Quand Judith Butler relit Marx
Quand Judith Butler relit Marx la modernité crue et incisive de cet incontournable penseur du « social » se pose comme une évidence sur des questions touchant à l’actualité du monde
Ce sont les œuvres de jeunesse de Marx que représentent les «Manuscrits économico-philosophiques » de 1844 et plus particulièrement le développement touchant à la notion de nature en tant que corps inorganique de l’homme que Judith Butler relit pour nous dans le texte « Deux lectures du jeune Marx » publié par « Les éditions sociales » dans la collection « Les irrégulières » de 2019.
La question de Judith BUTLER peut se résumer ainsi : Marx, dans ces premiers écrits est-il anthropocentrique, au sens, où l’homme serait l’unité centrale la plus significative de l’univers ?
Judith Butler interroge, par son retour au jeune Marx, notre compréhension du travail et du corps au travail ainsi que le rapport de l’humain à la nature et à d’autres processus vivants. Elle pose ainsi la question de la compatibilité de la théorie de la nature avec les considérations écologistes.
Cette question est pour le moins essentielle car nous savons tous en effet que, sous un terme acté mais dont nous ne maitrisons pas le timing - ou que trop bien sans rien « en faire », les échelles de valeurs fondamentales et tenant directement à l’interrelation entre l’homme et son milieu, c’est à dire « la nature », vont être bouleversées puisque l’énième « Jean’s » du mois, acquis dans un temple de fast- fashion à moindre valeur pécuniaire dans le mépris total des droits de l’homme et de l’enfant et rincé à grand frais d’eau potable, ne sera alors plus rien face à un simple demi-verre d’eau à boire.
Pour le docteur Hubert et les praticiens de l’APPS, l’œuvre de Marx constitue un apport fondamental pour l’analyse pratique psycho-sociale. En effet, l’apport fondamental de Marx est de considérer l’être humain en tant qu’un être social ce qui permet d’envisager que l’analyse psycho- individuelle et sociale ne font finalement qu’une.
Apporter aux actes thérapeutiques pratiques et théoriques l’avantage de tenir compte du transfert social c’est admettre que le rapport de chacun aux privations sociales éclaire ce qui se noue et se dénoue et ce qui fait forme et mouvement entre les mots, les images et les sensations de corps, lesquelles font identité.
À travers la question de l’action ici, du « faire » - je reprends cette notion telle que le docteur Hubert l’entend - se pose la nécessité de savoir si cette théorie sous-entend que le corps humain s’étend à la nature tout entière ou inversement, si la nature tout entière, comprend, le corps humain ?
C’est cette question qui tenaille Judith Butler au cœur de son propos dans ce texte, nous l’avons annoncé en introduction. Et cela, parce que c’est cette question qui éclaire l’état d’esprit du jeune Marx au moment où il rédige les premiers manuscrits à travers lesquels il nous livre sa pensée. Quel est cet état d’esprit ? Un état d’esprit anthropocentrique, ou justement une critique de l’anthropocentrisme ? Et la question est de taille pour une humanité, un humain, un « anthropo » placé-e sous le joug du destin d’être un « produit », une « marchandise » parmi les autres et aux « pieds » duquel, à la jouissance duquel, s’étalant, un terreau exsangue et agonisant.
Une question de taille en effet et qui pourrait – devrait, devenir la pierre angulaire des élaborations faites autour des questions qui se posent à la société dans le domaine la compatibilité de la théorie de la nature avec les considérations écologistes.
Le point crucial ici revient aussi à comprendre pourquoi la nature devrait être qualifiée d’inorganique plutôt que d’organique ?
On pourrait comprendre que le travail transforme l’organique en inorganique, - par exemple, je prends à la fleur de coton sa fibre et j’en fais un jean’s - mais si on relie le travail au problème de la subsistance, c’est en réalité le mouvement inverse qui se produit impliquant alors que le travail transforme l’inorganique en organique puisque c’est parce que nous mangeons que nous maintenons nos organes en fonction.
Mais, comment différencier le corps organique du corps inorganique ? Le corps organique, nous en faisons l’expérience, est clos, distinct et séparé du reste de la nature ; tandis que la nature, dans son entièreté constitue le corps inorganique de l’homme.
En termes plus proprement « psychologiques », il est possible de rapprocher cette notion d’in-organicité de l’homme de la notion du sentiment océanique et de rapprocher la notion de corps organique de la notion de séparation. Marx, appelle « Leib », le corps organique (corps propre) et « körper » le corps inorganique.
Lieb désigne le corps vécu et le Körper peut n’être qu’une simple masse, vivante ou morte.
L’organique n’est donc pas à l’inorganique ce que la vie est à la mort.L’organique et l’inorganique sont des possibles l’un de l’autre. Nous allons voir en quoi ensuivant Judith Butler dans son raisonnement.
Reprenons, la nature constitue la substance sur laquelle porte le travail de l’homme, et elle constitue également ce qui soutient son existence. Judith Butler nous rappelle cette évidence, que nous dénions quotidiennement ce qui est encore différent que de le nier, qu’en tant qu’espèce vivante l’espèce humaine est liée à d’autres formes de vie. C’est sans doute une façon pour elle de parler, ici, au décours de son introduction, du cycle de la prédation et de notre situation de grand prédateur. Elle nous emmène ensuite à un autre niveau du raisonnement qui est que : l’organe n’est pas exclusivement dans le cerveau. Il est aussi dans le travail lui-même ou dans l’expression du travail. Car en fait, la distinction entre corps organique et inorganique est une « distinction relative » nous rappelle Judith Butler et cette distinction bouge selon la façon dont on comprend la relation entre le travail et les moyens de subsistance.
L’idée d’un élargissement technique du corps revient à dire que l’homme trouve dans l’objet qu’il transforme par son travail, un reflet de sa propre valeur. Toute la théorie de l’aliénation est fondée sur cette première théorie généralisée de la valeur travail.
Au passage, Judith Butler nous rappelle que pour Althusser, Marx se serait détourné de l’anthropocentrisme au moment où il s’est intéressé aux différents niveaux spécifiques de la pratique humaine (du « faire » humain), que sont les différentes pratiques : économique, politique, idéologique et scientifique dans leurs articulations propres, fondées sur les articulations spécifiques de l’unité de la société humaine.
Pour Althusser, et Judith Butler le reprend au service de sa propose réflexion, pour Althusser donc, l’humanisme que défend le jeune Marx est une idéologie, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un rapport imaginaire aux conditions d’existence et qu’il n’a pas le statut de science.
En effet, cet humanisme ne nous dit rien de l’essence humaine car il n’y a pas d’essence humaine au sens où, croire en une essence de l’homme nie les structures sociales et leurs relations imaginaires aux conditions d’existence.
Et pourtant, même au-delà de l’APPS, il est admis que, la transformation dans l’histoire de ces conditions d’existence charrie avec elle, la transformation du rapport imaginaire de ces mêmes conditions.
Il est en effet impossible d’envisager l’homme, et sa souffrance éventuelle d’être au monde, en dehors de la prise en compte des structures architecturales, corporelles, sexuelles et bien entendu politiques au sein desquelles il évolue et jouit. On ne peut pas, par exemple, dissocier la « révolution des genres » des révolutions économiques et politiques. C’est une des idées fondamentales que développe et soutient le docteur Hubert.
Peut être seulement peut-on dire, c’est en tout cas ce que dit Judith Butler, que les humains perdent leur essence dès lors qu’ils ne travaillent que pour leur subsistance. En effet, le travail créateur de valeur est différent du travail de subsistance et lorsque le sens véritable du travail lui échappe, l’humain n’est pas en mesure de réaliser sa conscience dans l’objet qu’il crée.
« Il devient de plus en plus préoccupé par sa propre subsistance et cela, au détriment de la réalisation de ses puissances essentielles », cette phrase est de Judith Butler.
Cela signifie qu’il est alors dépossédé de toute activité humaine qui relèverait de la conscience ou de l’esprit, et ce risque intervient au moment où le travail n’a de valeur qu’en fonction de son échangeabilité parce qu’alors, plus l’homme travaille, moins il est payé et donc, plus sa subsistance physique est menacée.
La subsistance physique est une condition nécessaire mais non suffisante à la réalisation des capacités d’expression de l’homme. Le travailleur ne peut pas travailler sur l’objet et en extraire, pour son compte, les moyens de sa subsistance. Plus il travaille sur l’objet moins il possède ces moyens de subsistance, il devient l’esclave de l’objet.
Sur ce point, Judith Butler écrit que Marx concevait le prolétariat comme ce qui permettait de désigner la puissance du travailleur lorsqu’il forme un collectif mais que, dans la situation contemporaine, le terme de « précariat » serait peut-être plus juste car la précarité menace constamment les chances de subsistance physique du travailleur.
Mais Marx va plus loin encore et il distingue le domaine du besoin physique de l’authentique domaine de la liberté humaine. En effet, l’homme est un être générique, il prend pour objet son genre mais aussi celui des autres choses en tant qu’il se rapporte au genre présent et vivant comme un être universel et donc libre. L’homme, nous explique Butler, l’homme comme l’animal vivent de la nature inorganique et l’homme étant plus universel que l’animal, d’autant plus universelle est la région de la nature inorganique dont il vit.
La nature inorganique n’existe pas en tant que telle, elle n’advient qu’au travers d’une certaine forme de travail, elle est créée dans le mouvement où la nature devient moyen de subsistance immédiat et, je cite Marx « lorsque la nature anime, fait naître ou maintient en vie le travailleur, elle perd sa qualité de chose animée : sa matière et pour ainsi dire transformée en objet et en produit de l’activité vitale du travailleur. »
Marx précise que l’être humain n’est pas séparable des processus vitaux dont il dépend, et que cette interrelation incessante est précisément, ce à quoi renvoie l’universalité.
La nature est dépendante d’elle-même et ce lien, ce processus continue est le corps inorganique de l’humain.
L’être vivant possède deux corps le « Leib » qui est animé par le souhait de persister et le « körper ». Ainsi un corps vivant ne peut persister que s’il demeure dans une interrelation constante avec la nature et ce de manière à ce que les conditions de sa persistance soient garanties.
La survie de l’humain dépend de ce double rapport de relations de dépendance et d’échanges et d’animation, ce rapport rend le corps de la nature essentiel au corps de l’homme et cette conception est incontestablement anthropocentrique.
Mais Marx soutient aussi que les êtres vivants font partie et devraient être considérés, comme faisant partie d’une nature organique plus vaste. En effet, quand la vie humaine prend fin, le corps ne devient qu’un simple « körper désanimé ». Il devient du même coup coextensif de la nature. C’est-à-dire que le corps, lorsqu’il n’est plus maintenu en vie par la nature devient nature en un sens non anthropocentrique. Un état qui était une simple potentialité lorsque le corps était en vie. Et c’est là que Butler procède au retournement de ce qui aurait pu apparaître dans un premier temps, comme un état d’esprit anthropocentrique de Marx. Elle établit qu’il n’existe pas deux natures, ni même deux corps, mais plutôt une oscillation perpétuelle entre deux perspectives: la perspective organique et la perspective inorganique, chaque perspective dépendant de l’appréhension de la nature, tantôt du point de vue théorique, tantôt du point de vue pratique c’est-à-dire en tenant compte de cette forme de travail qui a préparé la nature afin d’en faire un moyen de subsistance pour l’humain.
Ainsi, la même nature, apparait inorganique lorsqu’elle est envisagée comme indépendante et extérieure à la vie humaine. C’est le cas, lorsqu’on adopte un point de vue théorique sur la nature, ou plus généralement, lorsque le point de vue adopté n’est pas commandé par le problème de la survie, ce qui implique que, nous dit Butler, « la théorie n’est possible que le ventre plein » !
« Le vivant se tient en face d’une nature inorganique à laquelle il se rapporte comme la puissance disposant d’elle et qu’il s’assimile ». Hegel. On peut penser ici, à la notion d’identification par introjection.
Hegel pose que l’humain veut que ce qui lui est extérieur lui appartienne afin de vivre mais aussi afin de dépasser cette extériorité, il le formule ainsi « La nature inorganique qui est soumise par le vivant endure cela parce qu’elle est -en soi-, la même chose que la vie est -pour soi-. Dans l’Autre, (avec un grand A), le vivant ne s’unit ainsi qu’avec lui-même. »
Exprimons cette idée avec encore d’autres mots qui sont ceux que Butler convoque : quand la mort entre en scène, le genre s’avère être plus puissant que l’être vivant individuel. L’extériorité est dépassée non pas par le renforcement de l’être vivant, mais par l’affirmation de l’interdépendance dialectique qui constitue la vie, en fait la vie immédiate est finalement davantage « médier » qu’« immédiate », elle n’existe que parmi d’autres vies et ne trouve ses moyens d’existence que dans le cadre d’une organisation sociale et économique de la vie. Ceci étant la version marxienne de la thèse d’Hegel, et celle que retient le docteur Hubert il me semble. Pour ce dernier, l’interrelation permanente entre un corps découpé, le lieb et le körper en tant que co- extensif à la nature, pose la nécessité de la prise en compte de ce qu’il nomme le « transfert social » et de la notion de valeur et même de la notion de plasticité des valeurs.
L’être vivant émerge à partir d’une autre réalité et lorsqu’il meurt, il perd son immédiateté. Lorsqu’un être vivant est engendré, il est animé, amené à la vie et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il anime à son tour le monde extérieur. Les puissances d’animation se trouvent, d’emblée, en dehors du sujet humain et ce rapport à l’altérité est désigné comme besoin, comme manque. Le corps inorganique peut aussi se dire, s’entendre comme « l’interdépendance dialectique qui constitue la vie ».
...Quand le monde ne permet plus d’assurer la survie et que la persistance est menacée qu’arrive-t-il alors au désir de vivre s’interroge Butler à la fin de son texte.
Si la vie consiste en une interrelation entre le corps vivant et le corps d’une nature inorganique auquel il est inéluctablement lié ; et si l’organisation économique et sociale de la survie détruit au risque de détruire cet échange, alors le désir de vivre lui-même peut être menacé.
Ce sont moins des capacités ou des attributs essentiels que des possibilités sociales de persistance qui sont activées ou neutralisées par certaines conditions de vie.
Judith Butler termine ainsi son texte : « Le décentrement du sujet vivant qu’implique cette réalité d’interdépendance nous fournit une autre façon de penser cette interdépendance, en la forme, peut-être, d’une solidarité qui refuse d’établir une distinction stricte entre la condition humaine et un environnement qui soit durable et le soit durablement. »
Virginie Barilari-Robert
Illustration : ©Van Gogh
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