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ANALYSE PRATIQUE PSYCHOSOCIAL ET LE TRANSFERT SOCIAL DES IDÉES (2ème partie)



Un organisme social est un enchaînement dynamique vivant voué à la transition, au passage, à la métamorphose, et cela règle notre travail d’analyse pratique du transfert dans la conjonction avec la phrase qui nourrit notre concept dynamique de transfert du social dans le mental : « Le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel.»

Dès lors prendre le primat des idées, de l’idéologie pour analyser concrètement une situation concrète n’avance en rien dans une politique d’émancipation humaine et cela est pourtant la base habituelle du travail psy. Prendre ce primat des idées dans l’analyse concrète des situations concrètes témoigne déjà d’une forme d’aliénation que nous devons traiter à la fois dans l’analyse individuelle et dans l’analyse collective.

Nous avions vu dans l’article précédent les conséquences de ce constat : la question idéologique ne réside pas dans le fait qu'il suffirait d'opposer une vérité à de fausses représentations. La question est de saisir ce qui pousse à la forme d’aliénation humaine qu’est la domination des idées dans la vie humaine. Nous préconisons d’analyser le mouvement de transfert d’un conflit social de valeurs dans le mental, et nous utilisons pour cela l’outil du transfert social de valeurs. Ces valeurs concrètes ont une histoire matérielle faite de rapports avec d’autres valeurs multiples.

Dans cette analyse pratique à partir de l’outil matériel concret de valeur, il convient de bien séparer dans l’analyse des rapports sociaux la base économique, les conditions matérielles de vie, de la base idéologique, l’autre monde des idées.

Nous pouvons nous éclairer à ce sujet d’un texte de Lénine datant de 1894, où il distingue bien les deux bases, en s’appuyant sur Marx. A propos des bouleversements humains il indique en effet : « Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu'on étudie de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel– qu’on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse–des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversements sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production (… ) . Cette idée du matérialisme en sociologie était déjà par elle-même une idée géniale » ( Lénine, « Ce que sont les amis du peuple », OC 1, p.153)

Nous trouvons donc là un premier repère important dans l’analyse pratique psycho-sociale : il s’agit d’abord d’expliquer la conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production, soit dans le registre plus vaste du quotidien social : le conflit qui existe entre les forces du faire et les rapports de la production de ce faire. Le problème humain est bien la possibilité de faire quelque chose dans sa vie sociale et ce faire est pris en conflit entre la force qui produit un faire et les rapports sociaux produits par ce faire. Les contradictions humaines concernent le faire et sa possibilité, sa puissance soit « le développement des puissances de l’homme qui est à lui-même sa propre fin… » (Karl Marx)

Ce faire humain et ses contradictions ont une explication qui doit être cherchée dans les rapports matériels, et non dans les rapports idéologiques, les rapports des idées.

Lénine avait conscience de cette dernière explication aliénante : « Jamais ‑ pas plus dans le passé qu’aujourd’hui, les membres la société ne se sont représenté l'ensemble des rapports sociaux au milieu desquels ils vivaient comme quelque chose d’un tout bien défini, inspiré d’un principe fondamental ; au contraire, la masse s'adapte inconsciemment à ces rapports et elle est si loin de les concevoir comme des rapports sociaux historiques particuliers que, par exemple, l'explication des rapports d’échange, qui présidèrent à la vie des hommes pendant des siècles, n'a été donnée que ces tout derniers temps. Le matérialisme a supprimé cette contradiction en poussant l'analyse plus à fond jusqu'à l’origine même des idées sociales de l'homme; et sa conclusion que le cours des idées dépend du cours des choses est seule compatible avec la psychologie scientifique. »

Le cours des idées dépend des conditions sociales matérielles et historiques. Et il convient d’examiner la production des idées dans le mental avec cette boussole, d’autant que les humains s’adaptent aux rapports sociaux qu’ils vivent : « la masse s'adapte inconsciemment à ces rapports et elle est si loin de les concevoir comme des rapports sociaux historiques particuliers »

Lénine insiste encore à un autre endroit du texte sur la séparation dans les rapports sociaux entre les rapports sociaux matériels et les rapports sociaux idéologiques. « Définissant leur conception du monde, ils ( Marx et Engels) l’appelaient simplement matérialisme. Leur idée fondamentale (exprimée avec une précision absolue, par exemple dans le passage précité de Marx) était que les rapports sociaux comportent des rapports matériels et des rapports idéologiques. Ces derniers ne sont qu'une superstructure érigée sur les premiers et s'établissant en dehors de la volonté et de la conscience de l'individu, comme (un résultat) une forme de l'activité de l'homme pour assurer son existence. L'explication des formes politico‑juridiques, ‑ dit Marx dans ce passage – doit être recherchée dans les « conditions matérielles de la vie ».

Avec le concept de transfert d’une problématique sociale dans le mental nous sommes donc au cœur de l’articulation entre les rapports sociaux matériels et les rapports sociaux idéologiques en partant de la base de la vie sociale, les « conditions matérielles de la vie ».

Traiter la souffrance dans le mental d’une personne nécessite déjà de repérer ces deux champs de rapports sociaux qui sont hiérarchisés avec cette spécificité de subordination des rapports idéologiques, des rapports d’idées. Ce mot rapport est important, nous vivons constamment dans un rapport et notre être social est l’ensemble des rapports sociaux. Et c’est ainsi que l’on peut saisir la vérité qui est toujours concrète. Lénine note dans la science de la logique de Hegel : « L’ensemble de tous les aspects du phénomène, de la réalité (et leurs rapports (réciproques)- voilà de quoi se compose la vérité. les rapports (= passages = contradictions) des concepts = contenu principal de la logique et en même temps ces concepts et leurs rapports, passages, contradictions) sont montrés comme reflet du monde objectif. La dialectique des choses créé la dialectique des idées et non l'inverse. » Lénine OC 38, p. 186

Comment travailler cette première aliénation humaine de la croyance dans le primat des idées en individuel et collectif ? Il s’agit pour l’individuel de reprendre le conseil de Georges Politzer concernant la psychanalyse par exemple. « Les faits auxquels la psychanalyse a touché doivent être repris pour être compris correctement ». Ce conseil me semble également judicieux pour les champs qui sont apparus après la seconde guerre mondiale dans les cultural studies par exemple.

Faire l’analyse concrète des faits sociaux concrets, individuels et collectifs, à partir de la base des conditions concrètes de vie et la dialectique du matérialisme historique nous mènera à la question cruciale de la production et de la circulation des valeurs sociales transférentielles.


Hervé Hubert


Illustration : ©Sonia Delaunay

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