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Psychanalyse, art et transidentité : entretien avec le Dr Hubert Hervé



Docteur Hubert, pourriez-vous exprimer quelques liens qui vous paraissent probants entre : transidentité et psychanalyse aujourd’hui en 2017. Dit autrement, en quoi la psychanalyse a-t-elle fait avancer les réflexions sur la transidentité, ou, en quoi la transidentié a-t-elle fait avancer la psychanalyse ? Je pense que les courants dominants psychanalytiques ont apporté sur la question transidentitaire un rejet meurtrier. Le hasard – ou ses apparences – m’ont fait rencontrer les questions portées par les personnes transidentitaires il y a plus de 20 ans. Cela était pour moi un phénomène énigmatique. Lacanien à l’époque, j’ignorais tout du dogmatisme effréné de Lacan sur cette question. Je me suis laissé enseigné en écoutant sans préjugé les premières personnes qui m’ont très bien expliqué ce qui se passait pour elles, comment la reconnaissance de leur identité était absolument vitale pour elles, comment elles étaient privées de vie. J’ai donc soutenu la transition d’emblée. Cette position concrète en tant que psychiatre et psychanalyste m’a fait sortir des abstractions transcendantales qu’elles soit freudiennes ou lacaniennes et permis de bâtir une psychanalyse concrète et critique. Ce qu’apporte la transidentité est donc de briser un ordre psychanalytique construit sur une métaphysique périmée – qu’il se nomme ordre oedipien ou ordre symbolique – et cela est un apport fondamental pour changer les pratiques psychanalytiques en réfutant une logique binaire. Psychanalyste, je pense apporter sur la question transidentitaire, des actes pratiques et théoriques qui tiennent compte du transfert social, des nouements et dénouements, formes de mouvements qui se produisent pour les personnes concernées entre le mots, les images et les sensations de corps qui font identité dans leurs rapport aux privations sociales. Marx est-il pour vous un penseur qui permet d’éclairer les liens que nous entretenons à la psychiatrisation de la société ? Le philosophe était-il, à sa manière « anti-psychiatre » ? Si Marx n’a pas à ma connaissance abordé directement cette question, il travaille des concepts qui y sont liés de façon essentielle : l’Etat, l’aliénation, les rapports sociaux de production. La psychiatrie est une discipline médicale qui interfère avec deux éléments cruciaux : l’ordre social défini à partir du point de vue de l’Etat moderne hégélien et le concept de maladie mentale qui peut troubler cet ordre. Marx renverse ces deux points. Le dernier en affirmant dans ses Manuscrits de 1844 que la psychologie qui serait basée sur l’homme défini comme concept abstrait universel serait une impasse, de même que celle qui laisserait fermé le livre des forces humaines liées à l’histoire de l’industrie, au travail humain, aux rapports sociaux. Il part donc d’une base autre, sociale, avec cette formulation lumineuse concernant la jouissance humaine qui est pour lui toujours sociale : « Comprise au sens humain, la souffrance est une jouissance que l’homme a de soi ». La souffrance dans le mental est donc l’expression d’un problème social dans le mental. Il indique également dans « l’Idéologie allemande » comment pour réaliser leur personnalité, les prolétaires doivent renverser l’Etat bourgeois. Il pense donc un rapport étroit entre l’épanouissement des personnalités et la nécessité de partir d’une base autre pour transformer l’Etat puis vivre l’extinction de ce dernier. Pensez-vous qu’un jour la clinique psychanalytique dépassera la notion de psychose ? La clinique de la transidentité ré-appropriée par des personnes concernées pourrait-elle donner lieu à un avenir clinique différent ? Selon vous, est-ce même possible ? J’anime depuis plusieurs années un atelier qui se nomme « Pratiques de transfert avec les dits psychotiques ». Je fais ainsi critique de cette clinique qui repose sur la mystification de l’existence d’une entité « psychose ». Ce terme de psychose a été créé par un médecin viennois de la première partie du 19ème siècle, Ernst von Feuchtersleben, sur des concepts hygiénistes et moralisateurs et cela a été repris de façon abstraite par la clinique psychiatrique allemande du XIXème siècle et par la psychanalyse. Quelle unité y aurait-il entre des phénomènes autistiques, paranoïaques, hallucinatoires ou schizophrénique ? Ces dernières descriptions relèvent elles aussi une autre mystification, celle de la maladie mentale. Il convient de partir plutôt du terme de « camarade humain » qui a été mis en avant par Thomas Szasz et de sa souffrance psychique éventuelle qui concerne toujours la question du social, de la jouissance sociale. François Châtelet le souligne : il convient de saisir à travers ce qui est appelé folie, d’autres formes d’intelligences humaines. Là aussi partir d’une autre base est indispensable et Marx est extrêmement utile lorsqu’il sort de la philosophie de Hegel et de ses catégorisations. Toute la clinique psychanalytique repose sur une idéologie allemande ancienne dont Marx a fait la critique en 1846; il est donc urgent d’en sortir. Les personnes portant la question trans ont mené via leurs associations un combat contre une clinique reposant sur un ordre ségrégatif et la psychiatrisation d’une question sociale via cette clinique ségrégative. J’ai organisé depuis 2010 différents colloques internationaux sur la transidentité en collaboration étroite avec les personnes qui portent cette question. Cela a changé bien évidemment une façon de faire et de produire. Cela a beaucoup contribué à la naissance de ce que nous avons appelé la psychanalyse sociale où nous ne parlons plus de clinique mais de travail psychanalytique avec le socius, le mot clinique renvoyant à un ordre ancien ainsi qu’à une position de domination. Il y a un lien étroit dans ma construction théorique et pratique entre mes deux formulations « La transidentité n’est pas une maladie » / « Il n’y a pas de maladie mentale mais une problématique du social dans le mental ». Cela ouvre un champ créatif extraordinaire. Depuis des années vous formez des dizaines des cliniciens à travers vos séminaires, pensez-vous qu’il y ait un héritage possible de votre concept de « transfert social » ? J’ai commencé à parler de transfert social il y a un peu moins de 10 ans et l’ai employé dans un article publié en août 2010 par LeMonde.fr « Déchéance de nationalité et plus de jouir ». Ce concept s’est construit dans les séminaires et ateliers que vous évoquez et il continue à se construire dans un rapport au collectif. En juillet 2013 cela s’est concrétisé par la création d’une nouvelle association psychanalytique « Les Ateliers Pratiques de Psychanalyse Sociale ». Le terme de Psychanalyse sociale a été produit dans cette marmite des Ateliers qui a pour caractéristique de porter des différentiels dans plusieurs domaines : entrecroisements de différentes cultures et langues, de pratiques différentes, de courants de pensée différents. Cette question de travailler dans le différentiel est importante et nécessite l’analyse des contradictions qui y sont liées. La spécificité de l’association est de travailler ce concept de transfert social : le transfert est un fait social. Il y a donc un appel à des contributions larges en prenant comme base de cette approche psychanalytique – dans l’individuel également – la base sociale. C’est dans ce cadre que l’apport de Marx premier analyste de la duperie sociale dans la civilisation capitaliste est essentiel et prometteur. Le transfert social est Wertübertragung, transfert de valeurs. Ce champ inexploré comme tel est susceptible de provoquer des connexions multiples que nous comptons mettre au travail dans l’APPS. Il ne s’agit pas de créer une école de plus, car ce terme d’école est inapproprié pour le champ psychanalytique et ne produit que des maîtres. Pour autant il s’agit d’avoir une orientation précise dans notre association pour produire un travail qui se tient en sa pratique et sa théorie et former des psychanalystes. Votre clinique est très singulière et révolutionnaire, en matière d’arts et de poésie, quelles ont été vos influences ? L’influence la plus importante dans ce cadre artistique et poétique est, depuis l’adolescence, celle de Karl Marx ! Je prends au sérieux sa correspondance à Engels en juillet 1865 lorsqu’il lui confie un secret « Quelqu’en soient les défauts, l’avantage de mes écrits est qu’ils forment un ensemble artistique » Lacan le souligne dans son Séminaire « Le moment de conclure » en 1978 : « Marx était un poète qui a réussit à faire un mouvement politique » . Faire création transférentielle dans ce rapport entre la poésie et l’analyse scientifique est une nouveauté révolutionnaire qui m’a influencé. J’ai été beaucoup marqué aussi par Shakespeare, ce rapport au tragique si original dans sa connexion à la vie : « La vie (…) est une histoire racontée par un idiot , pleine de bruit et de fureur. Et qui ne signifie rien ». Cela m’a nourri dans mon analyse des significations sociales différentielles. Au plus près de la civilisation capitaliste, Pier Paolo Pasolini dans sa poésie et son oeuvre cinématographique a renforcé mon analyse du Théorème tragique de la vie. Antonin Artaud m’a donné une boussole dans l’analyse dont il convient de tenir compte pour tout camarade humain de sa formulation concernant sa psychiatrisation : « Je n’admets pas, je ne pardonnerai jamais à personne, d’avoir pu être salopé vivant pendant toute mon existence » En peinture, Rothko m’a fait saisir que l’art était une forme d’action sociale. J’ai été frappé par le fait que dans son passage du figuratif à l’abstraction au moment de la tragédie de la seconde guerre mondiale, il pense le dépassement nécessaire de la division de l’espace entre vertical et horizontal, ce qui s’actualise aujourd’hui. Egon Schiele pour la pulsion scopique, Eluard et Neruda pour celle de la voix ont pris valeurs différentielles dans ce que Marx écrit à propos de l’objet devenu humain par la socialisation de la sensation de corps. L’oreille devient oreille humaine quand l’objet sonore devient musical résumera Deleuze et l’appèlera véritable matérialisme historique. Enfin, centenaire oblige, je terminerai par l’influence des artistes de la Révolution de 1917 en Russie, ce bouleversement des rapports humains, des rapports sociaux, ces moments d’une création extraordinaire dans les rapports au collectif, ce transfert collectif vers la création à partir d’une autre base, et deux noms se sont détachés alors pour moi très tôt toujours dans une perspective différentielle : Maiakovski et Gorki.


Christophe Gerbaud

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