REFLEXIONS PRELIMINAIRES SUR LES PRATIQUES DE TRANSFERT AVEC LES DITS PSYCHOTIQUES
L’invention freudienne a produit une révolution dans l’abord pratique de la souffrance dans le mental et sa théorisation. Georges Politzer a souligné la force du concret qu’apporte Freud par rapport à la psychologie classique mais souligne très rapidement le risque d’aporie en 1928 : « Il se trouve cependant que cette psychologie concrète, issue de la psychanalyse, doit commencer par se retourner contre cette dernière et servir de principe à une critique interne : nous avons dû, en effet, constater chez Freud, surtout au moment de l’élaboration théorique des faits, un franc retour à l’abstraction. Ce retour est très net et nous en avons établi l’existence, non seulement par nos remarques faites sur les notions que Freud introduit dans la Traumdeutung, mais surtout en montrant que les démarches classiques seules permettent de donner un sens à l’inconscient. Nous avons retrouvé ainsi à l’intérieur même de la psychanalyse l’opposition entre la psychologie concrète et la psychologie abstraite »[1]
Cela aboutira à une critique plus radicale notamment lors de la mise en place d’une scolastique psychanalytique évidente par Freud lui-même puis à une condamnation à partir de 1933 lorsque Hitler et les nazis prendront le pouvoir en Allemagne. Politzer saisit certainement une impuissance - pour le moins- de la psychanalyse freudienne à combattre, ne serait-ce théoriquement, la barbarie à venir. Prenons quelques extraits qui soulignent le décalage entre le point de vue psychanalytique et la vie sociale humaine.
« Si les allusions sont nombreuses chez Freud et ses disciples à l’influence de la société sur l’individu », poursuit Politzer, « (…) la psychanalyse cherche à expliquer l’histoire par la psychologie et non la psychologie par l’histoire »[2]
De cette orientation idéaliste de la psychanalyse, en découle une tendance irrationaliste, la psychologie abyssale « On sait, en effet, que la psychanalyse fut proclamée ‘’psychologie abyssale’’ principalement à cause de ses ‘’révélations’’ concernant ‘’l’inconscient’’ »[3]
Cette question de l’inconscient des profondeurs fait écrire à Politzer « Ici, encore, les psychanalystes se sont rencontrés avec un courant idéologique réactionnaire. L’irrationnel, l’inconscient sont donc la loi de la vie de l’âme. Le passage du point de vue théorique au point de vue normatif fut accompli aisément : puisqu’en fait la vie mentale est basée sur l’inconscient dynamique, pourquoi lutter contre l’inconscient au lieu de se plonger en lui ? Ainsi la psychanalyse qui est apparue tout d’abord comme donnant des mystiques sacrées des explications profanes et qu’on a accusées même d’être profanatrices – a fini par appuyer la mystique sous toutes ses formes. Les contacts multiples établis entre la religion et la psychanalyse, la fréquence des thèmes psychanalytiques chez les obscurantistes de toute sortes, y compris les nazis, le prouvent suffisamment»[4]
François Châtelet relève une contradiction similaire en 1973 :
« A considérer le destin historique de la psychanalyse, on mesure le destin prodigieux du dégât. Bâtie sur une métaphysique en ruine, sur une médecine positiviste et sur une esthétique traditionnelle, la doctrine freudienne a produit à la fois, une conception révolutionnaire des rapports sociaux, un renouvellement foncier du rapport théorie - pratique, une institution répressive articulée sur l’ordre psychiatrique et une technique de normalisation sociale. Freud n’a jamais eu à dénier comme Galilée ses inventions. » [5]
Ces deux philosophes sont orientés - différemment - par Marx. Il me paraît essentiel d’entendre que c’est bien à partir du travail des contradictions psychanalytiques que les potentiels portés par l’invention freudienne pourront vivre socialement, individuellement et collectivement.
Mettre Marx dans le coup change la donne de façon fondamentale et cela sera certainement ce qui pourra être retenu de l’enseignement de Lacan: avoir mis Marx dans le champ de la psychanalyse.
C’est ici où se loge ce que nous avons nommé psychanalyse sociale[6] prenant comme base psychanalytique, le social et non l’inconscient freudien ou lacanien stricto-sensu. Avec le social comme base, prendre Marx comme outil devient évident et cela change toute la pratique psychanalytique et sa théorisation. Toute la clinique psychanalytique repose sur une idéologie allemande ancienne dont Marx a fait la critique en 1846; il est donc urgent d’en sortir.
Marx est précurseur de la psychanalyse et a l’avantage par rapport à Lacan d’être sorti rapidement de la philosophie de Hegel et de ses catégorisations.
Alors quel dynamisme proposer pour avancer sur ce qui se fabrique dans les pratiques de transfert avec les dits psychotiques ?
Il s’agit d’interroger autrement à partir de la psychanalyse sociale, de formuler autrement : « la réponse à la question est dans la formulation de la question » indiquait Marx.
Interroger autrement c’est par exemple saisir une phrase de François Châtelet : « Dès 1900, cela ne va pas bien. Les grands principes qui ont servi à l’essor des Etats modernes ( capitalistes, bourgeois, parlementaristes), au moment même où ils rencontrent leur plus grand succès, se trouvent durement mis en question. Le président Schreber est gravement malade »[7] Le dit psychotique Schreber est dans sa souffrance psychique corrélé à la maladie de l’Etat capitaliste. Cela n’est pas sans lien avec l’analyse d’Engels dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’état » paru en 1884, un an après la mort de Marx. Engels donne des outils par rapport au transfert social, travaillant sur la famille, la parenté. Il indique notamment qu’un élément déterminant dans l’histoire est la jalousie : « la jalousie comme élément social déterminant »[8]. Il la rattache à l’ébauche de la cellule monogamique. Bien avant Freud il a interrogé dans cet ouvrage la question du droit maternel, du désir maternel, du rapport du patriarcat avec le droit maternel. Voici une autre façon de lire Schreber ou d’écouter Antonin Artaud. Cela rejoint ce que je propose pour la psychanalyse sociale, un nouveau rapport à l’inconscient, l’insu du rapport entre la jouissance et son pâtir : « Il n’y a pas de maladie mentale mais un pâtir humain dans le social qui fait question dans notre mental à l’insu de ce dernier », à mettre en tension avec la formulation de Marx en 1844 dans ses Manuscrits Parisiens « Le pâtir humain est une jouissance que l’homme a de soi ». Le terme « psychotique », est une catégorisation discriminatoire et péjorative dans sa valeur sociale, qui ne repose sur aucune entité. Je propose depuis 2010 de partir du terme de « camarade humain » qui a été mis en avant par Thomas Szasz et de sa souffrance psychique éventuelle qui concerne toujours la question du social, de la jouissance sociale.
Cette dynamique permet la prise en compte de la vie réelle de la personne et de son histoire sans appliquer d’abord une conceptualisation, prison de la pensée, abstraction de l’humain, telle que le proposent les théories lacaniennes de la dite psychose. Etrange destin de la passion première de Lacan pour la dite paranoïa et de son concret transférentiel que de s’enfermer dans une philosophie de l’histoire hégélienne, philosophie de propriétaires donc, propriétaires de la lettre et du signifiant, pour expliquer ce qui se passe dans la vie des autres. La transcendance qui touche aussi bien la philosophie de Freud que de Lacan produit des avatars inévitables pour l’humain : la théorie psychanalytique dans ses courants dominants transforme la vie en concepts. Cela est indécrottable pour la plupart des théoriciens lacaniens, théocratie de l’objet a oblige.
Marx dans son Introduction générale à la critique de l’Economie Politique fustige, s’oppose catégoriquement aux économistes classiques qui travaillent sur l’abstrait.
Il s’agit donc de faire révolution en psychanalyse, de fustiger la psychanalyse berniaise [9]en revenant à la critique de Politzer et partir du « concret de pensée » que propose Marx dans son Introduction.
Les pratiques de transfert psychanalytique sont diverses. Je rejoins - à partir d’une base différente - le point de vue de François Roustang exprimé notamment dans son ouvrage « …Elle ne le lâche plus »[10] sur la possible impasse psychanalytique concernant le transfert. Il écrit : « (…) Il n’est pas sûr que la théorie lacanienne n’aboutisse pas à une impasse semblable à celle qu’a connue Freud (…) : le jeu de la parole libre ne réussit pas à défaire la force du transfert qui était déjà celle de l’hypnose, c’est-à-dire celle qui naît du rapport entre l’idéal du moi et l’assujettissement ou la désubjectivation »[11] La question du transfert et du rapport au savoir insu reste à formuler autrement. Roustang l’écrit ainsi : « (…) il est suffisamment visible que la théorisation lacanienne du transfert, qui devait nous garder des errances de l’identification idéalisante - au principe dans l’hypnose - lui donne au contraire tous les développements possibles, ce qui a le bénéfice de faire apparaître ces errances dans toute leur crudité et même leur cruauté. Nous nous retrouvons donc devant le même problème : le transfert n’est pas seulement le lieu où il arrive qu’affleure le sadomasochisme le plus archaïque, il est l’occasion de sa reproduction ; il y a entre eux un rapport intime de structure. La théorie lacanienne a beau rendre au langage en psychanalyse une place de choix, elle peut bien nous délivrer de l’indigence conceptuelle si coutumière dans ce champ, elle peut nous entraîner dans les splendeurs du baroque ; si on défait quelque peu le constructions sophistiquées et si l’on cesse d’être ébloui par ses éclats, on vient buter à nouveau sur des questions radicales non résolues et qu’il sera bien difficile de résoudre. Il est du moins préférable de le percevoir dans leur nudité, plutôt que de les oublier en multipliant les détours ; en construisant des détours qui ramènent à la difficulté de départ sans l’avoir modifiée, bien plus, qui, l’ayant fait oublier, lui donnent une force renouvelée par la méconnaissance »[12]
Lacan ne prend pas en compte le contre-transfert et la théorie lacanienne reste impuissante face à la dite psychose sauf à la considérer comme déficitaire. Winnicott éclaire plus à ce sujet. son travail en 1947 « La haine dans le contre-transfert » insiste sur la possibilité de miser sur la capacité humaine à haïr dans le transfert sans détruire. Cela est fondamental y compris dans le rapport au défaut de civilisation.
La question du transfert et du rapport au savoir insu reste à formuler autrement en psychanalyse et c’est autour du concept de transfert social[13] qui prend comme base le Wertübertragung de Marx que je propose d’avancer en travaillant successivement, les écrits d’Antonin Artaud, Sarah Kane et Schreber.
Hervé Hubert, 15 janvier 2018
[1] POLITZER G, Critique des fondements de la psychologie , PUF, Quadrige, 2003, p. 240
[2] POLITZER G, Ecrits 2 les Fondements de la Psychologie, Editions Sociales, Paris, 1973, p.297
[3] idem
[4] Idem, pp. 297-298
[5] François Châtelet, Histoire de la philosophie, tome VIII, Le Seuil, Paris, 1973 p. 338
[6] http://www.apps-psychanalyse-sociale.com/notes-dorientation-concernant-lapps
[7] CHATELET F, Histoire de la philosophie VIII, opus cité, p. 14
[8] ENGELS F, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’état , Editions Sociales, 1983, p. 101-104
[9] Pour une définition précise voir http://www.lairetiq.fr/Nuit-Debout-Un-acte-de-portee-politique-45
[10] ROUSTANG F, « …Elle ne le lâche plus » Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009
[11] idem, p. 203
[12] idem, p. 210
[13] http://cocowikipedia.org/index.php?title=Transfert_social