I am truly a Drop of Sun on Earth
« Si je suis noir, ce n’est pas suite à une malédiction, mais c’est parce que, ayant tendu ma peau, j’ai pu capter tous les effluves cosmiques. Je suis véritablement une goutte de soleil sous la terre » (1), écrit Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs en 1952.
En début de cette année 2018, lorsque les films comme Lady Bird ou Le grand jeu déclenchent l’amour des masses, la jeune réalisatrice d’origine géorgienne Elena Naveriani présente au monde son premier film long-métrage.
Dans un élan transférentiel pour l’œuvre de l’écrivain post-colonial, elle emprunte à Fanon cette belle expression, et lui rend hommage à travers ce film de soixante-une minutes en noir et blanc laissant entendre une grande sensibilité aux problématiques humaines telles que violence, domination raciale et sexuelle, exclusion, marginalité, voire déchéance sociale. Cette quête transférentielle se déroule dans les rues de Tbilissi, sa ville natale, en géorgien, sa langue maternelle.
Aujourd’hui, la jeune cinéaste vit en Occident, ce qui lui permet, dit-elle, de revisiter autrement Tbilissi et ses habitants. « J’ai vécu en Occident, j’ai rencontré des personnes avec des points de vue différents, donc je suis revenue en étant devenue une nouvelle personne. La distance a révélé des différences, j’ai vu des choses auxquelles je n’avais jamais prêté attention avant »(2). En peu de temps, c’est déjà le deuxième film où un(e) jeune cinéaste de l’ancien bloc soviétique revient dans sa ville natale pour y chercher son objet cinématographique (3). L’univers brutal et indifférent de la jungle urbaine post-soviétique, où les corps humains disparaissent aussi facilement qu’ils apparaissent, se révèle être un terrain propice pour le travail de sublimation par l’image.
En faisant appel à des acteurs amateurs, eux-mêmes concernés par les problématiques dont traite le film, Naveriani rend visibles ceux qui échappent d’habitude au regard. April et Dije, les deux protagonistes du film, incarnent ces acteurs de la vie urbaine qu’on ne veut pas forcement voir et qui eux-mêmes préfèrent peut-être passer inaperçus. Elle, une fille de joie qui, avec sa posture discrète et silencieuse, règne dans des rues de la ville nocturne avec d’autres travailleuses du sexe. Lui, un immigré égaré qui ne peut exister qu’en cachette dans un anonymat perpétuel. Tous les deux vivent principalement la nuit, temps où l’homme normal, citoyen consciencieux et socialement irréprochable, ferme les yeux. Les lumières s’éteignent, le film commence…
On rencontre April, jolie femme trentenaire, en prison, en pleine discussion avec d’autres femmes. Elle est sur le point de regagner la liberté pour revenir dans ses quotidiens habituels la renfermant derrière un masque de prostituée, « mauvaise » femme dans un pays où l’orthodoxie fait son retour résolu depuis les dernières décennies. A la marge de la société, elle sait qu’elle peut facilement disparaître sans que personne ne s’occupe de sa recherche, et ce savoir lui donne une certaine puissance. Puissance du rien.
C’est dans l’ombre d’un hôtel de luxe, Radisson Blu, un gratte-ciel fantomatique faisant miroiter le rêve du monde capitaliste qu’elle rencontre Dije : un homme originaire d'Afrique noire qui, en voulant aller aux Etats-Unis, atterrit en Géorgie, « mauvaise » Géorgie. Depuis, il mène une vie marginale, un tel corps égaré parmi d’autres corps. Seul le rythme de la musique africaine, une telle goutte de soleil dans la nuit obscure, redonne un peu de vie à ces corps anonymes. April et Dije, ces deux personnages invisibles en marge de la société, se disent peu de choses, silence occupant une place importante dans ce lien naissant comme dans le film d’une manière générale. Leur relation évolue dans cet univers mélancolique en noir et blanc où la vie humaine ne compte pas plus que la carcasse d’une vache tuée.
La brutalité et la violence dépassent le cadre du film et atteignent le réel même de la vie des acteurs. Ainsi, on apprend que l’acteur qui jouait Dije n’a pas vu la sortie du film : il est décédé suite aux mauvais soins donnés à l’hôpital. Il en est de même pour une actrice transsexuelle qui est morte peu de temps après le tournage à cause des agressions subies en pleine rue. « Je suis contente d’avoir pu les filmer car, dit Naveriani, ainsi, tous les deux continuent d’exister »(4). En effet, pendant toute la durée du film, la réalisatrice avec sa caméra monochrome cherche à faire vivre ces personnages tout en préservant leurs masques, leur intimité. Délicate et plutôt tendre avec eux, Naveriani l’est moins à l’égard de la réalité qui les entoure, quitte à être parfois brutale. C’est peut-être ce mélange de brutalité avec le langage poétique qui donne une touche éminemment singulière à la mise en image de ce triste univers.
1/ F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Edition du Seuil, 1952, p. 36.
2/ Tiré d’une interview avec la réalisatrice à la sortie du film.
3/ Tesnota, la vie à l’étroit de Kantemir Balagov a paru en 2017 et a eu un succès, notamment au Festival de Cannes. L’action du film se déroule dans de rue de Naltchik, capitale de Kabardino-Balkarie.
4/ Interview avec la réalisatrice