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Finding Phong, la transidentité est une question sociale universelle



Au commencement était l’image qui donne signification au bruit qui résonne dans le corps.

Le regard du spectateur capte un mouvement vertical descendant de la caméra qui montre des yeux, un nez, une bouche, pour former un visage. Une voix qui dit « Mama » faisant matrice d’un message universel, fabrique d’un drame humain dans la souffrance des pleurs qui viennent du corps.

Il se montre ainsi très vite ce qui caractérise tout être humain : un nouage matériel entre les mots, les images et les sensations du corps, nouage matériel qui est au fondement de l’identité.

Le film débute ainsi et prend la forme d’un journal intime filmé devant une caméra. Cette caméra devient l’instrument qui initie aux jeux de miroirs entre Phong - divisé en deux jusque dans la signification sociale de son prénom qui évoque les deux genres - sa famille, ses amis, ses camarades de travail, les différents camarades humains qu’elle rencontre, pour reprendre ce beau terme de « camarade humain » que j’emprunte au psychiatre-antipsychiatre américain, Thomas Szasz.

Puis vient une phrase étonnante adressée à sa famille : ses parents - père et mère - ses frères et sa soeur : « J’ai fait ce film pour garder une belle image de moi mais je pleure sans arrêt », « J’espère qu’aucun d’entre vous ne verra ce film. C’est mon journal filmé. Ne le regardez-pas. Je souhaite que vous ne me regardiez jamais »

Le fondement de la proposition de l’image filmée est ainsi prise dans ses contradictions : il s’agit de garder une belle image personnelle avant d’aller vers une transition, une féminisation. Quelle valeur donner à ces pleurs ? Il peut être supposé que cette image renvoie à son enfance, le beau petit garçon de sa maman, mais qu’elle ne correspond pas à son être véritable, être une fille. Garder une belle image au destin ambigu dans l’amour de soi, de sa mère, de sa famille reste intime, est journal intime d’où cet impératif lié au subjectif du subjonctif : « J’espère qu’aucun d’entre vous ne verra ce film. C’est mon journal filmé. Ne le regardez-pas. Je souhaite que vous ne me regardiez jamais »

En quelques images et paroles, résonances du visuel et de la voix dans le corps, se pose à mon avis l’essentiel de la question : le nouage matériel entre la sensation de corps, la peau et l’image de sa personne et de ce qu’il en est dit par les autres et d’abord la famille - premier groupe social rencontré - ne fonctionne pas. Le nouage social dit naturel ne fonctionne pas. « Garçon » ne colle pas à cette sensation de corps de même qu’à son visage - yeux, nez, bouche. Il s’en suit un malaise, un manque, une privation et cela divise, crée conflit dans les rapports avec les autres. Il doit en être dit garçon dans le social : « tu as un pénis, tu es un garçon ». Ce malaise est d’abord intime puis doit passer à un moment, non déterminé à l’avance, au public, non sans peur légitime d’où le message d’apparence contradictoire du discours.

Passage difficile de l’intime au public qui dans la séquence s’associe au passage d’une année à une autre avec le spectacle de la fête du Têt, feux d’artifice qui résonnent dans la privation d’être soi et l’impossibilité de se lier au groupe, de rejoindre le groupe des filles pour faire la fête. « J’ai honte de parler de mon secret » indique-t-il, usant du genre masculin. Puis l’affirmation vient : « Je veux être moi, même si la mort en est le prix ». L’enjeu de la transition passe par une mort, une confrontation à la mort et mon expérience me fait dire qu’il s’agit de la mort d’une valeur dans un fonctionnement, en l’occurence la valeur « homme » et que cette mort d’une valeur n’est pas agie, effective, produite dans un système unilinéaire mais multilinéaire.

C’est ainsi que ce se déploie le film dans sa seconde partie, avec des intersections de rapports sociaux différents et multiples : rapport avec la famille, rapport avec des amies, des personnes trans, rapport au travail.

Pourquoi parler de seconde partie ? L’utilisation de la caméra se modifie dans le film. Au départ la caméra fait, dans son cadrage, journal intime, expression d’une voix ou d’une image frontale envers le spectateur. Les paroles sont adressées avant tout à la mère. Il fait part de ses doutes quant à la transition du fait de la tristesse de la mère à cette perspective « Tu seras triste maman ! ». Arrivé à Hanoi, lieu de son travail, il indique sa solitude, dit que sa mère lui manque. Il pleure car il avait vu sa mère se cacher lors de son départ afin de ne pas montrer les larmes maternelles couler. Ici se joue la question de l’amour de son image dans le regard de la mère, ce qui pourrait faire rempart, obstacle à la transformation. L’orientation décisive est donnée dans la séquence suivante du film où Phong regarde les schémas chirurgicaux de la transition et la transformation du pénis en clitoris. Il a quitté la lamentation, la souffrance liée à l’amour. Comme un chirurgien qui doit opérer sans que son acte soit contaminé par l’affect, il peut énoncer : « C’est de la chair tranchée comme de la viande ». La fonction de l’amour dans son questionnement identitaire a changé. Il parle à nouveau de souffrance, évoque le fait que sa famille a peur qu’il ait mal. Il demande pardon mais indique aussitôt qu’ils ne doivent pas s’inquiéter : il aura mal d’un coup mais il aura toute une vie de bonheur.

Il a dépassé l’amour qui s’enferme dans la répétition d’une souffrance, il a dépassé la face de jouissance liée à l’expression de la souffrance. Il se pose alors la question du passage de l’intime au public mais il vient de le résoudre, c’est enclenché, il s’est séparé. Cette séparation concerne le plus de valeur à sa vie, le bonheur. Dans le premier temps du film très rapidement il énonce devant la caméra « Je ne connaîtrai jamais le bonheur sauf en famille ». La famille -père, mère, frères, soeur - sont pour lui des semblables dans l’amour présent dans le premier groupe social que rencontre l’humain, la famille. Un dénouage s’est produit dans son changement de position face à la valeur-amour, lorsque le visuel du passage du pénis en clitoris s’est présenté, et il peut être supposé que le plus de valeur porté par le genre féminin l’a emporté.

La rencontre avec le chirurgien en Thaïlande va faire coupure dans l’utilisation de la caméra qui ne se centre plus exclusivement sur le visage et la parole de Phong mais montre ses rencontres dans le social : la transition est en cours. Lui dont le travail consiste à réparer des marionnettes de théâtre pour les faire belles va changer la fonction sociale du masque pour lui-même. Avant il était obligé de faire fonctionner la féminité comme un masque privé ; ensuite c’est le pénis qui est ravalé à la fonction de masque dans le social, il peut être ôté. Cela est le résultat d’une progression limpide, évidente où s’affirme la féminité. La peur que le chirurgien se moque de lui, de sa féminité est un élément important. L’impératif social de se conformer au genre défini par l’anatomie et la moquerie sociale de l’ambigüité portée par la personne sont deux sources qui alimentent la souffrance. L’hormonothérapie mise en place renforce ce passage vers la vie, la vie féminine, il devient elle. Le nouage entre avoir des sensations de corps féminines, une image féminine et pouvoir en être dite « fille » porte vers une vie digne d’être vécue. Toute une dialectique filmée s’établit dans ses rencontres avec les femmes, les femmes trans, les prostituées, les hommes et aussi ses frères et soeurs qui l’accompagneront dans la dernière phase de la transition à Bangkok. Ce qui se dialectise est ce qui fait signe dans les réactions des autres d’une valeur féminine qui fonctionne dans le social. Cela aboutit à la mise en jeu d’un plus de valeur féminine dans les échanges avec les autres et qui va faire base des nouveaux rapports sociaux, révolution dans les rapports sociaux par comparaison avec la situation antérieure. Et le mot belle pour Phong va faire signe de ce plus de valeur de façon constante quels que soient les interlocuteurs.

La transidentité bouscule un ordre, toujours et d’abord l’ordre familial. Pour le père cela paraît simple. Son ordre de pensée fait rentrer la transidentité de Phong dans le monde qui est le sien, celui du développement scientifique et révolutionnaire. Ainsi la science permet de trouver une solution pour ces personnes trans qui autrefois restaient prisonnières d’un corps qui ne pouvait s’accorder. Dans ce contexte Phong en tant qu’elle porte la valeur « fille » dans le social restera son enfant aimé qui servira la Révolution et le combat de l’héroïque peuple vietnamien. Pour la mère la chose est plus complexe. C’est dans le cadre d’une discussion de groupe entre Phong, ses frères et elle qu’elle retourne sa position de refus vers une acceptation. Cela tourne autour de ce que porte le mot « fille » attribué à Phong dans le groupe familial. Dans le groupe ainsi formé ce qui fonctionne est simple: une valeur fonctionne par rapport à une autre valeur. La valeur d’un mot fonctionne pour une personne dans un rapport à la valeur d’un autre mot. Il en est de même pour une image ou pour une sensation de corps. Ce jeu de valeurs portées fonctionne dans un rapport au social et la privation que ce social fait vivre. Ce qui va fonctionner dans ce moment de rencontre du groupe familial Phong / Frères / Soeur / Mère est le binaire Fille / Belle, celui que Phong place dans son être au monde comme dynamique d’un plus de valeur. Ce jeu de valeurs rencontre le jeu des signes, de ce qui en est fait signe pour une valeur, signe-valeur et comment cela fonctionne à l’insu des personnes du groupe quant à une acceptation ou un refus. Ici vient se glisser un ternaire. Que se passe-t-il dans le retournement maternel ? Les deux frères disent chacun à leur manière que Phong / Fille / Belle cela ne colle pas : elle n’est pas fille ou si elle est fille elle n’est pas belle. C’est ce nouage dans le discours filial qui fait passer la mère du refus de perdre son beau petit garçon à une acceptation de gagner une fille qui est belle. Tout dépend de la valeur du mot belle dans un rapport à la valeur du mot fille et de quoi fait-il signe ? La mère a perçu le mot belle - plus de valeur d’échange avec les hommes pour Phong - comme un rabaissement : avec ce mot Phong devient pour la mère femme facile, femme légère qui se donne aux hommes pour être reconnue comme femme. Mais elle la trouve belle, elle trouve Phong belle, contrairement à ce que disent ses fils. Le renversement est fait. Il est devenu Elle pour la mère. Un transfert de valeurs s’est produit et il y a un insu dans cette production, un inconscient social qui est aussi un inconscient singulier singularisé.

Que dire de plus, sinon qu’il faut voir Finding Phong et le revoir. Finding n’équivaut pas seulement en français au verbe « trouver ». Suivant les contextes sociaux, il peut signifier « attirer », « reconnaître », « chercher », « découvrir », « conclure », « résulter », « juger », autant de significations que rencontrent dans leurs vies les personnes qui portent la question trans. Une personne FTM me disait qu’il faudrait que les médecins hommes devraient faire un stage de féminité durant leurs études médicales. A défaut d’un stage ce film enseigne la vie d’une transition de façon très pédagogique et très belle à la fois.

Ce film fait vivre la transidentité au Viet-Nam en qualité de question sociale universelle pour le genre humain.

Qui ne pourrait soutenir après l’avoir vu que la transidentité n’est pas une maladie mais une question sociale et que la psychiatrisation de cette question est une atteinte à la dignité humaine

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