Le corps qui lutte
Lors des rencontres de psychanalyse sociale, nous invitons un « acteur social » à venir parler, faire récit, faire réponse aux questions concernant la production de sa vie dans le social. Artiste, auteur, simple quidam ou autre Pékin-Lambda, il est invité pour témoigner de son engagement transférentiel. En décembre dernier, Soufiane Adel, cinéaste, est venu témoigner de son histoire où les possibilités de faire et créer librement se croisent avec la domination sociale, les langages, les images pour aboutir au questions du corps, ébauche d’un rapport politique et social du corps. Ainsi est né son texte que nous publions ici. Hervé Hubert Le corps qui lutte Je suis né en Algérie en 1981, dans les montagnes, à deux heures d’une petite ville, qui s’appelle Bejaia. Mon père lui est né en France, en 1955, mais, quand il a été majeur, il est retourné en Algérie, dans le village de son père pour se marier là-bas avec ma mère et s’y installer. Je suis né et j’ai grandi dans ce village, puis à l’âge de mes huit ans, mon père a soudainement décidé de tout quitter pour revenir s’installer en France, il ne supportait plus le climat de tension entre ses parents, en pleine séparation. Il est parti seul et nous l’avons rejoint à l’été 1989. Je suis arrivé en France avec ma langue maternelle, le kabyle, j’avais eu à peine le temps d’apprendre à parler et à écrire l’arabe, en Algérie. Arrivé en région parisienne, j’ai intégré un dispositif CLIN (classe d’intégration), remplacé depuis 2012 par l’UPE2A (Unités Pédagogiques d’Enseignement pour les élèves Allophones Arrivants). Je parlais kabyle à la maison. À l’école, nous apprenions en alternance l’arabe et le français, j’étais déjà assez dépassé par l’arabe que je n’avais pas suffisamment assimilé en Algérie. La question de la langue est apparue centrale au moment de mon immigration : le kabyle, ses symboles, son alphabet, la transmission orale. Le français, dans un premier temps abstrait, est devenue langue principale d’échanges, de vie sociale et culturelle. J’ai le souvenir qu’à l’âge de 8 ans je comptais en français jusqu’au nombre 26. Les mathématiques sont pour moi liées à l’apprentissage du français. Il y avait là une grande richesse et une multitude de combinaisons possibles. Le langage devenait une expression, un espace riche et révolutionnaire. Cette question de la langue est restée centrale dans mon travail de cinéaste, le kabyle, l’arabe, le français, puis d’autres langues apprises à l’école, l’anglais et l’espagnol ; elles m’ont ouvert les portes de l’écriture poétique à partir de l’observation du réel, comme une possible mise à distance de ce qui est observé et parfois subi. Une image s’est cristallisée au moment de cette immigration, la vision d’une forêt, en train d’être abattue, au dessus de l’aéroport d’Orly, j’ai eu à ce moment là, l’impression d’arriver dans un monde nouveau. Mais pas le nouveau monde que j’espérais déjà construit, comblé de lumière, un palais. J’étais déçu. Je me souviens juste d’une bouteille de jus de fruit qui nous attendait à notre arrivée dans le studio que nous allions habiter. En France, j’ai pris conscience que quelque chose prenait de l’ampleur, non pas, à cause de mon statut d’immigré, mais cela se passait dans les rapports sociaux, les rapports de classe. De toute façon avec ou sans maîtrise de la langue, j’ai tout de suite été confronté à l’existence de la lutte des classes, sans savoir, ni avoir conscience que j’appartenais au prolétariat. Mon père travaillait comme mécanicien poids lourds, cela lui prenait 80% de son temps, du lundi au samedi et le dimanche. Il allait bricoler pour d’autres, même pendant les grandes vacances scolaires : c’était payé double. La mécanique est devenue familière chez moi, j’allais le voir au garage. J’observais cet immense hangar, où des hommes faisaient des gestes manuels très techniques, poésie des mains et de la machine. Ma mère gardait des enfants à la maison. Je me souviens enfant, que mes parents nous rappelaient l’importance des études : ce qu’ils faisaient, disaient-ils, était un sacrifice pour que nous accédions à une vie meilleure. Il fallait que notre génération sorte de la condition ouvrière et prolétaire. Pas de métiers « manuels » nous répétait mon père, le regard cristallisé, il nous montrait ses mains figées, masquées par le cambouis et les éraflures de métaux. Les mains étaient le fer de lance de mon père, il disait à ma mère de ne jamais nous taper sur les mains, cela risquait de nous inhiber, de nous rendre impuissant. Les mains étaient mises en avant. Le métier qui symbolisait la réussite pour mon père c’était médecin ou avocat. Moi j’aimais bricoler, dessiner des voitures, des camions. Les études sont devenues un élément central dans notre apprentissage et notre rapport au monde. Je me suis intéressé naturellement à partir du collège au dessin industriel, avant de connaître l’existence du métier de designer industriel, designer automobile. J’entrevoyais dans le dessin, la possibilité d’une projection, d’une utopie, synthèse des mains et de l’esprit. En classe de 3ème, j’ai déposé ma candidature pour aller en Seconde option Arts Appliqués à une heure et demi de chez moi, à Vitry-sur-Seine. Il y avait trop peu de lycées en région parisienne, les lycées d’Arts Appliqués à Paris n’étaient pas ouverts aux élèves n’habitant pas Paris intramuros. En Arts Appliqués, j’ai découvert le dessin technique, mais aussi l’expression plastique, le corps nu à représenter, le dessin abstrait. J’ai aussi étudié l’histoire de l’art et l’histoire des arts appliqués. Le regard et l’analyse sur l’évolution des techniques et des représentations, ont été importants pour la compréhension des enjeux esthétiques et politiques. Je me souviens avoir été marqué -par le procès des 26, dont le peintre Ingres était l’un des signataires, sur l’opposition à assimiler la photographie à l’art en 1826. Une attitude qui m’avait semblé réactionnaire et conservatrice. Je pense que ces questions de l’histoire de l’art, de l’histoire des arts appliqués et des techniques, ont été assez importantes, comme une forme d’élan, afin d’essayer aujourd’hui, de réfléchir de façon plus complexe les enjeux d’innovations, face à un immobilisme bourgeois planant. Même si la question de l’évolution était encore abstraite, elle traversait mon esprit. J’ai développé la transformation et l’invention de formes et de matières à partir d’activités manuelles. En 2001, j’ai présenté le concours de l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle, à Paris, pour être formé aux métiers du design. C’était la seule école possible. Elle avait une approche assez originale et singulière d’un point de vue pédagogique, et dans le rapport à l’apprentissage. J’ai été accepté. Le matin de ma rentrée scolaire, c’était le 11 septembre 2001. Chez moi je découvrais les images des deux avions percutant les tours jumelles du World Trade Center. Sans doute l’entrée fracassante de mon œil dans un autre siècle ? J’ai été à l’école avec ces images-là, sachant que lorsque je suis arrivé dans cette école-là, on m’avait dit que c’était la première fois qu’ils prenaient un élève d’origine algérienne dans l’école. Il y a quelque chose où je pense que cet événement a dialogué en moi, à savoir que je me disais : « Mais qui suis-je ? » « Que-se passe-il ? » « Est-ce que cet événement va m’être préjudiciable ? » « Comment je vais pouvoir le vivre ? » C’est comme cela que j’ai commencé mon apprentissage dans cette Ecole-là, et très rapidement dans les premiers mois, je me suis inscrit dans un atelier vidéo, dirigé par un documentariste, et là j’ai découvert le cinéma ou plutôt redécouvert. En effet le cinéma a toujours été présent, depuis l’Algérie avec des cassette de Conan Le barbare qu’apportaient mes oncles de France ainsi que mon père qui a été un grand spectateur du cinéma américain. Je découvrais à travers lui des films de guerre et des films politique américains, Apocalypse Now, Platoon, Les 7 jours du Condor. Il y avait quelque chose lié à la guerre et à la violence subie et projetée sur les hommes. En 2001, ce n’était plus la télévision, ni le cinéma américain que je découvrais, c’était le néoréalisme italien. Cela a été un choc spectaculaire et il y a quatre films très importants dans ma découverte/cette révélation : Le Voleur de bicyclette, de Vittorio De Sica, puis une trilogie de Rossellini, Allemagne année zéro, Rome ville ouverte et Païsa. Il y avait quelque chose pour moi là, d’assez important sur cette question de l’individu, de l’humain, de son rapport au monde social : voyez Anna Magnani et le collectif, dans Rome ville ouverte. Je crois que c’est ça qui s’est passé, dans ce que j’ai compris, depuis ma banlieue de Champigny-sur-Marne ; ce qui se passait à cette époque là, est toujours contemporain. Le cinéma a été central dans ma pratique du design au sein de l’Ecole. En allant à la découverte de ces films, dans cette Ecole, j’ai très vite compris que je n’avais pas tous les codes, au sens où je n’avais pas les codes esthétiques. Lorsqu’on me demandait de dessiner une chaise, de dessiner une table, c’était assez compliqué même de répondre à des questions ergonomiques, de confort, peut-être aussi parce que cette question du confort était liée au confort social matériel, dans lequel je vivais, qui n’était pas toujours constant. Mais je pense que ce que m’a amené le néo-réalisme italien dans ma pratique de designer, c’est que je me suis intéressé au design social, en formulant comme ce qui suit : « Comment l’innovation technologique peut-être au service de l’innovation sociale ? » Autrement dit : « Comment le design, à l’époque, pouvait être un outil pouvant lutter contre des inégalités ou des disparités ? » Les deux disciplines avançaient toujours conjointement dans mes réflexions. Après mon diplôme de designer industriel, je suis tombé sur le livre de Jack London, Martin Eden. Le livre a eu un effet miroir, comme celui provoqué par Allemagne année zéro, mais à une échelle plus individuelle. J’ai tout de suite eu envie de l’adapter au cinéma. J’ai écrit deux versions de scénario. Après plusieurs difficultés à le mettre en production, j’ai continué à développer l’écriture. Je pense que j’avais été assez perdu. Avant, de trouver, enfin l’axe de travail. Alors perdu parce que dans cet univers de ma pratique cinématographique, je pense qu’au fur et à mesure, j’ai sans doute voulu trop écouter comment pouvait se financer un film, comment de façon polie , mesurée on pouvait faire aboutir un projet. Je me questionnais : « fallait-il séduire ou pas ? » J’en suis arrivé à un moment de ma pratique où je me suis beaucoup interrogé pour comprendre comment ça marche, ou comment ça peut convaincre . J’étais loin d’un raisonnement libre. J’ai cessé de penser comme cela, J’ai réfléchi à ce que j’ai appris, ce que j’ai observé, ce que l’école m’a transmis, à la fois sur la question de la prise de risque, sur l’autonomie, et l’innovation-valeur. Je pense que ce projet, qui avait commencé en 2009 a duré, parce que cette question-là n’était pas totalement claire, la question de l’écriture, la question politique du projet, la question d’être libre, n’était pas claire. Et au fur à mesure, elle est devenue visible. Il y a eu une confusion, parce que lors de mon divorce, il y avait aussi une sorte de projection, par rapport à cette histoire, à l’histoire du roman. Parallèlement à ce projet d’adaptation, j’ai décidé de tourner d’autres formes, j’avais été beaucoup marqué par la danse contemporaine, parce qu’il m’avait semblé que c’était un espace de réflexion, où le corps est parfois mis à dure épreuve, à nu. Et donc j’ai décidé de tourner des séquences avec des danseurs et des non danseurs dans un parc en banlieue, à partir de deux paragraphes du roman de Jack London, Martin Eden. Les outils et la technique m’intéressent . Pour ce projet j’ai voulu filmer toute cette danse au ralenti. Ralenti 20 fois. Je pense que cette question du corps, qui est venue au fur à mesure dans mon travail, elle n’a pas été immédiate. Elle s’est poursuivie ensuite dans l’adaptation d’une nouvelle de Jack London qui s’appelait , A piece ok steak, qui raconte l’histoire d’un boxeur déjà sur le gril, mais qui n’a plus d’argent, et qui doit, pour nourrir sa famille, accepter un combat, sachant qu’il va perdre. Cette question du corps qui lutte, a été importante. L’expression du corps pour raconter, dire, la lutte, la transformation, la respiration et le combat. Une écriture fondamentale pour rendre possible le changement.