Transidentité et psychanalyse : partir d’une autre base
©Joan Miró
Résumé :
Les rencontres faites avec les personnes transidentitaires ont provoqué un véritable renversement pratique et théorique. Ces renversements ont dépassé la question transidentitaire pour penser autrement l’abord psychanalytique des problématiques humaines et aboutir à la construction d’une psychanalyse nouvelle, la psychanalyse sociale. Cette dernière se distingue de la psychanalyse classique en partant d’une autre base : la base de la vie sociale qui est transférentielle. Dans ce contexte de vie sociale transférentielle, la référence à l’œuvre de Marx est utilisée et permet une analyse des expériences de vies transidentitaires à partir des concepts de transfert social et de transfert de valeurs. La logique de la dynamique transidentitaire est centrée sur la valeur de genre qui fait vivre et la reconnaissance par les autres de cette valeur. Le nouage entre les éléments fondamentaux de l’identité, « mot-image-corps », et la privation, pris dans la vie sociale transférentielle donne les repères logiques permettant une intelligibilité des problématiques. Un exemple concret est analysé à travers le commentaire d’un film vietnamien portant sur la transidentité Finding Phong.
Abstract:
Meeting trans people caused a real practical and theoretical reversal in the author’s practice. Beyond the trans issue, this implied conceiving differently the psychoanalytic approach to human problems and led to the construction of new psychoanalysis: social psychoanalysis. Social psychoanalysis differs from classical psychoanalysis inasmuch as it proceeds from another base: the base of social life, which is transferential. In this context of transferential social life, the reference to Marx’s work is used and allows an analysis of common life experiences based on the concepts of social transference and transference of values. The logic of the trans dynamic is centred on the gender value that enables to live, and the others’ recognition of this value. Logical references allowing to understand the problems lie in the interweaving of “word-image- body”, the fundamental identity elements, and deprivation within transferential social life. A concrete example is analysed through the commentary of a Vietnamese film on transidentity, Finding Phong.
Mots-clés : nouage, psychanalyse sociale, transfert social, transfert de valeurs, transidentité, psychanalyse sociale, valeur de genre
Keywords: ambiguity, contradictions, gender value, knotting, social psychoanalysis, social transference, values transference, transidentity
Plan : 1. Partir d’une autre base 2. Transfert social et transfert de valeurs 3. Le nouage « mot-image-corps » dans son rapport à la privation 4. Analyse d’un film sur la transidentité : « Finding Phong » 5. Les transferts de « valeur de genre » 1. Partir d’une autre base Les rencontres faites avec les personnes transidentitaires, qui ont débuté dans mes pratiques psychiatrique et psychanalytique il y a 25 ans, ont provoqué dans mon travail un changement très important, un véritable renversement pratique et théorique. Cette question qui porte sur l’identité humaine était à l’époque moins médiatisée, et le système d’accompagnement psychiatrique, psychologique, psychanalytique était de façon dominante en France fortement marqué par la conception d’une psychose transsexuelle. Ce préjugé psychiatrique avait beaucoup de conséquences néfastes pour les personnes trans, notamment l’obligation d’un long parcours psychiatrisé, généralement d’une durée de deux ans avant de simplement débuter un traitement hormonal. Il n’était pas envisageable d’exclure du processus médical, une intervention chirurgicale de réassignation sexuelle, et donc une stérilisation des personnes. Un travail conséquent de recherche scientifique, deux thèses universitaires en 2003 (Hubert, H., Clinique du transsexualisme : une logique de retranchement, Doctorat de Psychanalyse, Paris VIII ) et 2006 (Transsexualisme : du syndrome au sinthome, Doctorat de Psychologie, Rennes 2 ) sur ce qui était alors appelé transsexualisme, m’ont permis de sortir de la logique qui psychiatrisait et pathologisait une problématique d’identité sociale. Cependant, ce travail n’aurait pu trouver sa réelle pertinence sans les rencontres avec les personnes trans et les associations trans. Ces rencontres régulières sont toujours essentielles aujourd’hui pour saisir les évolutions qui se produisent dans les rapports sociaux sur cette question humaine et particulièrement sur le fait humain évident que la transidentité n’est pas une maladie mais une question sociale. Ces renversements ont dépassé la question transidentitaire pour penser autrement l’abord psychanalytique des problématiques humaines. L’apport de ce qui était en jeu avec la question transidentitaire a entraîné en effet une modification radicale dans ma façon de traiter les questions des souffrances dans le mental d’un point de vue psychanalytique, et donc humain. Cela a abouti à la construction d’une psychanalyse nouvelle, psychanalyse sociale qui se distingue de la psychanalyse classique. Cela concerne directement l’argument du colloque : le rapport à la clinique et le rapport au savoir, ainsi que la proposition contenue dans mon titre : « partir d’une autre base ».
2. Transfert social et transfert de valeurs L’apport des rencontres transidentitaires s’est conjugué dans mon expérience à un retour théorique à Marx pour saisir l’enjeu contenu dans le fait que cette autre base pour la psychanalyse est sociale, et concerne la vie sociale. C’est ainsi que j’ai eu possibilité à partir de la VIe thèse sur Feuerbach énoncée par Marx (Marx, K., 1845, 3 ) « [...] l’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait, qui serait inhérent à l’individu singulier. Dans sa réalité effective c’est l’ensemble des rapports sociaux », d’extraire et interpréter les éléments qui composent une partie du contenu du texte de Freud de 1921, Psychologie des masses et analyse du moi, (Freud, S., 1921) dans le but d’étudier le rapport transférentiel entre l’individu et les masses pour dégager le concept de « transfert social ». La référence à Marx est essentielle pour avoir une base concrète, sociale, des situations transférentielles, et sortir des références métaphysiques, du primat de l’amour dans la référence conceptuelle du transfert ou encore de l’inconscient abyssal des profondeurs de l’âme, cher à Freud. La base est le transfert vivant. De même cela écarte la base Lacan qui, même si ce dernier a eu l’intuition de placer Marx dans le champ de la psychanalyse, en est resté à une approche philosophique de la psychanalyse. Ce transfert social est décrit par Marx dans le Livre I du Capital, Section 1 (Marx, K., 1867 ) lorsqu’il analyse les rapports entre les marchandises. Il indique en effet clairement que sous un certain rapport, il en est de l’homme comme de la marchandise. Ce rapport entre les marchandises est un rapport de valeurs entre les marchandises et donc par extrapolation vers les rapports humains, un rapport social de valeurs. Je l’ai nommé « transfert de valeurs », Wertübertragung, pour reprendre l’expression de Marx dans le Livre I. Je consacrerai mon exposé à éclairer les logiques des dynamiques transidentitaires avec ces outils marxiens qui se sont forgés dans une véritable dialectique de travail concret entre l’approfondissement de l’œuvre de Marx et les rencontres avec les personnes transidentitaires et leurs besoins. La dimension sociale des difficultés rencontrées par les personnes transidentitaires est une évidence : l’impératif social (« tu as un pénis, tu es un garçon » ou l’inverse) et la moquerie sociale (de la simple moquerie à l’humiliation, la discrimination, le harcèlement) sont les marques constantes du transfert qui circule dans les groupes sociaux. Cela concerne le premier groupe social qu’est la famille, puis l’école, les lieux d’apprentissage professionnel, le travail, les relations de couple etc. Ce transfert social est déterminant dans l’approche du vécu transidentitaire et va accompagner ce qui pousse vers la vie et les obstacles rencontrés dans ce contexte par les personnes concernées.
3. Le nouage « mot-image-corps » dans son rapport à la privation Les transidentités sont multiples mais j’ai établi dans mon travail universitaire une constante qui fonctionne dans les rapports sociaux : une identité basée sur un nouage existant entre les mots, les images et les sensations de corps pour une personne. Cette identité est en interaction avec les autres personnes rencontrées et cette interaction va produire des poussées contraires concernant la mise en valeur (valorisation - dévalorisation ) de manifestations attribuées à un genre donné dans ces registres. Différents modes d’appropriation des transidentités sont à l’œuvre pour une personne dans le transfert social actuel. Cela peut venir d’une sensation de corps, un ressenti corporel, mais également d’une image, dans le miroir – le reflet dans l’objet miroir – ou le miroir des autres, et enfin d’un mot, un signifiant : la personne est interpellée, captée par un prénom ou le plus souvent le mot attribuant le genre, garçon ou fille. Ce qui précède définit l’identité comme un nouage. Le nouage renvoie à une valeur qui fonctionne ou qui ne fonctionne pas et, dans ce dernier cas, ce qui était noué se dénoue. C’est à cet endroit que peut s’introduire la question de la transidentité où les valeurs et fonctions des mots, images et sensations corporelles se confrontent à ce qui est dit, vu, senti et portent des ambiguïtés qui organisent des poussées contraires dans des nouages. L’enjeu de la fonction du nouage est de donner force, puissance, possibilité et puissance de se nouer à homme, à femme, à trans, à « non binaire » etc. Ces poussées contraires organisent la dynamique en partie inconsciente des mouvements de vie transidentitaire. Elles donnent lieu à des fixations et à des séparations. La logique de cette dynamique est centrée sur le « plus de vie », le « pousse à la vie » qui entre en correspondance avec la reconnaissance par les autres de cette valeur. Ce que m’a appris la première personne transidentitaire que j’ai rencontrée a été fondamental et me permettra à terme de sortir de la pensée dans laquelle j’étais enfermé à l’époque, le lacanisme. Heureusement cette première personne, Homme vers Femme, m’a orienté très tôt vers « le pousse à la vie fondamental » qu’apporte la reconnaissance dans le social de son identité de genre contraire à son sexe anatomique. Cela s’avèrera être la question du plus qui fait vivre, et de la fonction du nouage dans un transfert. Elle m’a fait saisir le primat de l’image après le récit d’un événement marquant une privation, privation d’amour dans l’enfance. Elle m’a orienté vers ce qui l’a poussée vers une forme féminine, puis la volonté d’être à la place de cette forme, de jouir de cette forme, d’avoir possession de cette forme. L’expérience de l’enfance de mettre un vêtement féminin est venue donner une sensation de corps ainsi décrite : « je saisis le collant et passai une jambe à l’intérieur. Je ne pourrais vous décrire la sensation que j’ai eue, à cet âge, je ne peux donner d’explication si ce n’est que de me sentir bien, très bien. Comme si mon corps, que j’avais en partie ignoré jusqu’à maintenant prenait un véritable sens, une valeur supplémentaire de bien-être. » Cette valeur supplémentaire, le plaisir de la peau au contact des vêtements donne sens vivant à son corps. Toute la problématique se situe dans ce qui fait avènement de corps et noue l’image, cette valeur de l’habit féminin sur la peau et la nécessité de se voir attribué le nouement au mot fille. Il y a donc un nouement mot-image-corps, fondement de ce qu’on appelle l’identité, identité qui donne sens à une forme. Cette question de forme est fondamentale et appelle à trouver un semblable puisqu’il y a un trou, un hiatus dans le sens commun : une personne qui a un pénis ne peut être une femme, ou l’inverse. Cette privation de sens reconnu dans le commun a des effets importants dans la vie d’une personne transidentitaire et se heurte au sens personnel vécu tel qu’en témoigne la phrase citée plus haut : « Comme si mon corps, que j’avais en partie ignoré jusqu’à maintenant prenait un véritable sens, une valeur supplémentaire de bien-être. » Cette privation renvoie à une valeur qui fonctionne dans le transfert social mais ne fonctionne pas pour la personne trans. La valeur qui fonctionne habituellement par le fait que l’attribution du genre homme est produite anatomiquement et biologiquement par la présence ou absence du pénis sur le corps, ne fonctionne pas. La logique transidentitaire est paradigmatique du fonctionnement humain en général quant à l’attribution de la sexuation et du genre mais au-delà quant au fonctionnement humain lié au transfert social fabriqué de suppositions et d’attributions. Il convient de souligner comment cet abord de la psychanalyse à partir d’une autre base, la base sociale, renverse la proposition psychanalytique habituelle où les personnes trans pâtiraient d’un défaut, d’un déficit (de symbolisation, de fonction phallique etc.). Ici, au contraire, les personnes trans apprennent sur ce qu’il y a de commun chez les humains et qui n’était pas su, vu, ressenti comme tel. Ces logiques de nouages et dénouages que l’on rencontre dans les vies transidentitaires s’entremêlent avec un autre couple : impératif social / moquerie sociale. L’impératif social est une injonction qui peut venir du premier groupe social qu’est la famille ou bien encore l’école puis dans tous les groupes sociaux « Tu as un pénis, tu es un garçon et tu dois t’y conformer. » La moquerie sociale porte sur la manière d’être dans le social qui évoque et équivoque avec l’identité de genre qui fait vivre la personne (identité contraire à l’identité commune attribuée à l’anatomie et la biologie). Cette moquerie renvoie à la question d’être pris pour un déchet, soit la question de la déchéance sociale, de la chute sociale, ce qui tombe dans le rapport à l’autre pour devenir sans valeur. Cela explique la dynamique transidentitaire dans la vie sociale : la transition dans toutes ses étapes renvoie aux effets de l’ambiguïté dans le social : ambiguïté des mots, des images, des ressentis corporels. Cela provoque des oscillations, des poussées contraires dans les tentatives de nouages et dénouages en rapport avec une privation.
4. Analyse d’un film sur la transidentité : « Finding Phong »
Pour saisir au mieux ce que j’entends par « transfert de valeurs » dans le cadre de la transidentité, je prendrai comme référence l’analyse d’un film sur la transidentité qui se déroule au Viêt-Nam, Finding Phong (film vietnamien 2015 )
Phong est aujourd’hui une jolie jeune femme. Née garçon, elle a filmé le début de sa transition à la manière d’un journal intime. La caméra devient l’instrument qui initie aux jeux de miroirs entre Phong, sa famille, ses amis, ses camarades de travail.
Dans les premières minutes du film vient une phrase étonnante adressée à sa famille : ses parents – père et mère – ses frères et sa sœur , soit donc le premier groupe social dans sa vie, groupe social où se sont créés le rapports à l’amour, la mort et le sens. Cette phrase est la suivante : « J’ai fait ce film pour garder une belle image de moi mais je pleure sans arrêt », « J’espère qu’aucun d’entre vous ne verra ce
film. C’est mon journal filmé. Ne le regardez-pas. Je souhaite que vous ne me regardiez jamais. »
Cette première séquence donne la possibilité de travailler sur le phénomène social des contradictions, des poussées contraires dans les expressions de valeurs : il s’agit pour Phong de garder une belle image personnelle avant d’aller vers une transition, une féminisation. Quelle valeur donner à cette énonciation qui s’accompagne de pleurs ? Il peut être supposé que cette image renvoie à son enfance, « le beau petit garçon à sa maman », mais il y a un fait : cette image ne correspond pas à l’être avec lequel elle veut vivre, être fille. Garder une belle image au destin ambigu dans l’amour de soi, de sa mère, de sa famille reste intime, d’où un journal résultant de cet impératif de souhait subjectif : « J’espère qu’aucun d’entre vous ne verra ce film. C’est mon journal filmé. Ne le regardez-pas. Je souhaite que vous ne me regardiez jamais. »
En quelques images et paroles, résonances du visuel et de la voix dans le corps, se pose l’essentiel de la question : le nouage matériel et historique entre la sensation de corps, la peau et l’image de sa personne et de ce qu’il en est dit par les autres et d’abord la famille – premier groupe social rencontré – ne fonctionne pas. Le nouage social dit naturel ne fonctionne pas. « Garçon » ne colle pas à cette sensation de corps de même qu’à son visage – yeux, nez, bouche. Il s’ensuit un malaise, un manque, une privation et cela produit une division, une Spaltung, et crée un conflit dans les rapports avec les autres. Il doit être appelé « garçon » dans ce contexte social : « Tu as un pénis, tu es un garçon ».
Ce qui dans cet énoncé fait tenir le nouage mot-image-corps est la question de la belle image. Phong a le souvenir de son image de garçon, « le beau petit garçon à sa maman », image qu’il a pu aimer, qui est aimé dans sa famille et surtout par sa mère. L’amour fait tenir le nouage à garçon dans ce transfert. Il y a un transfert du social dans son mental et Phong tient à cet amour dans le social. En même temps ce transfert de valeurs est divisé. Phong se voit aussi fille, rejette ses sensations de corps de garçon.
Ce malaise qui est une division dans le social de son nouage est d’abord intime puis doit passer à un moment, non déterminé à l’avance, au public, non sans peur légitime, d’où le message d’apparence contradictoire en ce début de film.
La seconde séquence que je retiendrai évoque justement la transition vers le passage difficile de l’intime au public qui dans la séquence s’associe au passage d’une année à une autre avec le spectacle de la fête du Têt, feux d’artifice qui résonnent dans la privation d’être soi et l’impossibilité de se lier au groupe, de rejoindre le groupe des filles pour faire la fête. « J’ai honte de parler de mon secret », indique-t-il, usant du genre masculin. La honte se raccorde à la valeur de genre masculin qui ne l’a pas encore quitté.
Puis l’affirmation vient : « Je veux être moi, même si la mort en est le prix ». L’enjeu de la transition passe par une mort, une confrontation à la mort.
La mort et son corollaire du meurtre est le deuxième facteur qui fait nouage et dénouage. Le premier facteur est ce qui est appelé l’amour, ce qui fait tenir et ce qui fait rompre.
La phrase « Je veux être moi, même si la mort en est le prix » signale l’enjeu pour une personne transidentitaire de réussir sa transition, une question de vie ou de mort, ce qui éclaire la question du risque suicidaire.
Ce qu’il est important de saisir est qu’il s’agit de la mort d’une valeur dans un fonctionnement, en l’occurrence la valeur « homme » et que cette mort d’une valeur n’est pas agie, effective, produite dans un système unilinéaire mais multilinéaire, pluri-transférentiel. Cela se produit dans un travail dialectique entre le mental et le social.
C’est ainsi que ce se déploie le film dans sa seconde partie, avec des intersections de rapports sociaux différents et multiples : rapport avec la famille, rapport avec des amies, des personnes trans, rapport au travail, à la chirurgie.
Pourquoi parler de seconde partie ? L’utilisation de la caméra se modifie dans le film. Au départ la caméra fait, dans son cadrage, journal intime, expression d’une voix ou d’une image frontale envers le spectateur. Les paroles sont adressées avant tout à la mère. Phong fait part de ses doutes quant à la transition du fait de la tristesse de la mère à cette perspective : « Tu seras triste maman ! ». Arrivé à Hanoi, lieu de son travail, Phong indique sa solitude, dit que sa mère lui manque. Il pleure car il avait vu sa mère se cacher lors de son départ afin de ne pas montrer les larmes maternelles couler. Ici se joue donc la question de l’amour de son image dans le regard de la mère, ce qui pourrait faire rempart, obstacle à la transformation, séquence d’un transfert maternel crucial.
L’orientation décisive est donnée dans la séquence suivante du film où Phong regarde des schémas chirurgicaux de la transition et de la transformation du pénis en clitoris. Il a quitté la lamentation, la souffrance liée à l’amour. Comme un chirurgien qui doit opérer sans que son acte soit contaminé par l’affect, il peut énoncer : « C’est de la chair tranchée comme de la viande ». La fonction de l’amour dans son questionnement identitaire a changé. Il parle de nouveau de souffrance, évoque le fait que sa famille a peur qu’il ait mal. Il demande pardon mais indique aussitôt que ses parents, sa fratrie, ne doivent pas s’inquiéter : il aura mal d’un coup mais il aura toute une vie de bonheur. Une bascule s’est effectuée dans le transfert de valeurs. La peur liée à la valeur affective de la transition, passer d’homme à femme dans le regard et l’amour familial s’est modifiée en peur technique objective : la douleur de l’opération de réassignation sexuelle. Il y a un déplacement transférentiel envers sa famille où la reconnaissance de sa transidentité peut plus aisément se faire par le biais de la douleur corporelle liée à la chirurgie.
Il a dépassé l’amour qui s’enferme dans la répétition d’une souffrance, il a dépassé la face de jouissance liée à l’expression de la souffrance. Il se pose alors la question du passage de l’intime au public mais il vient de le résoudre, c’est enclenché, il s’est déjà séparé. Cette séparation concerne le gain lié à cette dernière : le « plus de valeur » à sa vie, le bonheur. Dans le premier temps du film très rapidement il avait énoncé devant la caméra « Je ne connaîtrai jamais le bonheur sauf en famille ». La famille – père, mère, frères, sœur – sont pour lui des semblables dans l’amour présent dans le premier groupe social que rencontre l’humain, la famille. Un dénouage s’est produit dans son changement de position face à la valeur-amour, lorsque le visuel du passage du pénis en clitoris s’est présenté, et il peut être supposé que le plus de valeur porté par le genre féminin l’a emporté.
La rencontre avec le chirurgien en Thaïlande va faire coupure dans l’utilisation de la caméra qui ne se centre plus exclusivement sur le visage et la parole de Phong mais montre ses rencontres dans le social : la transition est en cours. Lui dont le travail consiste à réparer des marionnettes de théâtre pour les faire belles va changer la fonction sociale du masque pour lui-même. Avant il était obligé de faire fonctionner la féminité comme un masque privé ; ensuite c’est le pénis qui est ravalé à la fonction de masque dans le social. Le pénis ravalé à la fonction de masque peut être ôté. Cela est le résultat d’une progression limpide, évidente où s’affirme la féminité.
La peur que le chirurgien se moque de lui, de sa féminité est un élément important. L’impératif social de se conformer au genre défini par l’anatomie et la moquerie sociale de l’ambigüité portée par la personne sont deux sources qui alimentent la souffrance. L’hormonothérapie mise en place après la rencontre avec le chirurgien renforce ce passage vers la vie, la vie féminine, il devient elle. Le nouage entre avoir des sensations de corps féminines, une image féminine et pouvoir être dite « fille » porte vers une vie digne d’être vécue. Un nouveau nouage s’est établi. Toute une dialectique filmée s’établit dans ses rencontres avec les femmes, les femmes trans, les prostituées, les hommes et aussi ses frères et sœurs qui l’accompagneront dans la dernière phase de la transition à Bangkok. Ce qui se dialectise est ce qui fait signe dans les réactions des autres d’une valeur féminine qui fonctionne dans le social. Cela aboutit à la mise en jeu d’un plus de valeur féminine dans les échanges avec les autres et qui va faire base des nouveaux rapports sociaux, révolution dans les rapports sociaux par comparaison avec la situation antérieure. Et le mot belle pour Phong va faire signe de ce plus de valeur de façon constante quels que soient les interlocuteurs. Ce mot est noué à fille par sa fonction de valeur. La valeur d’un mot fonctionne pour une personne dans un rapport à la valeur d’un autre mot : la valeur du mot « fille » fonctionne pour Phong dans un rapport à la valeur du mot « belle ».
La transidentité bouscule un ordre, toujours et d’abord l’ordre familial. Pour le père cela paraît simple. Son ordre de pensée fait rentrer la transidentité de Phong dans le monde qui est le sien, celui du développement scientifique et révolutionnaire. Ainsi la science permet de trouver une solution pour ces personnes trans qui autrefois restaient prisonnières d’un corps qui ne pouvait s’accorder. Dans ce contexte Phong en tant qu’elle porte la valeur « fille » dans le social restera son enfant aimé qui servira la Révolution et le combat de l’héroïque peuple vietnamien. La valeur du mot fille peut se nouer facilement à la valeur du mot libération et donc à la valeur du mot Révolution. Pour la mère la chose est plus complexe. C’est dans le cadre d’une discussion de groupe entre Phong, ses frères et elle-même qu’elle renverse sa position de refus vers une acceptation. Cela tourne autour de ce que porte le mot « fille » attribué à Phong dans le groupe familial. Dans le groupe ainsi formé ce qui fonctionne est simple : une valeur fonctionne par rapport à une autre valeur. La valeur d’un mot fonctionne pour une personne dans un rapport à la valeur d’un autre mot. Il en est de même pour une image ou pour une sensation de corps. Ce jeu de valeurs portées fonctionne dans un rapport au social et la privation que ce social fait vivre. Ce qui va fonctionner dans ce moment de rencontre du groupe familial Phong / Frères / Sœur / Mère est le binaire Fille / Belle, celui que Phong place dans son être au monde comme dynamique d’un plus de valeur ainsi que cela a été analysé précédemment. Ce jeu de valeurs rencontre le jeu des signes, de ce qui en est fait signe pour une valeur, signe-valeur, et comment cela fonctionne à l’insu des personnes du groupe quant à une acceptation ou un refus. Ici vient se glisser un ternaire. Que se passe-t-il dans le renversement maternel ? Les deux frères disent chacun à leur manière que Phong / Fille / Belle cela ne colle pas : elle n’est pas fille ou si elle est fille elle n’est pas belle. C’est ce nouage dans le discours filial qui fait passer la mère du refus de perdre son beau petit garçon à une acceptation de gagner une fille qui est belle. Tout dépend de la valeur du mot belle dans un rapport à la valeur du mot fille et de quoi il fait signe. La mère avait d’abord perçu le mot belle – plus de valeur d’échange avec les hommes pour Phong – comme un rabaissement : avec ce mot, Phong devenait pour la mère femme facile, femme légère qui se donne aux hommes pour être reconnue comme femme. Mais il est un fait réel celui-là qui est lié à la pulsion scopique : elle la trouve belle, elle trouve Phong belle, contrairement à ce que disent ses fils. Le renversement est fait. Il est devenu Elle pour la mère. Un transfert de valeurs s’est produit et il y a un insu dans cette production, un inconscient social qui est aussi un inconscient singulier singularisé.
5. Les transferts de « valeur de genre » Partir d’une autre base psychanalytique, la psychanalyse sociale, permet de donner le primat au transfert dans une autre orientation que celle de la psychanalyse classique : le transfert de valeurs. L’exemple de Phong met clairement en évidence le fait que le transfert de valeurs de genre est un nouage mot-image-corps ou autrement dit ce nouage est transférentiel, sa dynamique est transférentielle. Les variations dans les attributions de genre et de sexuation sont en rapport avec cette logique de nouages / dénouages qui permettent de saisir les coordonnées matérielles et historiques du genre. Cette logique permet d’entendre autrement ce qui est à la fois dans l’entre-deux du binaire et dans les intersections concernant le corps, le regard et les mots. Cet abord permet de rendre intelligible le mécanisme de renversement de valeur de genre. Il est intéressant dans ce contexte de raccorder le concept – outil du masque à ceux de valeur et de fonction. Le passage transitionnel est ce moment où il y a retournement partiel dans les fonctions de valeurs de genre portées par la personne. Une valeur de genre ne fonctionne plus, est morte. Par exemple un masque qui porte la valeur de genre féminin, dans un cas MTF par exemple, va tomber. La personne a produit un savoir sur le genre qui la fait vivre : la valeur de genre féminin. Ce savoir s’affirme après avoir vécu ce changement. La valeur de genre féminin ne fonctionne plus alors comme un masque. Cela a pour conséquence que la valeur qui porte la masculinité va prendre seule la fonction de masque. Ce masque qui porte une valeur de genre masculin pourra donc être ôté au moment de l’autodétermination, ou non, suivant le désir de la personne. Le nouage « mot-image-sensation de corps » dans son développement s’accorde au rythme de la personne en transition, toujours soumise au concret du social. Il est très important à ce sujet de saisir que la base de la psychanalyse sociale est la vie sociale concrète qui est aussi en rapport avec le droit. Ainsi la loi « modernisation de la justice au XXIe siècle » promulguée le 18 novembre 2016 change la façon de pouvoir être nommé, de pouvoir se voir attribuer un état civil correspondant au genre qui fait vivre la personne. Certes il convient de revendiquer la non judiciarisation de ce changement d’état-civil tel que cela est pratiqué dans certains pays, cependant le grand changement est que l’attribution d’un état civil et d’un genre contraire au genre attribué à la naissance selon l’anatomie peut être fait sans certificat médical, sans modification chirurgicale, ni même hormonale. Cela modifie la façon pour les personnes de rentrer dans une transition. Pourquoi ne pas rentrer dans une transition en commençant par changer l’état-civil du fait même qu’un certain nombre de personnes peuvent attester que cette personne vit depuis un certain temps dans le genre qu’elle demande, et que sa présentation est en conformité avec cette demande ? Cela n’est pas du tout la même façon d’appréhender la question de la transition hormonale ou chirurgicale si la personne est passée de femme à homme civilement par exemple. Cela n’est pas la même chose pour son entourage proche, ni pour le chirurgien ou l’endocrinologue lorsque cette personne demande une hormonothérapie ou une mastectomie. Ce changement a un poids dans la valeur de la demande de la personne. L’intelligibilité de la logique transidentitaire dans la transition dépend aussi des effets de l’incidence de la loi dans le transfert social vertical, hiérarchisé. Cela influe sur l’expression de sa valeur. De même la transphobie dans le transfert social horizontal, entre les individus, a des incidences dans le nouage transférentiel. Quoi qu’il en soit, ces transferts de valeurs comme concepts opératoires trouvent leurs meilleurs potentiels d’intelligibilité dans la Section du Capital Livre I chez Marx dans le détail du fonctionnement du primat de la valeur d’échange. Avec le concept de transfert de valeurs, de formes valeurs, il est possible de proposer une analyse des formes valeurs contenues dans les mots, les images et les sensations de corps chez les êtres sociaux. Cela peut s’appliquer aussi bien dans le collectif que dans l’individuel et fournir ainsi une logique de fonctionnement du phénomène transidentitaire à partir de la notion de forme valeur de genre. En remplaçant « habit » par « habit de femme » et « toile » par « peau » dans le texte de Marx dans Le Capital, on obtient la logique transidentitaire « L’habit pourtant ne peut représenter de valeur face à la toile, sans que pour cette dernière la valeur ne prenne en même temps la forme d’un habit » (Marx, K., 1867, 59 ) se transforme en « L’habit de femme pourtant ne peut représenter de valeur face à la peau, sans que pour cette dernière la valeur ne prenne en même temps la forme d’un habit de femme ». Cette logique permet d’expliquer et rendre intelligible le phénomène transidentitaire au contraire de la psychanalyse classique qui parle trop souvent encore de maladie mentale dans un cadre très rétrograde hérité de l’invention d’une psychose transsexuelle et entrave la transition qui pousse vers la vie. Cette approche permet aussi d’éclairer autrement les logiques des catégories nouvelles telles que binaire ou non binaire afin de se centrer non pas sur ce qui ferait structure mais sur ce qui fonctionne. L’exemple de Phong est clair : les formes valeur amour, mort et sens sont les formes qui provoquent les dynamiques dans le rapport à la privation, dynamiques pulsionnelles, dynamiques de fixation, dynamiques de séparation. Le transfert de valeurs a cet avantage de proposer des outils d’intelligibilité à la discussion en mettant l’accent sur le concept de valeur dans l’attribution des genres, concept de valeur qui permet le partage de savoir entre tous sans discrimination. Ainsi l’outil de « valeur de genre » peut offrir de nouvelles ouvertures dans la manière d’accompagner les dynamiques transidentitaires.
Hervé Hubert
Res. in Psychoanal. 29│2020 Bibliographie : Dubus, S. & Thao Tran, P. (2015 ). Finding Phong, Film vietnamien. Freud, S. (2019). Psychologie des foules et analyse du moi [Massenpsychologie und Ich-Analyse, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, Wien] (1921). ( Rauzy, A., Trad.). Paris : PUF. Hubert, H. (2003). Clinique du transsexualisme : une logique de retranchement, Doctorat de Psychanalyse, Paris VIII Hubert, H. (2006). Transsexualisme : du syndrome au sinthome, Doctorat de Psychologie, Rennes II. Marx, K. (2012). L’Idéologie Allemande [Ad Feurbach, Marx-Engels-Gesammtausgabe] (1845). (Badia, G., Trad.). Paris : Les Éditions sociales. Marx, K. (1983). Le Capital, Livre I [Das Kapital, Buch I] (1867). (Lefebvre, J.-P., Trad.). Paris : Les Éditions sociales.
Article initialement publié sur : https://www.cairn.info/revue-research-in-psychoanalysis-2020-1-page-21.htm
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