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4.48 Psychose, de Sarah Kane




À 4 h 48 quand le désespoir fera sa visite je me pendrai au son du souffle de mon amour

Durant l'hiver 1999, quelques mois après le succès rencontré par sa quatrième pièce qui s’intitule Manque, et alors qu'elle vient d'achever son manuscrit suivant, 4.48 Psychose, Sarah Kane, vingt-huit ans, dramaturge anglaise, avale cinquante somnifères et cent cinquante antidépresseurs. Sa colocataire la découvre inconsciente, gisant dans leur appartement du quartier londonien de Brixton. Elle est transférée à l'hôpital de King's College où, peu de temps après, dans la nuit du 20 février, elle se glisse dans les toilettes et se pend avec ses lacets. Elle demeurera l’une des figures les plus marquantes de la scène théâtrale des années quatre-vingt-dix, au Royaume-Uni et au-delà.

Sarah Kane, s’est suicidée le 20 février 1999, à l’âge de 28 ans, en nous laissant cinq pièces. Les trois premières – Anéantis, Purifiés et L’amour de Phèdre – ont scandalisé par leur violence et leur crudité́. Dans ses deux dernières pièces, elle abordait déjà la question du suicide et à-propos de Manque qui date de 1998, elle écrivait d’ailleurs : « Pour moi, cette pièce parle du désespoir et du suicide». Dans 4.48 Psychose, œuvre posthume, elle met en scène une jeune femme « psychotique » qui, dans un monologue poétique entrecoupé de moments de dialogue avec une figure anonyme de psychiatre, projette de se suicider quand viendra le moment, à 4 h 48.


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La pièce parle de ce qu’on désigne communément en clinique une dépression psychotique. Et de ce qui arrive à l’esprit d’une personne quand disparaissent complètement les barrières distinguant la réalité des diverses formes de l’imagination, de projection, d’interprétation. Si bien qu’il n’y a plus de différence entre la vie éveillée et la vie rêvée.

Ce qui est présenté et ce qui est très intéressant dans la psychose c’est que l’on ne sait plus où sont nos limites, comment elles se matérialisent, là où elles s’arrêtent et où commence le monde, les mondes. Les frontières n’ont plus de limites et sont matérialisées par un continuum, des va-et-vient vers l’intérieur et l’extérieur.


C’est la constatation que les frontières commencent à s’effondrer, à se disloquer. Quelles sont ces frontières ? Frontières entre soi et l’autre, frontières entre le fond et la forme, frontières entre le corps et l’esprit. Ce que Sarah Kane nous explique, nous conte, c’est l’effondrement de ces dites frontières – pour faire en sorte que le contenu et le contenant ne forment qu’un, que nous puissions prendre du recul, prendre de la hauteur, s’élever et voir du dessus de la frontière.

4.48 Psychose est donc la dernière parole de Sarah Kane. C'est son avis de suicide. Elle nous donne un éclairage entre réalité intérieure et extérieure, elle nous attire dans un cauchemar très stylisé, fragmentaire et musical. Une crise musicale. On pénètre la partie la plus profonde et la plus obscure du cœur et de l'âme, comme un couteau. Elle joue des mots, de la forme, de l’espace, du rythme. Sarah Kane disait d’ailleurs de la forme qu'elle était le sens et voulait que le poème devienne un acte théâtral. Ce texte dit à quel point vivre peut devenir une véritable souffrance, une lutte de tous les instants. 4.48 est donc l'heure fatidique où la maladie de la mort prend le dessus sur le désir de la vie.

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La composition dramatique a été pour elle la dernière étape d’une exploration de l’art théâtral sous toutes ses formes : d’abord comédienne, elle a ensuite fait du théâtre un objet d’étude universitaire avant de s’essayer à la mise en scène. Aboutissement d’un parcours qui a toujours mêlé expériences de la vie avec celles de la scène, la création d’une œuvre théâtrale semblait s’imposer à elle comme la forme la plus pertinente de ce rapport au théâtre. Ne pas se contenter de s’exposer à travers les mots d’un autre, de donner à voir le monde d’un autre, mais explorer le monde à travers le prisme de sa propre fiction, donner forme à ce qui n’en a pas et exposer, communiquer cet ensemble de sons, de rythmes, d’images, à d’autres assemblés.

Ce qui fait le théâtre pour Sarah Kane, ce ne sont pas les situations ou les caractères, mais ce sont les mots. Et nous pouvons découvrir d’ailleurs dans l’évolution de son œuvre une forme de radicalisation de l’écriture dramatique qui se dépouille toujours d’avantage de tout ce qui fait spectacle, de tout ce qui se donne à voir plus qu’à entendre. Son écriture tend à la suppression de toute théâtralité, pour se limiter à la musicalité pure de la langue, au plus proche de l’expérience. Nous sommes dans son expérience.

L’effacement des frontières des existences : entre vie et mort

Dans les fictions mises en place par la dramaturge, la vie et la mort cohabitent tout en restant contradictoires. Elle réalise dans son écriture la fiction d’une coprésence des contraires. L’impensable d’une vie qui serait en même temps mort est figurée par l’écriture. « Il y a longtemps que je suis morte / Retour à mes racines / Je chante sans espoir sur la frontière », dit-elle dans 4.48 Psychose. Ses personnages évoluent d’ailleurs dans un lieu bancal, « sur la frontière » c’est-à-dire en ce point-limite où il n’y a pas de distinction, où vie et mort peuvent être réunies dans le même corps. Entre le monde d’avant et le monde d’après, ce qui parait insaisissable au premier abord mais qui constitue l’essence même de l’expérience, particulièrement celle de la souffrance du social exprimée dans le mental. D’ailleurs, dans ses pièces, nous pouvons être déjà morts tout en étant encore vivants.

« Une conscience consolidée réside dans une salle de banquet assombrie près du plafond d’un esprit dont le parquet bouge comme dix mille cafards quand entre un rai de lumière comme toutes les pensées en un moment d’entente s’unissent au corps sans plus de répulsion comme les cafards portent une vérité que personne jamais ne profère. » Par cette image, le personnage dit sa vérité « que personne jamais ne profère ». C’est une conscience enfermée dans une salle sombre et grouillante, séparée du monde extérieur, sans que personne ne trouve l’accès à sa vérité. « Votre vérité, vos mensonges, pas les miens », proclame-t-elle un peu plus loin. Seule la figuration poétique peut dire cette vérité incompréhensible par les autres parce qu’impensable, incommunicable parce qu’impossible à formuler dans le langage commun, celle d’une vie qui se sait déjà morte. Les seuls qui soient à même de recevoir ce qu’elle écrit, les « happy few » et qu’elle définit comme son horizon d’attente, sont ces lecteurs/spectateurs impossibles qui, comme elle, vivent dans la mort : « J’écris pour les morts, pour ceux qui ne sont pas nés ». Elle invite les spectateurs de sa pièce à se transformer en morts vivants, à devenir cette communauté dans laquelle elle pourrait être reconnue et à l’inciter à se positionner également au-dessus de la frontière.

La collusion de la vie et de la mort a cette conséquence tragique que la vérité de la vie se situe dans la mort. Vivre, c’est mourir, et mourir, c’est vivre. Si pour être aimée, il faut mourir, alors Sarah Kane est prête à tenter cette expérience radicale et écrire pour le théâtre semble pour elle s’apparenter à ce geste tragique. Être regardée, saisie dans sa vérité, c’est être aimée, mais c’est mourir en même temps, car bannissant les frontières avec l’autre.

« Regardez-moi disparaitre regardez-moi

disparaitre regardez-moi

regardez-moi

regardez ...

s’il vous plaît levez le rideau »

Son œuvre est une tentative pour créer dans la fiction un espace dans le réel qui est le sien, un univers sans frontière entre elle et les autres, ni entre la vie et la mort, ce lieu difficilement accessible qui se situerait « sur la frontière ».

Pour conclure, je vous propose quelques réflexions personnelles orientées par des extraits du texte :

Ce texte est extrêmement poétique, cru, beau et authentique. « Rappelle-toi de la lumière et crois la lumière, un instant de clarté avant la nuit éternelle, il ne faut pas que j’oublie ».

Nous nous interrogeons sur ce qu’est la solitude, la dépression, la psychose, les frontières entre soi et les autres. Nous nous situons dans cet interstice, entre « je ne veux pas mourir » et « je ne veux pas vivre », ce monstrueux état de paralysie qu’elle décrit en hurlant ses mots. Elle hurle effectivement un appel à l’aide au travers duquel elle aimerait simplement qu’on lui parle et que l’on communique avec elle, qu’on lui demande ce fameux pourquoi ? Ce monde qu’elle perçoit sans frontière mais dans lequel elle observe, dans l’incompréhension, le figement et le retrait de l’autre face à sa détresse.

Que se passe-t-il en elle, dans cette institution peuplée, dans cette chambrée de visages inexpressifs qui ouvrent des yeux vides sur sa souffrance, si dépourvus de signification qu’elle se demande s’il y a une intention malveillante ?

« Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de cette répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse étrangère et crétinisée par l’esprit malveillant de la majorité morale ». C’est la maltraitance du psychiatre de cet hôpital qui glisse à tous les niveaux et jamais à la bonne place. Qui ose lui dire que se tailler les veines est une façon très immature d’attirer l’attention et qu’elle doit assumer ses actes. D’un côté, le personnel hospitalier qui tel un mécanisme rodé sur un fonctionnement stimuli-réponse, teste sur elle traitement sur traitement : et cela ne marche pas.

Pour aboutir sur un manque de réaction, le néant, une existence noyée et nouée. De l’autre, une âme flottante, débordante, en souffrance qui cherche à être sauvée par ceux qui souhaitent la conformer, l’uniformiser. Sur les observations cliniques du psychiatre il est mentionné « Pensées paranoïde- croit que le personnel hospitalier cherche à l’empoisonner ». Mais ne l’empoisonne-t-il pas réellement finalement ? Quelle alternative à la prise de médicament ? La parole peut-être ? D’ailleurs après cette dernière prise de médicament, et que plus rien ne répond, aux prises de ceux qui lui ont fait comprendre qu’elle était malade et qu’il ne serait pas bon de rester sur la frontière :


« Et j’ai si peur maintenant

Je vois des choses

J’entends des choses

Je ne sais pas qui je suis

Langue pendante

Pensée bloquée

Le froissement lent de mon esprit


Je vous supplie de me sauver de ma folie qui me dévore ».


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« Allons, raisonnons ensemble

La santé mentale se trouve dans la montagne de la demeure du Seigneur à l’horizon de l’âme qui éternellement recule la tête est malade, la coiffe du cœur est tordue

Foule le sol où marche la sagesse

Embrasse de vieux mensonges- l’insanité chronique des sains d’esprit »


Elle est venue à eux dans l’espoir d’une guérison les considérant comme leur dernier espoir.

La santé mentale, figure matérialisée par ce psychiatre maltraitant au cerveau courcircuité représente à lui seul la folie des murs rigides, de l’œil carré, rigide et formaté. Celui qui, à l’image des autres dérape, ne la voit que comme coquille vide, contenant mal formé, déformé.


« Vous irez bien. Vous êtes forte. Je sais que ça va aller parce que je vous aime bien et on ne peut pas aimer quelqu’un qui ne s’aime pas. Ceux pour lesquels j’ai des craintes ce sont ceux que je n’aime pas parce qu’ils se détestent tellement qu’ils ne laisseront personne les aimer non plus. Mais je vous aime vraiment bien. Vous me manquerez. Et je sais que ça va aller.

Je déteste ce putain de boulot et j’ai besoin de mes amis pour ma santé mentale.

Si je suis en colère, c’est parce que je comprends, pas le contraire ».


D’une chambre de torture à l’autre, une ignoble succession d’erreurs sans rémission. A chaque pas elle est tombée, poussée au suicide par le désespoir et l’angoisse.

L’angoisse que les médecins ne savent pas soigner et ne se soucient pas de comprendre.


« Je ne me suis jamais tuée avant ne cherchez donc pas de précédent. Ce qui s’est passé avant c’était juste le commencement.

Je n’ai aucun désir de mort. Aucun suicidé n’en a ».


Vanessa Aubert


Illustration : ©Bram Von Velde


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