Je suis une fille
©Frida Kahlo
Frédérique, membre de l’APPS, nous a quitté il y a tout juste un an, victime de la pandémie et nous avons choisi de publier une intervention d’elle, toujours passionnée dan la transmission de son savoir. Cette intervention de Fédérique est une intervention spontanée survenue dans le débat de la séance du13/12/2017 de l’atelier « La question de la valeur dans la pratique de la psychanalyse sociale, individuelle et collective » organisée par l’APPS.
Quel est le contexte ?
Lors de cette séance qui poursuivait le commentaire de l’ « Homme se sentant femme » publié par Krafft-Ebing(1), j’insistais sur le fait que les valeurs fonctionnent dans un rapport, un rapport au socius, c’est-à-dire au semblable, au compagnon, à l’autre. Il convient de ne pas entendre le mot valeur comme quelque chose de statique, de moral, mais de valeur qui donne force. Dans l’étymologie de valeur il y a donner force, or on est quand même bien dans la problématique humaine où justement avec le transfert social, le transfert de valeurs, il y a mise en fonction de la puissance et donc d’une menace pour cette puissance. Cette menace est évidemment concrète dans la vie sociale sauf pour ceux qui rabaissant cette vie à l’abstraction inhérente d’un individu isolé la transforment en concepts et aboutissent à l’Artificial Lacanian Intelligence, une intelligence lacanienne artificielle. Je reliais alors cette vie sociale à la question du meurtre social dans la vie humaine lorsqu'un psychanalyste patenté de cette obédience me rétorquant qu’il était en effet intéressant de s’appuyer sur un mythe, celui du meurtre, m’a fait sortir de mes gonds et j’énonçais ce point malheureusement toujours actuel aujourd’hui : « Non, là je parle du meurtre des humains à l’heure actuelle, je parle du meurtre des personnes trans par des psychanalystes bornés. » Il s’en est suivi un débat sur le meurtre social et la valeur et c’est dans ce contexte qu’intervient Frédérique.
Hervé Hubert
« Cette intervention s’inscrit pour ma part, sur deux axes, je vais parler purement de valeur. Dans la mesure où dans l’histoire qui m’est arrivée, pour des raisons d’imprégnations de la petite enfance -vous avez vu toutes mes photos - une grande partie de la petite enfance, donc de gentrification parce qu’il faut revenir aussi à la fonction du normal, j’ai appris que ma valeur était dans le féminin, puisque contrairement au texte de Krafft-Ebing, et comme beaucoup, enfin quelques-unes de mes amies, de mes consœurs, j’ai été persuadée d’être une fille. Ce n’est pas : « j’ai envie d’être une fille», c’est : « je suis une fille ». Et que le masculin pour moi, comme je vous l’avais expliqué, le fait d’être en tête à tête avec ma mère, d’avoir un père, qui me tue mon frère de secours qui est un chat, il perd sa valeur, il ne vaut rien, c’est comme une monnaie dévaluée. Ce mécanisme, on le retrouve dans la pub, dans la communication, dans le marketing capitaliste. Une voiture automobile c’est un moyen de transport, une motorisation, de la ferraille autour, des pneumatiques, etc., ce n’est qu’un moyen de transport. Un appareil photo c’est un appareil pour prendre des photos, qui a une valeur technique, pour le fabriquer il faut une certaine quantité de matériaux et de travail. Et pour le vendre, en revanche, ça m’est arrivé, c’est la valeur qui fait vendre. J’achète un objectif qui coûte 31000 francs à New-York, plus 2000 francs de billets d’avion et d’hôtel, donc 33000 francs, et qui vaut 74000 francs en France, sans les taxes, donc j’ai encore 20000 francs de taxe à acheter, je m’engueule avec Nikon France, et je retrouve ça dans les [inaudible], me dit une chose : si nous voulons vendre l’appareil photo, ou vendre la voiture, ou vendre n’importe quoi, c’est la valeur qui compte. Si vous voulez 31000 francs, les gens vont croire que c’est de la merde, passez à 74000 francs, et les gens vont se ruer dessus, persuadés qu’à ce prix-là ils ne peuvent pas avoir de la merde. Alors maintenant je transfère dans le domaine de la transidentité : pour moi, et pour beaucoup d’autres, alors maintenant il y a des variables, ce n’est pas universel la raison d’être et la valeur du masculin. Mais en ce qui me concerne, ça n’a pas de valeur, c’est comme si je vous posais la question : vous voulez vous faire raton-laveur ou grenouille, ça n’a pas de valeur pour vous. Si quelqu’un demain dans la rue me dit : mon rêve dans la vie c’est de me faire grenouille, on est capable encore de rêver. Mon idéal à être, ma valeur à être, je le reconnais dans ma mère que j’ai aimée. Et j’ai répété l’opération par le même mécanisme intellectuel qui fait que je vais donner énormément de valeur à Michèle. Et que je n’ai pas trahi Michèle. Socialement, consciemment, je l’ai trahie, en faisant mon parcours trans. Mais en réalité, je lui ai porté honneur parce que j’ai voulu être comme elle. Je l’aimais tellement que je voulais être comme elle. Et ma valeur c’était elle. Cette valeur qu’on va retrouver dans les termes d’échanges commerciaux, avec la notion de meurtre parce qu’attention la société commerciale est une société de meurtre et de guerre. Il y a une chose que j’ai vu apparaitre à partir de 1981-82-83, dans les discours d’entreprise, ce n’est pas : « nous allons l’emporter par des manières techniques, commerciales, et autres », c’est : « nous allons tuer l’entreprise qui est en face ». Et la valeur elle se joue sur le meurtre. De la même manière que la valeur pour moi s’est jouée sur le fait de tuer le masculin en moi, or le masculin vous ne pouvez pas complètement le tuer, parce que c’est un peu comme quand vous changez le papier-peint d’un appartement, il y a toujours des petits bouts de papier-peint qui restent dans le coin. C’est-à-dire que je peux faire ce que je veux, je peux apprendre mon rôle mieux que n’importe quelle fille ici, il y aura toujours en moi un petit bout de papier-peint qu’on aura arraché dans ma personnalité et ma structure. Alors je n’utilise pas le mot structure avec le même sens que vous. Et je répète, j’ai posé la question à partir du discours, des discussions que nous avions eu il y a deux ans, à des amis, c’est la valeur du masculin, j’idéalise les filles, j’ai beaucoup de copines qui sont comme moi, ça ne veut pas dire non plus que je suis arrivée à un niveau de paranoïa qui fait que je vais attaquer les garçons à coup de couteau dans la rue ! On est dans le symbolique. Et c’est dans le symbolique qu’est ressenti, et il n’y a pas de ressenti là. Il y a eu une phase de dépression très très forte, je crois que je vous en avais parlé la dernière fois. Quand je croisais une fille, avant, au début de mon parcours, j’ai fait une dépression mais violente, ce n’était plus de la dépression, c’était du vide spatial. Je voyais une fille dans la rue ou dans un supermarché, qui pour des raisons mystiques, les formes - parce que notre système nerveux est sensible aux formes, à la physionomie, etc., et qui pouvait mettre un idéal quelconque, soit par ses mots, par son regard, par sa tenue vestimentaire, etc - je faisais une crise de larmes sur le trottoir. C’est-à-dire que j’avais tellement envie, c’était une valeur d’absolu,. Alors ce discours-là est biaisé par beaucoup de démarches dans la transidentité, parce que le ou la trans’ va apprendre des autres ou du système le discours qui va lui permettre d’aboutir à son parcours, la transition chirurgicale. Donc le discours que comme thérapeute vous pouvez écouter en cabinet psy, n’est pas forcément le discours profond du trans-. Parce que la première chose qu’on m’a dit : oui, si tu dis ça au psy, au psycho-, etc., tu ne vas jamais y arriver, ce n’est pas comme ça que tu vas t’en sortir. Ça, ça m’a marqué au LGBT, j’ai quitté en partie à cause de ça, parce que comme il n’y a pas de marche arrière dans la question du bloc opératoire, si vous revenez il n’y a pas de marche arrière, vous n’avez pas le droit de vous tromper. Et pour ne pas vous tromper, vous n’avez pas le droit de tromper le thérapeute, le psychanalyste ou… Autrement ça veut dire qu’en sous-couche, il y a une co-morbidité. Alors au lieu de faire un parcours qui a duré deux ans, normalement ça dure deux ans, avec la fameuse expérience de mise en réalité sociale qui est derrière, qui est une monstruosité parce qu’avec les poils de barbe, le maquillage, ça ne passe pas. Le gars il est tué, il y a un meurtre social. Si vous vous amenez avec les poils de barbe, la moustache, habillé en femme et maquillé, au niveau de l’entreprise ou du lien social, vous êtes tué. C’est un meurtre par des autres qui vous imposent ça, mais c’est un meurtre de vous-même parce que c’est un suicide. Vous êtes obligé, la transition est très difficile car il faut, à un moment donné vous êtes très ambigu, et vous êtes ambigu avec vous-même. »
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