Aimez-moi ou tuez-moi
Vouloir être aimé est peut-être l’ingrédient le plus important dans ce qui se cuisine dans la recette tragique des rapports humains. Ce « Vouloir être aimé » revient dans le dire de l’être parlant en écho et résonance aux valeurs qui nouent les mots, les images, les sensations de corps, les pensées vécues par l’enfant dans sa famille.
« Aimez-moi » est le titre donné à l’œuvre d’Attila Jozsef, poète hongrois mort par suicide en 1937. Attila choisira de se faire trancher le cou et la main droite sur les rails d’un train de marchandises. « Horreur pure que cette dernière image d’un homme qui à ce point se punit : punit cette tête trop pleine de visions coupable de l’avoir fait poète ; punit la main à plume qui l’a si loyalement servi » écrit Georges Kassaï dans sa formidable transmission pour faire connaître celui qui tint rang, aux côté de Lorca, de Rilke, d’Apollinaire, parmi les premiers poètes du XXème siècle, et reste superbement ignoré en France où la culture, comme toute chose, est avant tout, chose administrée.
« Love me or kill me” est le surtitre donné au livre de Graham Saunders sur le théâtre de Sarah Kane, dramaturge britannique qui déclare dans une interview un an avant son suicide en 1998 « Je n’ai jamais écrit que pour échapper à l’enfer – et ça n’a jamais marché ». Edward Bond donne des précisions « Sarah Kane avait avalé une dose massive de cachets. On lui a fait un lavage d’estomac dans un hôpital. Elle est rentrée chez elle, mais a été ramenée à l’hôpital. Là elle a retiré ses lacets de chaussures et s’est pendue dans les toilettes »
Je pensais jusqu’à la lecture de cette phrase d’Edward Bond que toute personne retrouvée pendue avec ses lacets de chaussure, en prison notamment, avait été en réalité tuée pour faire taire une vérité gênante et que le masque du suicide avait cette fonction sociale. Sarah Kane ferait-elle exception ?
Elle nous éclaire avec passion dans sa dernière œuvre écrite pour le théâtre, « 4.48 Psychose ».
4 h 48 est l’heure où pendant l’écriture de cette pièce, Sarah Kane se réveillait, l’heure la plus sombre qui précède la venue de l’aube, moment de lucidité et moment de point culminant de l’oscillation de ses pensées et de ses pulsions, que rien ne vient fixer et qui la poussent d’un côté et du côté contraire à la fois. Elle veut se séparer de son image : « Mes hanches sont trop fortes », de son identité pulsionnelle : « J’ai horreur de mes organes génitaux », de son altérité : « Je ne peux pas rester seule, Je ne peux pas rester avec les autres » Un matin à 4 h 48, la souffrance trouve son soulagement et sa solution dans la résignation à la mort : « Je me suis résignée à la mort cette année. »
C’est à ce moment culminant de l’oscillation, qui fournit sa logique de comète, que le désir du thérapeute doit pouvoir soutenir la solution qui pousse vers la vie. C’est le moment précis d’un appel de cette femme vers le psy par le biais de l’amour. Il s’agit pour elle de « vouloir hurler pour que vous veniez, vous, le seul médecin à m’avoir jamais touchée de votre plein gré, à m’avoir regardé dans les yeux, à avoir trouvé amusant mon style d’humour […] ». Mais ce point d’amour se révèle trahison du thérapeute : « Je vous ai fait confiance, je vous ai aimé, et ce n’est pas vous perdre qui me blesse, mais vos putains de fieffés bobards déguisés en commentaires médicaux. »
Sarah Kane place la seule question qui vaille dans ce qui concerne ce qu’on appelle faussement la maladie mentale, à savoir la question du désir. Face à cette question que pose la patiente à son psy, celui-ci se défile, répond par le bon sens habituel, le discours médical, la réalité construite du thérapeute contre la parole du patient, qui, elle, transmet le réel qu’il y a à traiter. Après un texte poétique sublime qui traduit la détresse de ne pouvoir recourir au semblant vient un dernier appel : « Je suis venue à vous dans l’espoir d’une guérison […] vous êtes mon dernier espoir. » Mais la réponse psychiatrique reste à l’écart du désir et répète régulièrement : « Ce n’est pas votre faute. Vous êtes malade. » Cela rejoint le convenu « Vous n’avez pas besoin d’un ami, vous avez besoin d’un médecin. » Ou encore une lâcheté : « Quand je sors d’ici à la fin de la journée j’ai besoin de rentrer chez moi voir mon amour et de me détendre […] Je déteste ce putain de boulot et j’ai besoin de mes amis pour ma santé mentale. » Alors le suicide pourra venir, acte de séparation, même si elle aime toujours bien son psy, même si elle n’a pas de désir de mort, dans une quête de l’objet au-delà du miroir, un « regardez-moi disparaître, regardez-moi, regardez » Le regard, devenu comète, ne renvoie plus au point d’évanescence mais au vide.
Attila Jozsef, né d’un père savonnier errant, orphelin de mère à 10 ans, cherchera lui aussi l’amour de ses psy, des femmes. Il le trouvera auprès de Flora Kozmutza, mais s’en séparera malgré l’insistance de celle-ci et dans un dernier poème où il hésite entre l’amour et la mort, il clame sa vérité : « Père clamait le fils…Homme si Dieu n’existe, Perversion de gosse, Dit le psychanalyste / En mentant on t’aimait. Menteur peut-il aimer ?...Maintenant presse l’arme Contre ton cœur vidé. »
Cette vérité est vérité de tout suicide, séparation du lieu de l’absence de ceux qui portent l’amour pour l’enfant. Dans ce lieu de l’absence se dit ou se tait une hypocrisie meurtrière. L’Etre parlant devient cri dans la passion brûlante de l’amour ou de l’amort. Cri et regard sont les points ultimes avant le meurtre du rapport transférentiel qui fait humanité mais devenu trop cruel et hors sens.
Se pendre avec ses lacets est toujours la marque d’un meurtre.
Hervé Hubert
Illustration : ©Fernand Leger
Article paru dans Corridor Eléphant en juin 2015
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