thérapies familiales . Comment percevoir l’évolution d’un collectif, à savoir la famille qui se fabrique et qui intègre des nouveautés et les hiérarchisent pour les observer à un moment donné du temps pour les penser aussi en intégrant les évolutions ( diachronie et synchronie ).

Le savoir éco-systémique collecté par les observateurs praticiens est un savoir riche par son pragmatisme et prend sa place dans les soins psychologiques courants ainsi que dans les organisations spécifiques au travail institutionnel, psychiatrique ou social .

Un système se définit comme un ensemble de parties interdépendantes et en y intégrant les relations entre celles-ci

Cybernétique : science qui étudie les mécanismes de communication et de la régulation dans les machines et chez lzs êtres vivants La cybernétique, la théorie de l’information et la théorie des systèmes, vont lui permettre d’élaborer une théorie lui permettant « la construction d’un pont entre les faits et la vie ou des conduites et ce que nous connaissons aujourd’hui de la nature du schème et de l’ordre »


Il est ainsi proposé d’observer l’ensemble des relations et ce qui maintient le processus d’interdépendance. Par exemple dans la maisonnée les cohabitants de ce système peuvent devoir la qualité des relations grâce à un thermostat qui régule le confort de chacun et de l’ensemble.

En 1971, paraît « Vers une écologie de l’esprit ». Bateson propose de regarder les idées comme « des agrégats de l’esprit qu’il nomme « des êtres mentaux » .Il dit à propos du mental « mind » qu’il s’agit d’une écologie du mental ou écologie des idées. Le mot anglais « mind » se définit au dela de la notion d’esprit en français mais convoque l’idée de données biologiques et neurophysiologiques et ainsi mieux cerné par le mot mental et par allusions aux troubles mentaux

Selon Bateson la pensée écologique consiste à voir le monde comme un tout interconnecté plutôt que de le diviser en parties isolées. Il précise qu’il utilise des notions et des termes tels que processus mental, idées, communication, organisation, différenciation, schème, ordre etc., en tant que « faits de forme plutôt que de substance ».

Les travaux qu’il a rassemblés « Vers une écologie de l’esprit » abordent les questions posées par l’anthropologie, la théorie de l’apprentissage, la schizophrénie, l’évolution des des espèces ou encore la dynamique des écosystèmes à savoir avoir la capacité de pouvoir saisir aussi bien le contexte que la dynamique des relations interindividuelles et sociales.

Bateson développera une théorie des cybernétiques complexes en observant l’évolution d’un groupe à partir des modalités du changement, des similitudes et différences, des modes de de communication et plus précisément du modèle de communication du double lien.

Il mettra donc en lumière dans une relation duelle une particularité de communication qui consiste à placer une personne entre deux obligations contradictoires, dites alors « injonctions paradoxales ». Ce sont des ordres généralement donnés par l’une des deux personnes qui occupent « la position haute » et qu’il sait qu’il est impossible d’exécuter à celui qui est en dit « en position basse » . Cette contradiction, ce paradoxe entraîne un grand désarroi chez celui qui se trouve en position « basse » . Cette approche relationnelle sera la base du modèle du double lien que Grégory Bateson a décrit à l’hôpital de Palo Alto. Quelques autres faits et phénomènes de manipulations seront décrits qui place la personne en situation de faiblesse.

La thérapeutique est fondée sur la théorie « éco-systémique » de la communisation et il s’agira pour Bateson de trouver des voies possibles qui mènent du drame vers le jeu, de l’inhibition vers la liberté et la vie pour permettre des transformations positives. Les société humaines et leur modèle familiaux divers créent pour chacun l’impératif d’un changement continu et discontinu avec ce double message : « Tu dois grandir à ta façon, sois autonome » ; « tu dois grandis à notre façon, sois fidèle à nos lois » . Double lien, angoisse et croissance ….

Dans son ouvrage, « Double lien, schizophrénie et croissance » le psychiatre Jean Claude Benoit présente le projet théorique de Bateson et son équipe « Vers une théorie systémique et familiale de la schizophrénie ». En étudiant la situation familiale du dit « schizophrène » il s’agit de partir de l’hypothèse que l’étude aborde les modes relationnels précoces et prolongés des patients. Bateson et ses collaborateurs identifient les manipulations qui vont entrainer une pathologie grave et ils vont pouvoir définir les caractéristiques relationnelles délétères à l’œuvre et ainsi parvenir à la création conceptuelle de la notion double lien, « double bind ».

Quelques principes majeurs seront nécessaires pour établir une situation de double lien, en six points : « 

Deux ou plusieurs personnes. L’une d’elles sera désignée comme la victime. Le double lien peut être infligée par la mère seule ou la combinaison de mère, père, et /ou collatéraux

Une expérience vécue répétée. Il ne s’agit pas d’une expérience traumatique unique mais répétée et la victime s’attend à la vivre à tout moment

Une injonction négative primaire. Il s’agit de messages du type :

a) « N’agis pas de telle façon ou je te punirai »

b) « Si tu n’agis pas de telle ou telle façon, je te punirai » On note là que le conditionnement est obtenu dans un contexte de sanction pouvant s’exprimer par un retrait affectif ou par la colère ou la haine ou plus dévastateur le type d’abandon qui résulte d’un extrême désarroi chez les parents

Une injonction secondaire en contradiction avec l’injonction primaire. Elle s’accompagne également d’une menace ; transmise à l’enfant par des moyens non verbaux : posture, gestes, ton de la voix, évocation du contexte. Quelques exemples des observateurs (collaborateurs de Bateson)

« Ne perçois pas ceci comme une punition » ; ne me perçois pas comme l’agent de ta punition » ; « ne te soumets pas à mes interdits » ; « ne pense pas à ce que tu ne dois pas faire » ; « ne mets pas en cause mon amour » Ceci est facilité quand le double lien est infligé par deux parents simultanément

Une injonction négative ternaire. Celle-ci interdit à la victime d’échapper du champ ; si les doubles liens sont imposés, leur échapper est impossible.

Et finalement la victime a appris à percevoir son monde en schèmes de double lien

Un seul élément de la séquence relance le drame qui se traduit soit par la panique, soit par la rage, de la victime. Parfois des hallucinations auditives transmettent les messages des manipulateurs. »

Cependant une nouvelle étude des chercheurs accompagnant Bateson affinera ces principes généraux. Ils préféreront mettre l’accent sur « des systèmes de relations interpersonnelles », plutôt que de porter le regard sur « le comportement des individus isolés ou sur des séquences isolées d’interaction ».

Tout au long de son œuvre Bateson mettra à l’œuvre cette notion de double lien au décodage des situations sociales et du monde contemporain.

Conclusion

Selon Bateson, un double lien est un dilemme communicatif résultant de la contradiction entre deux ou plusieurs messages et cette situation communicative cause des souffrances dans le mental.

Je cède la parole à Sandrine qui va prolonger notre réflexion à partir de sa lecture de Harold Searles : « L’effort pour rendre l’autre fou »




Les injonctions paradoxales

à partir de « L’effort pour rendre l’autre fou » d’Harold Searles

Sandrine.L


Maintenant, je vous propose de nous mettre au travail avec Searles, psychiatre et psychanalyste dans les années 50’ pour qui les injonctions paradoxales sont un des éléments dans l’étiologie et la psychothérapie de la schizophrénie.

Les injonctions paradoxales qui partent des sentiments positifs dans la relation entre le schizophrène et sa mère. C’est aussi ce qui se joue dans le transfert patient thérapeute, en tant que figure parentale et longtemps considéré comme de la haine et de l’hostilité envers le praticien. En réalité, pour Searles, ça témoigne d’un véritable sentiment d’amour.

« La maladie schizophrénique représente au fond le sacrifice que par amour l’enfant fait de son individualité même pour le bien de la mère, de cette mère aimée sincèrement, de façon altruiste er avec l’adoration fervente que seul un petit enfant, ordinairement est capable d’offrir »

Ces injonctions paradoxales, il les développe dans, L’Effort pour rendre l'autre fou, titre de son ouvrage et aussi le titre du chapitre IV.

C’est à partir de là que je suis partie car c’est celui qui peut apporter un éclairage sur le thème qui nous réunit ce jour

« l’effort pour rendre l’autre fou » est bien plus qu’une réflexion. C’est un concept.

Concept établi à partir de sa pratique quotidienne à Chesnut Lodge, clinique psychothérapique, internationalement connue pour son rôle-pilote dans le traitement des schizophrènes. Ce qu’il dit, est ce qu’il rencontre dans sa pratique. Toutefois, l’élément essentiel qu’il souligne est que « cet effort pour rendre l’autre fou » est mené à un niveau essentiellement inconscient

En illustration, citons ce qu’il avance dès le début du chapitre page 252


Alors de quelle manière Searles s’y prend-il pour établir sa théorie ?

Ce chapitre IV, se divise en trois parties. Trois parties qui seront mon point d’assise.

Le premier où il est question des modes, des techniques pour « rendre l’autre fou »

Le deuxième où il est fait état des motifs sous-jacents

Enfin, le dernier où il évoque la relation patient thérapeute et où j’en profiterai pour faire un lien avec ma pratique au centre Politzer.


Donc, Les modes et les technique. Nous n’allons malheureusement pas tous les citer, histoire que chacun puisse s’exprimer Mais sur les trois principaux, il y en a 1 qui répond directement à ce que Christine Labeille vient d’énoncer.

Les injonctions parentales et le sentiment d’impuissance

Selon Harold Searles, on constate souvent dans l’histoire des schizophrènes que l’un des parents (ou les deux) n’a cessé de faire appel à la sympathie de l’enfant et à ce qu’on pourrait appeler une intervention thérapeutique de sa part, tout en rejetant ses efforts pour aider. Si bien que la sympathie sincère de l’enfant et son désir d’aider (fidélité fanatique du patient au parent) ont fini par se combiner à une culpabilité, à une rage, et peut être surtout à un sentiment d’impuissance et d’inutilité personnelle (la dénégation parentale se répétant, l’enfant n’arrivait pas à développer une épreuve de réalité adéquate).

Dans ce contexte, Bateson et ses collaborateurs ont montré́ l’importance des injonctions parentales de nature contradictoire ou “double entrave”( double bind), dans l’étiologie de la schizophrénie.

Searles cite également, la bascule entre des modalités affectives

Dans la vie de l’enfant qui deviendra schizophrène, « le retour régulier de comportements du parent qui soumettent l’intégration à un travail d’érosion empêche que l’enfant se tourne vers d’autres personnes susceptibles de valider ses propres réactions affectives et de l’assurer contre la crainte que le parent à fait naître en lui : la crainte qu’il ne soit “fou” puisque ses réactions au parent sont si “irrationnelles” ».

(sympathie, manipulation, isolement sont autant de techniques utilisées pour attacher l’enfant)

cette technique est étroitement apparentée à celle qui consiste à entrer en rapport avec l’autre à deux niveaux distincts en même temps. A savoir, passer brusquement d’une longueur d’onde affective à une autre, comme le font si fréquemment les parents des schizophrènes. Par « longueur d’onde affective à une autre », nous pouvons entendre injonction paradoxale – certainement celle qui est manifeste et celle qui est latente.

Chacune de ces techniques tend à saper la confiance de l’autre – celle de l’enfant, donc - dans la fiabilité de ses propres réactions affectives et de sa propre perception de la réalité extérieure.

Pour Searles, cette technique est en rapport avec d’autres domaines telle que la politique internationale si on pense aux techniques de lavage de cerveau.

Que vient faire la politique internationale dans le cadre de notre travail ?

Searles confie avoir été frappé par les nombreuses analogies entre les techniques de lavage de cerveau consciente et délibérée, décrites dans le livre de meerloo « le viol de l’esprit » et les techniques inconscientes ou largement inconscientes qui sont à l’œuvre dans le vécu des schizophrènes. Pour lui ces techniques visent à entraver le développement du moi et à saper son fonctionnement. Ainsi l’isolement forcé dans lequel vit la personne qui subit le lavage de cerveau n’est qu’un exemple parmi tant d’autre. Toutefois je ne vais pas développer plus et laisse cette partie à Sébastien.

Etudions maintenant les Motifs sous-jacents à l’effort pour rendre l’autre fou

1°  « L’effort pour rendre l’autre fou » peut être motivé par un désir d’extérioriser – et ainsi d’éliminer – la folie que l’on sent menaçante en soi. Dans ce cas, c’est du côté du parent que l’on se situe. Pourquoi ?

Les familles de schizophrènes ont tendance à traiter le patient comme le “fou” de la famille, le dépositaire de toute la folie des autres membres du groupe familial. La folie du patient consiste, en une bonne part, en l’introjection d’un parent fou (en général la mère). Comme nous l’avons dit dans l’introduction, le patient l’aime tellement qu’il sacrifie sa propre individualité, en développant la symbiose si indispensable au fonctionnement de la personnalité de la mère.

Cette hypothèse a aussi été posée par Hill.

Hill qu’il cite (page 254),


2° C’est ce dont s’aperçoivent les patients au fil des années, qui comprennent que tel ou tel de leurs parents était “un peu fou”.

« Ils avaient l’impression que les signes de la folie du parent étaient si subtils qu’ils étaient les seuls à pouvoir en mesurer toute l’étendue ».

3°A ce propos, Searles dit que, la mère du schizophrène met l’enfant devant une menace: elle deviendra folle s’il devient un individu en se séparant d’elle psychologiquement.

Ainsi, le désir d’individuation de l’enfant peut être vécu par lui comme un désir de rendre la mère folle. De ce fait, l’enfant est incapable de faire la distinction entre, d’une part, son propre effort d’individuation – normal et précieux – et d’autre part un désir monstrueux – (auquel la mère va constamment réagir) – de rendre sa mère folle.

4°Pour Searles, tout cette ambiguïté est liée au désir du parent (la mère) de trouver une âme sœur pour adoucir une solitude insupportable.

D’après Searles, le parent précairement intégré est le type même de l’individu profondément seul qui cherche avidement quelqu’un avec qui partager ses expériences affectives intimes et sa vision déformée du monde. Ce parent est fréquemment idéalisé et il se voit souvent clivé en deux parties, l’une étant la personnification du mal et l’autre la personnification de la puissance protectrice aimante. Le patient se clive aussi en “bon soi” et “mauvais soi” ainsi que le “bon autre” et le “mauvais autre”.

5° Ajoutons que pour Searles, « L’effort pour rendre l’autre fou » peut consister, avant tout autre chose, en l’équivalent psychologique du meurtre.

Car cette mécanique de « l’effort pour rendre l’autre fou » peut représenter essentiellement une tentative de destruction de l’autre.

Dans ce chapitre, Searles, pour exemple, s’appuie sur les hospitalisations longues dans les cas de psychoses graves. Conséquence : Le patient ne participe plus à la vie de famille ce qui pour lui équivaut à une forme de mort. Il a également constater que certains parents, du fait de l’hospitalisation de leur enfant, ont tendance à dire à leur entourage que l’enfant est mort, de la même façon qu’il a observé que dans certaines familles, quand l’enfant est là, les parents évitent de parler de l’enfant à leur entourage … manière de faire le disparaître.

Pour Searles « si l'on peut se sentir dissuadé par la loi de commettre un meurtre physique, l'on n'a pratiquement aucune raison de se sentir semblablement découragé, lorsqu'il s'agit d'un meurtre psychique ».

En conclusion « La pratique de Searles est une recherche permanente : Celle du désir de comprendre la personnalité humaine et les forces mystérieuses qui assurent sa cohérence, causent sa dissolution ou la rendent capable de se reconstituer et de poursuivre son développement ». Afin de poursuivre dans cette lignée, je passe la parole à Christine qui va maintenant nous parler de Fanon, Psychiatre, tout autant fasciné par la matière du vivant, l’humain dans son interaction avec le social et la politique

Bibliographie

Searles, « Effort pour rendre l’autre fou », oct 22, Folio essais, «  Colected papers on schizophrenia and related subjects », 1965, Editions gallimard, 1977, pour la traduction française.

Le Monde, « L’effort pour rendre l’autre fou », Janvier 78

Duarte Rolo, Psychologue et Maître de conférences Paris V, Conférence,




Christine Acheroufkébir : Réflexions fanoniennes sur les injonctions paradoxales

à partir de Peau noire, masques blancs


Ma contribution autour du thème des ‘’injonctions paradoxales ‘’ a été pensée à partir de Peau noire, masques blanc, premier ouvrage de Frantz Fanon, publié en 1952.

Psychiatre et militant anticolonialiste, Fanon fut médecin chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie dont il démissionna pour s’engager auprès du FLN, dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et contre le colonialisme en Afrique.

Pour mon intervention, je souhaitais vous faire part de mes réflexions et résonnances que ce texte a suscitées chez moi. Aussi, je ne vais pas vous faire une présentation didactique de Peau noire, masques blancs, car cela a déjà été fait lors d’un exposé à l’un des ateliers de l’APPS mais si cela vous intéresse vous trouverez mon article sur le site en ligne.

Ainsi, je vais partir de Fanon pour créer des passerelles, dialoguer entre l’individuel et le collectif.


Tout d’abord, rappelons que dans cet ouvrage, Fanon, à partir de sa propre expérience, y explore la condition de l’homme noir, dans le monde blanc. Aussi, je vais vous lire un passage illustrant bien, à mon sens, ce dans quoi l’homme noir est pris et de quelle façon, ce qui l’entoure agit comme un catalyseur des contradictions dans lesquelles il se sent piégé. Dans le chapitre, intitulé L’expérience vécue du Noir, Fanon montre le « nègre en face de sa race » comme il le dit lui-même, où il aborde à la fois le désir de l’homme noir à être blanc mais aussi les « efforts désespérés d’un nègre qui s’acharne à découvrir le sens de l’identité noire. » Aussi voici cet extrait qui exprime bien ce que provoquent les poussées contraires dont parle Fanon :


‘’Le nègre est un jouet entre les mains du blanc ; alors, pour rompre ce cercle infernal, il explose. Impossible d’aller au cinéma sans me rencontrer. Je m’attends. À l’entracte, juste avant le film, je m’attends. Ceux qui sont devant moi me regardent, m’épient, m’attendent. Un nègre-groom va apparaître. Le cœur me tourne la tête. L’estropié de la guerre du Pacifique dit mon frère : « Accommode-toi de ta couleur comme moi de mon moignon ; nous sommes tous deux des accidentés. » Pourtant, de tout mon être, je refuse cette amputation. Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d’expansion infinie. Je suis don et l’on me conseille l’humilité de l’infirme…Hier, en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en part se révulser. Je voulus me lever, mais le silence éviscéré reflua vers moi, ses ailes paralysées. Irresponsable, à cheval entre le Néant et l’infini, je me mis à pleurer. ‘’


Ainsi nous le voyons bien ici le résultat de ce conflit violent qui traverse l’homme noir est sans appel, « il explose. » puis à la fin il se « mit à pleurer ». Ce constat posé par Fanon donne toute l’intensité de la violence des contradictions qui submerge l’individu et toute la souffrance dans le mental que cela produit.

Si l’on reprend la célèbre phrase winnicotienne, reformulée par le Dr Hubert, on se rend bien compte dans quelle mesure « un individu tout seul ça n’existe pas ». L’individu vit au sein d’une famille, d’un groupe, d’une société donnée. Il est soumis à des discours, des normes, des injonctions. Ainsi nous le voyons, l’analyse de Fanon est très actuelle et raisonne aussi pour moi quand j’écoute les patients. Aussi, je vais illustrer mon propos avec une vignette clinique :

Il s’agit d’une jeune femme originaire de Nouvelle Calédonie, qui était venue consulter au Centre Georges Politzer pour des crises d’angoisses récurrentes. Cette jeune fille vit en région parisienne, loin de ses parents qui sont en Nouvelle Calédonie. Elle évoquait souvent les pressions sur son lieu de travail où elle ne trouvait pas de sens, et qu’elle finit par ne plus supporter. Au fur et à mesure des séances psychothérapeutiques émergèrent, en écho aux pressions qu’elle rencontrait à son travail, les injonctions de sa mère, elles-aussi récurrentes, à s’occuper de son frère handicapé en métropole, à y trouver donc un travail pour être près de lui. Ce défouissement lui donna accès à un projet qui lui tenait vraiment à cœur mais qui était masqué à son insu par les injonctions maternelles et sociales ; celles de bien gagner sa vie, d’avoir un travail stable, lui permettant de palier au moindre problème que rencontrerai son frère ainé et d’être près de lui. Au fil des rendez-vous avec cette patiente, j’ai pu voir éclore son envie profonde de monter un projet artistique sur et en Nouvelle Calédonie. Ce qu’elle fit finalement puisqu’après avoir donné sa démission, elle se mit à écrire ce projet, à contacter des artistes, et décida de partir chez une amie aux États-Unis, pour deux mois dans l’idée de continuer à y travailler mais aussi pour s’éloigner de sa famille me semble-t-il.

Cette situation clinique fait écho à ce que décrit Harold Searles dans L’effort pour rendre l’autre fou. Comme on l’observe ici, les injonctions paradoxales entrainent des poussées contraires qui produisent des souffrances dans le mental pour le sujet, au point de le rendre fou.

Cet exemple nous permet aussi d’évoquer les injonctions paradoxales dans le domaine du travail, et en particulier dans les institutions hospitalières, de soins, où les personnels se demandent comment concilier une gestion dite « rentable » des patients et l’humanisme que ce travail demande. Déjà, dans les années 50, quand Fanon arriva à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, trouvant des patients enchainés, on peut imaginer à quel point cette vision a pu entrer en contradiction avec sa fonction de soignant, lui qui arrivait de l’hôpital de Saint Alban, lieu d’émergence de l’Art Brut et de la psychothérapie institutionnelle.

L’univers carcéral nous semble être un autre exemple où les injonctions paradoxales sont très en tension, et l’institution pénitentiaire nous intéresse en tant que lieu de transversalité avec la psychologie. Les psychanalystes Monique Soula Desroche et Jean Claude Rouchy, dans un article paru dans Connexions, que l’on peut trouver sur Cairn en disaient ceci :

« Le système pénitentiaire est un espace révélateur de toutes les contradictions traversant notre société dans ce champ. La prison constitue le comble du paradoxe : univers à la fois d’enfermement très bureaucratisé dans lequel entrent pourtant beaucoup de psychologues, des services psychiatriques, des enseignants, des travailleurs sociaux, des artistes, où interviennent une pluralité d’associations réalisant des ateliers, des groupes d’expression pour pères et mères incarcérés, où sont effectués des apprentissages, etc., toutes ces interventions ayant pour visée de maintenir un contact avec la réalité et de favoriser la réinsertion. »

« Favoriser la réinsertion » je vais pour finir me permettre de rebondir sur ce dernier terme « la réinsertion ». Dans une société où le vivre-ensemble est un des leitmotivs, pourquoi réinsérer, pourquoi ne pas insérer, vivre ensemble tout simplement. Réinsertion, intégration, ce sont des termes qui ne me semblent pas anodins car souvent associés dans l’accompagnement d’adultes, autrefois « enfants d’ici venus d’ailleurs », selon l’expression de l’ethnopsychiatre Marie-Rose Moro. Dans un podcast intitulé Mon passé-composé en Algérie (2012), la sociologue et anthropologue Nacira Guénif-Souilamas (dont les thèmes de recherche ont porté, entre autres, sur le rapport entre immigration et intégration dans le contexte des sociétés post-modernes et postcoloniales), interrogeait cette nécessité absolue de l’intégration. Pourquoi vouloir à tout prix que les personnes venues d’ailleurs s’intègrent ? En effet, on peut se demander s’il n’y a pas encore ici une injonction infiltrée pas la pensée colonialiste qui persiste encore. L’intégration à tout prix ne risque-t-elle pas de d’effacer les subjectivités, de nier les cultures, d’oublier les richesses civilisationnelles ? Cela nous fait penser à l’ouvrage d’Asimov, Le cercle vicieux (Runaround, 1942), car c’est en effet un cercle vicieux dont on n’arrive pas à sortir, où l’on tourne en rond.

Il est intéressant de s’y pencher, il me semble, à l’heure où le projet de loi « immigration et intégration » suscite de nombreux échanges et débats sur fond d’actualité récente, puisque le 22 mars à Saint Brévin (Loire-Atlantique) la maison d’un maire a été incendiée par suite des menaces contre un projet d’un centre de migrants, alors que dans le même temps, au large de la Tunisie, cinq personnes en exil étaient mortes et vingt-huit portées disparues après le naufrage de leur embarcation surchargée. Ces évènements sont chargés de violence à la croisée de l’individuel et du collectif, une violence qui se trouve hors zone de combat mais qui semble perpétuer une opposition persistante entre les territoires dits riches et développés et ceux plus pauvres, moins développés. Aussi, ce schéma de plus en plus discordant, semble faire fortement écho aux rapports colon-colonisé, oppresseur-opprimé dont il est question dans les Damnés de la terre, écrit par Fanon juste avant sa mort en 1961. Toutes ces réflexions « à sauts et à gambades » (Montaigne) que je viens de partager avec vous, inspirées par ce texte, Peau noire, masques blancs, nous indique, in fine, dans quelle ampleur, Fanon est un homme « qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience », comme le dit si bien Césaire et à quel point la pensée fanonienne trouve toutes ses résonances aujourd’hui.

Ainsi donc, l’évocation des Damnés de la Terre, me permet de passer la parole à Sébastien qui va continuer à dialectiser autour des injonctions paradoxales, nous partageant les retentissements que cet ouvrage de Frantz Fanon ont suscités chez lui.




Sébastien Deville : Frantz Fanon et Les damnés de la terre,

pour une décolonisation de l’esprit


Je vais moi aussi vous parler de Frantz Fanon, mais cependant à partir des Damnés de la terre. Fanon s’intéresse toujours au colonialisme et aux conséquences psychiques de l’oppression coloniale, cependant la perspective a changé. D’abord, la vie même de Fanon a changé : Peau noire masques blancs sort en 1952, et deux ans plus tard, Fanon rejoint la lutte de libération nationale algérienne contre le colonialisme français en Algérie. C’est un homme qui a toujours été engagé, mais cette fois-là c’est un grand basculement qui s’opère. Cela se répercute sur son œuvre.

C’est comme si la focale s’élargissait : Peau noire masques blancs est un livre indéniablement politique, mais on pourrait dire cependant qu’il reste dans une échelle restreinte, un rapport individuel, du colonisé au colonisateur. La dialectique qui s’y déploie est sous influence sartrienne et hégélienne, et certains passages ressemblent aux exclamations déchirantes de la subjectivité césairienne. La suite de son oeuvre, elle, sera marquée par un langage plus “objectif”, et son analyse sera beaucoup plus portée sur les mouvements sociaux, la dynamique politique ; on peut l’appeler à bon droit “marxiste”, “matérialiste” moyennant cependant la mise en garde par Fanon lui-même que le marxisme doit être “distendu” lorsqu’il est transposé à la situation coloniale.

Cependant, là où le geste est extrêmement intéressant, c’est que, même en élargissant la focale, même, a priori, en brassant plus large, voyant plus loin, Fanon, en tout cas dans Les Damnés de la terre, maintient le lien avec l’échelon individuel : ainsi, l’ouvrage se finit sur une succession de cas cliniques.

La démarche est donc une double radicalisation : radicalisation du geste politique : Fanon sort de la sphère individuelle et inclut dans son objet les mouvements politiques et sociaux ; radicalisation du geste épistémologique : pour mieux connaître la psyché, il est nécessaire d’en passer par l’étude de la situation globale. L’analyse matérialiste de la situation politique et sociale permet une meilleure explicitation des tourments de la psyché individuelle.

On peut noter aussi qu’on assiste à un décentrement : Peau noire masques blancs est un livre écrit à la première personne, alors que Les Damnés de la terre (mais aussi ses autres livres) sont écrits à la troisième personne ; l’auteur décrit, analyse, explique, plus qu’il ne s’exprime subjectivement. Cela ne sous-entend pas que Peau noire masques blancs serait “moins” politique là où les autres ouvrages le seraient plus ; il s’agit simplement de souligner l’évolution du geste.

Le pivot autour duquel va se faire ce basculement est selon moi le concept de “tonus musculaire”. Il y a tout un passage dans Les Damnés de la terre, où Fanon montre toute la tension que l’oppression coloniale accumule dans les muscles mêmes du colonisé : “La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires [...]. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe.” p. 53 ; “Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente.” p. 54 ; “Cette impulsion à prendre la place du colon entretient un tonus musculaire de tous les instants.” p. 55.

Le corps serait ainsi comme une sorte de moyen terme entre la réalité objective et la psyché ; lieu de cristallisation des énormes et lourdes contradictions du monde social, avec les effets psychiques dévastateurs que cela ne peut qu’occasionner. Le “tonus musculaire” serait comme une sorte de “point nodal”, mais au sens littéral du terme : le “noeud” de toutes les contradictions, là où tout se noue, comme on peut dire “j’ai le ventre noué”.

On peut alors le considérer comme un révélateur, non seulement des injonctions paradoxales auxquelles est sujet le colonisé, mais également du mode de ces injonctions paradoxales : la violence. Le tonus musculaire résulte de deux injonctions inconciliables entre elles : la violence du colon qui lui intime de ne pas bouger, de rester à sa place ; et la contre-violence du colonisé, qui lui intime au contraire de s’élancer. Fanon dit : “Les symboles sociaux - gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut - servent à la fois d’inhibiteurs et d’excitants”. Inhibiteurs, car ce sont des signaux de menace, menace de représailles par la violence ; excitants, car ce sont aussi des signaux de l’injustice insupportable qu’instaure le système colonial ; ils excitent le colonisé à venir les détruire. Le système colonial, donc, s’il est en première instance un système d’exploitation, est aussi un système tout entier tendu vers “l’effort pour rendre l’autre fou”, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Harold Searles. Cet effort, Fanon le résume comme suit : “Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie.” (p.55).

On peut alors énumérer trois exutoires possibles à cette violence qui ne peut pas ne pas s’extérioriser. Le premier est la violence tribale, ou inter-communautaire : les colonisés s’agressent entre eux. Fanon conteste l’interprétation coloniale de ce fait (qui consiste à bestialiser le colonisé, à faire de cette agressivité un trait “naturel” du colonisé), et le rattache plutôt à la violence de l’injonction paradoxale objective : “Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est donc l’une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé.” (p. 55). Le deuxième exutoire serait les troubles psychiques eux-mêmes ; même si, en fait, le terme d’“exutoire” semble en réalité inappropriée : car c’est bien parce que la “tension musculaire” n’arrive pas à s’extérioriser correctement, qu’elle en arrive alors à déchirer la psyché et à faire sombrer le colonisé dans la folie. On peut alors dire que, dans ce cas, malheureusement, “l’effort pour rendre l’autre fou” a réussi. Le troisième exutoire, c’est ni plus ni moins que la lutte de libération nationale. Ici, enfin, la tension musculaire trouve un défouloir, mais un défouloir rationnellement organisé. La tension musculaire ne pèse plus sur la psyché au prix de déchirements internes catastrophiques ; et elle ne se déverse plus de manière désordonnée et anarchique sur les pairs du colonisé ; mais elle est rationnellement prise en charge par le collectif en lutte, et dirigée vers la cible elle-même rationnellement identifiée : le colon et son monde.

En conclusion : on pourrait dire que Peau noire masques blancs représente l’expression et la description, non d’une pathologie, mais d’un pathos, d’une souffrance ; d’emblée celle-ci est chargée politiquement, et entraîne alors l’ouverture du geste : rentre dans le champ de vision les conditions objectives de ce pathos, qui sont, pour résumer : l’oppression coloniale par la violence, et le tonus musculaire insupportable engendré par les injonctions paradoxales de cette situation. Et l’on dispose alors, tant d’une clé de lecture des pathologies individuelles dont un échantillon est présenté à la fin des Damnés de la terre, que la “cure” à prescrire pour ne pas que ce pathos trouve des extériorisations tragiques : la lutte de libération nationale.


Je laisse maintenant la parole à Alain qui va vous parler d'Isaac Asimov et des robots.




Alain Charreyron : Des lois de la robotique aux lois managériales

à partir de la nouvelle d’Isaac Asimov, Runaround


Isaac Asimov : Né en 1920 à Petrovitchi en Russie et mort en 1992 à New-York. Professeur de biochimie à l’université de Boston, il renommé pour ses ouvrages de sciences fiction et de vulgarisation scientifique. Sa famille émigre aux Etats-Unis alors qu’il a 3 ans. Issu d’une famille juive, le yiddish est sa langue maternelle, le russe étant la langue de ses parents pour « ce que les enfants ne doivent pas entendre».

Avec le titre original de Runaround (traduit en français par « Cercle vicieux ou Cycle fermé), la nouvelle d’Isaac Asimov parue en 1942 dans la revue Astounding Science Fiction est la première nouvelle de sciences fiction ou sont exposées les 3 lois de la robotique.

1/ “Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger.”

2/ “Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la Première Loi.”

3/ “Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi.”

Le terme de « robotique » est également mentionné la première fois, « robot » provenant des langues slaves à partir du radical « rabot » (работа en russe) , signifiant selon les langues « travail forcé », « esclave » ou « ouvrier »

Résumé de Runaround : Deux techniciens en robotique viennent sur Mercure contrôler le fonctionnement d’un robot de dernière génération dont le comportement pose un problème. Ce robot, comme tous les autres, obéit aux 3 lois de la robotique. Le robot étant très coûteux, la 2ème loi a été abaissée et la 3ème loi a été renforcée, donc moins d’obéissance aux ordres humains et plus de préservation de son existence de robot.

Néanmoins, le robot, en conflit entre deux injonctions paradoxales d’un travail à effectuer mais au détriment de sa propre préservation dans un environnement hostile (chaleur extrême, corrosion acide).

1èr essai : accroître le danger pour inciter le robot à revenir en augmentant la corrosion par des substances projetées vers lui mais cette solution est inefficace.

2ème essai : Un technicien se met volontairement en danger en allant vers le robot avec une protection insuffisante contre les radiations solaires. Le robot intervient pour sauver le technicien et redevient efficace dans son action programmée.


Les injonctions paradoxales (Ou double contrainte, double discours, double bind... ) :

Cette nouvelle de SF illustre une situation d’injonctions paradoxales avec 

- un conflit

- une relation de domination/subordination

- une impossibilité de méta-communiquer (communiquer sur le mode de communication)

- Pas d’échappatoire possible en quittant la relation.


Injonctions paradoxales et management :

En matière de management, les injonctions paradoxales sont une des méthodes néo-libérales d’emprise psychologique dans les organisations contemporaines, pouvant être une continuation depuis l’emprise psychologique dans une relation affective, l’ensemble constituant un système de gestion amenant le personnel à accepter collectivement des modes de fonctionnement qu’ils refuseraient individuellement et individuellement à gérer son existence comme une entreprise .


Sur un plan collectif :

« Les conséquences sont la répression des intelligences individuelles et collectives et de l’imaginaire, le façonnage des univers symboliques et la souffrance au travail » (Socioanthropologue Vandevelde-Rougale Agnès, 2017). http://lcsp.univ-paris-diderot.fr/Vandevelde-Rougale « discours managérial , émotions et mise en mots , violence, souffrance, harcèlement moral au travail , déni de réalité , résistance » développés dans : La novlangue managériale. Emprise et résistance (Ed. Erès 2017)


Sur un plan individuel :

Pierre Dardot (Philosophe) analyse le management néo-libéral

Cairn.info (https://www.cairn.info/revue-empan-2017-3-page-53.html) « Le tournant néolibéral des années 1980-1990 remodèle le management en fonction d’une injonction à se penser et à se conduire comme une entreprise individuelle et comme le PDG de sa propre existence.


Cette injonction mobilise une double logique, qui est à la fois marchande et managériale. Sous le premier aspect, tout travailleur doit rechercher un client, se positionner sur un marché, gérer ses coûts. Sous le second, le management de soi s’articule autour de quatre principes : la rationalisation, qui commande de procéder à des audits et à des bilans personnels réguliers ; l’organisation, qui implique de considérer son corps, son esprit et ses affects comme autant de départements d’une entreprise, puisqu’il s’agit de se construire pièce a pièce ; l’autocontrôle, qui commande de se fixer des objectifs selon la logique d’une auto amélioration indéfinie ; l’efficacité, qui impose une obligation de résultat sacrifiant tout à l’exigence que « ça marche ».

Bref, c’est l’exercice d’un pouvoir actif sur soi-même qui est bien de l’ordre de la maîtrise et qui est célébré comme un pouvoir de s’inventer tout au long de sa propre vie. » Cette implication du corps et de l’affect, modification adaptative de la personnalité Mot/Image/Corps, présentée comme un « développement de soi» vers un plus d’efficacité dans le travail est en fait au bénéfice exclusif de l’adaptation à la structure hiérarchique définissant les rôles de chacun. La souffrance au travail, violences psychologiques, surmenage, Burn Out, suicide sont autant de conséquences qui doivent permettre d’en rechercher les causes et de les comprendre pour pouvoir en sortir Pierre Dardot (Philosophe et universitaire) et Christian Laval (Sociologue) : (Ce cauchemar qui n'en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, 2016)


Sur un plan éthique : « Ces injonctions douloureuses le sont peut-être plus encore dans les organisations du secteur sanitaire, médico-social et social, qui nécessitent justement d’imaginer, de percevoir les émotions, de les accueillir, et de bâtir une collaboration active entre soignants et patients, attentive à chacun (Mol A.M., 2009).

Lorsque c’est impossible, il arrive que les institutions de soin ou médico-sociales, qui luttent contre la vulnérabilité et la désinsertion, en viennent malgré elles à contribuer à la vulnérabilité et la désaffiliation sociale de leurs propres salariés, en même temps qu’à un soin ou à un accompagnement dégradé. » (espace éthique d’île de France 2022/09/07) » En tant qu’individu, nous sommes effet, agent et produit des rapports sociaux dans la famille et dans le travail avec des rapports hiérarchiques de subordination ou domination pouvant générer de la souffrance dans le mental allant jusqu’au meurtre social, par la perte de boussole intérieure et atteinte de la personnalité en représentation Mot/Image/Corps.


L’identification des injonctions paradoxales permet d’accompagner le sujet à la prise de conscience de son emprise et à sa résolution, et comprendre et accepter que n’importe qui peut être émetteur de contradictions paradoxales en en étant soi-même victime.


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