Il n’y a pas de maladie mentale !
©Jackson Pollock
Cet énoncé intimement personnel résonne comme un coup de tonnerre dans le ciel serein de la santé mentale. En tant que psychiatre, psychanalyste, ancien chef de secteur des hôpitaux psychiatriques, cette sentence pourrait être jugée paradoxale voire antagoniste sinon provocatrice ou idiote. Je renchéris en disant que c’est au contraire le principe abstrait de maladie mentale qui détonne aujourd’hui comme hier dans des contextes historiques et économiques différents parce qu’il ne répond pas aux besoins des personnes concernées par une douleur de l’esprit, une douleur concrète vécue dans le mental. Cette affirmation pourrait être prise comme une position « antipsychiatrique ». Certes, il convient d’entendre la nécessité impérieuse de passer à des pratiques radicalement différentes concernant la souffrance mentale, aussi grave soit-elle dans sa forme d’expression ; cependant je considère que la psychiatrie est une branche de la médecine qui traite expressément cette douleur dans le mental et que sa fonction devrait permettre de comprendre et d’aider les personnes concernées par cette souffrance. Elle n’en a pas l’exclusivité et il convient de pouvoir ôter les masques de spécialistes qui nous protègent de rencontres humaines authentiques et ainsi, autoriser les potentiels soignants contenus chez tout un chacun dans certaines conditions. Enoncer « Il n’y a pas de maladie mentale ! » implique donc que les pratiques psychiatriques actuelles doivent changer de base. Dire « Il n’y a pas de maladie mentale » est possible alors qu’énoncer « Il n’y a pas de douleur mentale » ou « Il n’y a pas de souffrance mentale » n’a aucun sens dans la pratique. Partons de ces trois mots et des savoirs contenus dans leurs étymologies historiques, suivant en cela les leçons de mon seul maître en psychiatrie, Antonin Artaud. « Maladie » apparaît vers 1150 et désigne une altération de la santé, surtout une affection précise. « Douleur » apparaît en 1050 et exprime la souffrance physique ou morale, plus spécialement en rhétorique « émotion, faculté de pathétique » « Souffrance » apparaît en 1170 et renvoie d’abord à l’action de « supporter » puis à la fonction de « trêve, d’arrêt, de faire cesser », avant de passer au sens de « délai, répit ». Parallèlement le mot « souffrance » prend la valeur de « patience, tolérer, autoriser ». C’est surtout en Moyen Français (1492) que le terme signifie « douleur, physique ou morale » et « état d’un personne qui souffre ». Quel est l’intérêt de cette histoire linguistique en forme de triptyque ? Tout simplement : saisir qu’utiliser les mots « douleur » ou « souffrance » rend plus difficile l’exercice et l’emprise du pouvoir bureaucratique qui régit les politiques de santé à l’écart de la problématique humaine, de ce qui se passe dans le mental et la vie sociale concrète. Les pouvoirs bureaucratiques évoluent suivant les conditions historiques qui les déterminent et il est clair que dans la période actuelle, la régression progresse à grands pas ! Ce « progrès de la régression » est à analyser comme choix politique dans une période où existent d’autres possibles : les avancées technologiques permettant de traiter autrement les questions de la liberté, de la libre disposition de soi, de l’aliénation, de la contrainte tutélaire. Les moyens de production de savoirs, de savoirs faire, de partages des savoirs et des pratiques offrent cette possibilité. Cela touche donc la question sociale et politique directement. Dans ce contexte, la pratique sociale prime consciemment et inconsciemment. C’est cet aspect que nous développons dans nos Ateliers Pratiques de Psychanalyse Sociale. Nous le faisons à la fois en référence au collectif et à l’individuel. Notre vie sociale est une expérience transférentielle dans la signification psychanalytique du terme. Nous sommes pris dans un transfert social, c’est à dire que nous sommes à la fois agents, effets et produits des rapports sociaux que nous vivons. Cette base est fondamentale et change considérablement la donne pour les personnes qui présentent une douleur psychique. Cela change également la base du transfert psychanalytique, le rapport au savoir psychanalytique, le rapport aux pratiques de transfert. Cela implique en effet que s’il y a une souffrance psychique pour des personnes dans la vie concrète, cela indique en même temps que les rapports sociaux ne sont pas adéquats à la question que posent ces personnes. C’est là un éclairage fondamental. Il y a des questions portées par des personnes qui souffrent dans la société par les formulations qu’elles posent et il s’agit d’étudier avec elles, ce qui dans le rapport social est exprimé là. C’est ce qu’explique Antonin Artaud dans son oeuvre avec sa lucidité. Il convient de changer les réponses données à leurs questions car les réponses dominantes actuelles sont de l’ordre de la répression sociale. Le terme « maladie mentale » renvoie au moins à deux points qui sont à changer dans les pratiques : tout d’abord le rapport avec l’autre, qui est dans le principe dominant actuel un rapport d’observation. Ensuite, vient la forme d’un savoir qui complète ce rapport de subordination et met les personnes dans la prison de la catégorisation psychopathologique. Cela correspond concrètement à un emprisonnement de la pensée et à une condamnation sociale. Libérer les potentiels inhibés, qui poussent alors la personne vers la vie dans sa relation aux autres, favoriser les créations de vie en considérant l’être humain comme un artiste en partition avec les autres, donnent d’autres perspectives pour les humains déchirés dans leurs souffrances, que de les classer en schizophrènes, paranoïaques ou hystériques ou bien encore de cocher des cases pour faire un diagnostic de désordres mentaux type DSM. Ces catégorisations font partie de l’arsenal bureaucratique et correspondent en leurs fondements - parfois à notre insu - à des logiques colonisatrices. Partir du vécu concret de l’histoire familiale et sociale, de son enfantement, permet d’éclairer les issues émancipatrices pour les personnes souffrantes. Nous sommes alors dans le champ de l’immanence qui permet de repérer les obstacles liés au champ de la transcendance qui fait fonctionner des principes qui sont à la fois sources de toute explication et réalités supérieures. Georges Canguilhem, médecin, philosophe et résistant contre la barbarie nazie, souligne un point qui fait directement écho à la problématique du transfert social avec cette phrase : « Par une altération lente du sens de ses objectifs la médecine, de réponse à un appel qu’elle était primitivement, est devenue obéissance à une exigence (…) Ainsi, la médecine qui est primitivement réponse à un appel émanant d’une personne singulière s’est trouvée déviée par ce qui est devenu obéissance à l’exigence des normes et des protocoles ». Cet énoncé de Georges Canguilhem a des incidences dans tous les champs de la pratique médicale. Cela concerne la psychiatrie mais aussi bien les autres champs concernés par la souffrance dans le mental : la psychologie et la psychanalyse classique dans leurs obéissances aux exigences transcendantales. La souffrance ou la douleur ont une fonction d’appel et cela survient toujours dans le contexte d’un rapport social, d’une relation sociale. Le socius est l’autre, le compagnon, le camarade. L’énoncé « Il n’y a pas de maladie mentale » ne peut prendre sa signification qu’en complément de « Il y a une problématique du social dans le mental ». Il y a un transfert des problématiques sociales, des problématiques de ce qui se socie dans le mental. Le terme « psychanalyse sociale » affirme le désir d’analyser ce transfert, toujours social, d’en découvrir l’insu qu’il porte, ses conditions historiques singulières. Partir d’une autre base - celle de la vie sociale concrète et des transferts qui agissent, qui ont des effets, qui produisent - permet de renverser les poussées destructrices, repère fondamental pour saisir les fixations de jouissance qui collent à la souffrance. Marx l’indiquait dans ses Manuscrits Parisiens en 1844 « Le pâtir humain - compris humainement - est une jouissance de soi de l’homme ». Avec cette autre base, la dimension poétique du savoir qui se manifeste dans la pratique psychanalytique permettra de mettre en valeur un autre rapport humain, et ce qui pourra s’autoriser désormais : les conditions de la liberté et de disposer toujours plus librement de soi.