Réflexions sur la place du psychiatre dans le parcours trans
Docteur Hervé HUBERT, psychiatre, Praticien Hospitalier, Chef de service
samedi 25 juin 2016 ACTHE, Colloque Université Pierre et Marie Curie, site de l'hôpital Pitié-Salpêtrière, 75013 Paris
La place du psychiatre dans le parcours de transition garde en France une importance décisive pour les personnes qui portent la question de la transidentité.
Qu’en dire ?
1. Le primat de la pratique de la rencontre humaine
Je souhaite dans cette problématique humaine qu’est la transidentité partir de mon expérience pour tenter de transmettre ce que j’ai appris à partir de ma pratique de psychiatre et de psychanalyste. Le primat de la pratique est dans un rapport dialectique avec sa théorisation, une boussole essentielle pour toute problématique humaine. Cette pratique repose sur la rencontre humaine, rencontre d’histoires humaines et interventions dans ces histoires humaines.
Mon expérience concernant la place du psychiatre dans la société est corrélée à mon parcours professionnel. J’ai exercé avant de me consacrer à mon travail de psychanalyste des responsabilité importantes dans le domaine du service de santé publique, ayant été Médecin-Chef de secteur psychiatrique pendant 13 ans, Expert près la cour d’Appel pendant 8 ans , Président de Commission Médicale d’Etablissement également pendant 8 ans, responsable de formations universitaires pendant 16 ans. Dans ce cadre de responsabilité, j’ai tenté, avec d’autres, de penser et construire, depuis ma prise de fonction comme Praticien Hospitalier en 1985, une psychiatrie différente, prenant en considération le fait que la psychiatrie est bâtie sur un ordre moral, social et politique et que cette base ainsi définie a des conséquences dans la façon de prendre en compte les problèmes de souffrance psychique.
2. Premiers repères
Dans ce contexte de travail, la rencontre avec des personnes portant la question transidentitaire, à partir de 1995 a eu une influence considérable sur mes conceptions : il s’est produit un renversement, un retournement.
J’indiquerai par rapport à ma pratique deux grandes périodes : 1995 -2005 puis à partir de 2010 jusqu’à ce jour.
En 1995, mon travail hospitalier ayant été déplacé en Province à l’époque, ma première expérience avec la question transidentitaire - une rencontre MTF- m’a fait saisir ce qui poussait vers la vie de façon radicale dans la demande trans. Ce pousse vers la vie m’a orienté de manière décisive vers la nécessité devenue évidente et simple de répondre à la demande formulée. D’autres rencontres ont suivi, marginales en nombre par rapport à ma pratique hospitalière qui était centrée sur les personnes qui souffrent d’une autre stigmatisation psychiatrique et sociale, et qui sont affublées du terme de folie ou de maladie mentale parce que développant une pensée contraire, des comportements contraires à ce que l’Etat a établi comme norme sociale.
La question trans restait pour moi une question énigmatique, mais mon point de certitude était que ce qui se transmettait de ces rencontres remettait en question l’ordre psychanalytique et notamment lacanien, courant psychanalytique auquel j’appartenais. Cela aboutit à une remise en question théorique forte, qui de partielle, devint peu à peu générale et radicale.
L’ordre psychanalytique dépend pour une large part de l’ordre psychiatrique qui concerne donc un ordre social, politique et moral.
A ce sujet, j’ai été incroyablement surpris de plusieurs aspects de la pratique psychiatrique concernant la question transgenre : l’opacité des réponses données aux personnes concernées, la longueur des délais, la façon de considérer les personnes, parfois un malin plaisir à les nommer selon le genre lié à l’anatomie, alors que d’emblée, dès le premier jour, j’avais appris des personnes transidentitaires, l’importance tout simplement humaine de les reconnaître selon l’identité de genre contraire à l’anatomie, et qu’il convenait que ces personnes de leur être, il en soit dit selon leur genre dans le social et non pas selon leur anatomie de naissance.
Cela m’a beaucoup appris sur la question de l’humiliation sociale produite par un système, un ordre.
Cet ordre a donc à voir avec l’ordre moral et le souvenir du collègue psychiatre qui me déclare tout de go à la veille de l’an 2000 : « un Homme qui veut devenir Lesbienne, vous n’y pensez pas sérieusement mon cher confrère… »
Un autre exemple de pensée discriminatoire réside dans le souvenir suivant : dans un amphi d’un hôpital parisien quelques années plus tard, une psychanalyste très ordonnée, mariée à un juriste très ordonné, me posait la question suivante « Vous faites des certificats pour transformer un homme en femme, le faites vous aussi si une personne vous demande d’être transformé en chien ? » Elle montrait ainsi toute la finesse de son inconscient dans son rapport à son mari, mais il est un fait qui m’a désolé qui est qu’une bonne partie de l’amphi a pris son parti.
3. Partir d’une base autre
J’évoque cette expérience pour dire que si est posée la question sur la place du psychiatre il convient déjà de poser la question, quelle psychiatrie, non pas simplement quelle idée de la psychiatrie mais quelle pratique psychiatrique ?
Le point essentiel qui est lié au précédent consiste au fait que la réflexion sur la place éventuelle du psychiatre dans le parcours de transition doit partir d’une base autre que celle qui est en place aujourd’hui, de manière radicale, dans la pratique et donc la théorie.
C’est ici que vient dans mon parcours personnel de transition en qualité de psychiatre orienté par la psychanalyse et sa dimension sociale et politique, l’effet de la phase entamée à partir de 2010, à savoir la rencontre avec Pierre-Axel Léotard, qui était alors Président de l’Association Inter-Trans, a été déterminante. L’organisation commune avec lui de différentes rencontres, différents colloques sur la question transidentitaire en lien avec l’équipe du Cenesex dirigée par Mariela Castro à La Havane a modifié mon travail théorique concernant la question de la ségrégation en psychiatrie et en psychanalyse dont sont victimes les personnes transgenres. Cela a entraîné également dans ma pratique la multiplication des rencontres avec les personnes portant la question transidentitaire et ce primat de la pratique a fait éclater mon travail théorique psychanalytique antérieur, me révélant combien la clinique psychanalytique était fondée sur l’ordre psychiatrique de façon beaucoup plus grave que je ne pensais et que cela avait pu obscurcir ma théorie. J’ai découvert combien les nouages que j’avais mis en évidence dans ma théorisation sur les questions trans entre les mots, le images, les corps étaient bousculés dans leurs logiques et que ces logiques étaient beaucoup plus marquées par la diversité encore que je ne le pensais.
Cela m’a enseigné qu’il convenait, non seulement d’être critique ou opposant au système mais de partir d’une base autre, radicalement autre que ce que proposait la psychanalyse et bien sûr la psychiatrie et de poser dans le concret la fondation de cette base autre pour une pratique autre.
4. La transidentité n’est pas une maladie mais une question sociale.
La première chose pour partir d’une base autre que l’existant est qu’il convient de partir du fait qu’il ne doit pas être fait obligation ainsi que le préconise dans sa résolution d’avril 2015 le Parlement Européen de soumettre à un avis psychiatrique un processus de transition. Je citerai : « Les personnes transgenres sont aussi particulièrement exposées au risque de discrimination multiple. Le fait que la situation des personnes transgenres est considérée comme une maladie par des manuels de diagnostic internationaux constitue une atteinte à leur dignité humaine et un obstacle supplémentaire à leur intégration sociale.
les violations de droits fondamentaux, notamment du droit au respect de la vie privée et de l’intégrité physique, dont sont victimes les personnes transgenres lorsqu’elles demandent la reconnaissance juridique de leur genre; en effet, parmi les conditions à remplir prévues par les procédures correspondantes figurent souvent la stérilisation, le divorce, un diagnostic de maladie mentale, des interventions chirurgicales et d’autres traitements médicaux. De plus, des lourdeurs administratives et des exigences supplémentaires, comme une période d’«expérience de vie» dans le genre choisi, rendent généralement fastidieuses les procédures de reconnaissance du genre.
Plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe ont modifié récemment leur législation sur la reconnaissance juridique du genre ou sont en train de le faire. Certaines dispositions sont fondées sur le principe de l’autodétermination et ne requièrent pas de procédures longues et complexes ni la participation de psychiatres ou autres médecins. »
Les éléments essentiels sont donc contenus dans cette résolution de manière simplement humaine et cela lui donne une valeur révolutionnaire.
La dernière phrase de la résolution étend la question de la construction d’une base autre à l’ensemble des « autres médecins » et cela est très important. Il s’agit non seulement d’exclure le rapport à ce qui est appelé folie ou psychose ou maladie mentale mais de poser question à l’ensemble du corps médical sur ce qu’implique le légitime principe d’autodétermination.
Il s’agit donc d’une question capitale pour la médecine et les médecins.
Je rappellerai le travail important du philosophe Georges Canguilhem sur les questions médicales. Il souligne un point qui fait directement écho à la problématique transidentitaire avec cette phrase : « Par une altération lente du sens de ses objectifs la médecine, de réponse à un appel qu’elle était primitivement, est devenue obéissance à une exigence. »
« Ainsi, la médecine qui est primitivement réponse à un appel émanant d’une personne singulière s’est trouvée déviée par ce qui est devenu obéissance à l’exigence des normes et des protocoles »
Ce qui est affirmé par Georges Canguilhem concerne tous les champs de la médecine et a des conséquences qui peuvent être catastrophiques pour la santé des individus dans les différents champs de la pratique médicale.
Quel est l’appel formulé par les personnes trans à la médecine ? L’appel est celui d’être aidé dans un processus de transition, processus de transition qui est le signe spécifique de leur savoir sur ce qui fabrique leur nouage identitaire entre les mots, les images et les corps. Dans cette aide figurent les endocrinologues et chirurgiens bien évidemment, des dermatologues ou phoniatres, des paramédicaux comme les orthophonistes car ces spécialistes touchent la question du corps et de sa fonctionnalité. Ces derniers spécialistes sont indispensables au processus de transformation dans le concret ce que n’est aucunement le psychiatre. Les psychiatres ne devraient apparaître que dans le cadre d’une demande d’aide faite par les personnes transgenres. De même une aide formulée auprès de psychiatres par les endocrinologues et les chirurgiens en cas de souffrance psychique pourrait être validée.
Ces points relevant de la médecine sont à débattre avec les personnes transgenres elles - mêmes. Le savoir transgenre ou transidentitaire est déterminant et il convient de souligner à nouveau l’apport de Georges Canghuillem dans l’affaire concernée. Il indique « C’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non qu’il y a des médecins, que les hommes apprennent d’eux leurs maladies ».
Cela peut être étendu au fait social que c’est parce qu’il y des personnes transidentitaires que les médecins qui les rencontrent apprennent d’eux sur les transidentités et cela est un principe à soutenir dans tous les cas comme primordial.
Il est donc très important de formuler qu’il ne doit pas être fait obligation d’entrer dans un processus de transition par la psychiatrie, processus qui devient processus de psychiatrisation d’êtres humains par d’autres êtres humains. La nécessité de commencer un parcours de transition par un avis psychiatrique est à abolir. Les personnes trans aujourd’hui sont victimes d’une psychiatrisation basée sur des différences, et font paradigme d’une psychiatrisation des différences d’identité humaine entre les êtres humains. Cela nous enseigne d’ailleurs pour d’autres problèmes humains et les pratiques autoritaires qui s’y associent.
Nous devons passer à un droit commun. En France tout Pékin-Lambda peut faire appel à un médecin, un psychiatre pour un mal-être psychique , dénouer un problème psychique qui est toujours un problème dans le social.
C’est parce qu’il y a des personnes qui se sentent d’un genre ne correspondant pas à leur anatomie qu’il y a un savoir sur la transidentité, que les humains apprennent d’eux les logiques plurielles de leurs passages.
J’ai appris qu’au bout d’un moment dans la vie d’une personne transgenre, se produit un temps logique : il n’y a pas de sens à continuer une vie sociale dans le genre déterminé par les conventions sociales, cela fait temps d’affirmation logique pour la personne et amorce le temps de transition sociale. Voilà donc ce dont je peux témoigner en délivrant une attestation indispensable dans le système d’aujourd’hui.
Dans ma pratique aujourd’hui outre ce point d’attestation-témoignage, ma fonction de psychiatre-psychanalyste consiste à travailler avec la personne qui me consulte à partir de l’appel qu’elle formule.
Certains veulent s’assurer de leur détermination, d’autres viennent du fait de la difficulté sociale, et le premier groupe social est la famille. Dans ce contexte la problématique des jeunes transgenres, notamment mineurs, est déterminante dans la forme de découvertes de nouveaux savoirs pour les parents, les jeunes et moi-même.
Jean-Paul Sartre indiquait que les enfants élèvent leurs parents. Ce que les adultes considèrent comme déterminés une fois pour toutes, l’enfant dans chaque famille le remet en question et donne la possibilité aux parents de voir le monde sous un autre jour et de vivre le rapport au monde autrement. Les jeunes transgenres redoublent de questions quant au rapport au monde social. Des groupes de parole peuvent être établis dans ces perspectives.
De même les parcours de transition sociale dans les milieux professionnels pour jeunes et moins jeunes peuvent donner forme à de nouveaux savoirs concernant les rapports sociaux et la fonction du travail.
Etymologiquement le mot Diagnostic renvoie à un partage de savoirs. Outre le partage, il peut être construit en commun, telle est la fonction possible du travail dans une rencontre avec un psychiatre.
Partir d’une base autre, celle qui part du fait qu’il ne doit pas être fait obligation, ainsi que le préconise dans sa résolution d’avril 2015 le Parlement Européen, de soumettre à un avis psychiatrique un processus de transition a beaucoup de conséquences pratiques et humaines.
Il y a une différence fondamentale entre les deux orientations. Dans l’orientation qui a pour base le fait que la transidentité n’est pas une maladie mais une question sociale la place du psychiatre et des autres médecins est d’être dans une fonction d’aidant. Dans le cadre d’un principe obligatoire se met en place, parfois à l’insu des personnes, un processus de psychiatrisation.
Demander de l’aide à un psychiatre dans un parcours de transition n’a bien évidemment rien à voir avec la psychiatrisation obligée qui peut se transformer obligation faite aux personnes transgenres de fournir une preuve de leur véritable genre par une période d’«expérience de vie» dans le genre choisi. Cette expérience de vie devient alors expérimentation, ayant lieu avant toute reconnaissance médicale, ou simplement reconnaissance humaine de leur identité dans le miroir sonore qu’ils espèrent entendre du corps médical. Cette obligation de vivre suivant les codes sociaux édictés de « comment doit se comporter un homme ou un garçon socialement, vestimentairement, etc ; comment doit se comporter une femme ou une fille socialement etc.. survient avant toute prise d’hormones. Ce fait que l’aspirant transgenre doit répondre à ce forçage autoritaire ne peut être compatible avec une médecine digne du XXIème siècle, ainsi que le sous-entend la résolution du Parlement européen.
Demander de l’aide à un psychiatre dans un cadre autre qu’une obligation première ne devrait évidemment n’avoir rien à voir avec une autre expérimentation fréquente dans la psychiatrisation qui est la pratique de tests psychologiques qui ont toujours comme possibilité de figer l’avenir d’un individu sous un aspect scientifique. Cela éviterait également la mise en cohortes pour des projets de recherche psychiatrisés et donc de protocoles supplémentaires.
Bien au contraire, dans la perspective d’une libération, d’une naissance, la rencontre avec un psychiatre donne la possibilité à toute personne de dire son histoire, ses nouages et dé-nouages, le moments d’apparition et de disparition des contraintes, de ce qui pousse vers la vie malgré les contraintes individuelles et sociales, de ce qui inhibe aussi la vie. Il s’agit de trouver ensemble une logique dans la vie de l’identité de genre, qui est toujours une identité sociale.
5. Conclusion
En conclusion j’indiquerai que la transidentité est une question adressée à l’ensemble de la médecine et de ses praticiens, j’espère l’avoir assez mis en évidence, mais aussi une question adressée à l’Etat. La transidentité rompt avec un système binaire de pensées et de pratiques et montre l’importance en toute circonstance de la pratique humaine de vivre « en refusant tout principe posé d’emblée comme souverain » ainsi que l’ indique le philosophe François Châtelet, qui dans une conférence intitulée « De l’anarchie » sous-titrée « Parce qu’on ne sait jamais » pose le problème fondamental :
« Pour résumer, pourquoi ne pas penser sérieusement à remettre en cause ce principe piège – héritage de la théologie – de la sacralité de l’État ? Le pouvoir de l’État est gros aujourd’hui d’une logique d’autant plus épouvantable qu’elle tient à sa disposition des moyens scientifiques de coercition et d’incitation. Et le sens originel de l’an-archie ne signifie rien d’autre que ceci : essayons de concevoir l’organisation d’une autre façon et
d’imaginer cette organisation, comme produit toujours changeant, toujours provisoire, des désirs et des volontés, de ceux qui constituent la source de tout pouvoir : les individus, tous différents et tous si semblablement hommes.»
Essayons d’organiser autrement la place des psychiatres et des médecins sur cette base que Georges Canguilhem pressent : répondre à un appel dans le cadre d’un savoir partagé et non aux exigences des normes et des protocoles.
Hervé Hubert
Illustration : ©Nicolas de Staël
Commenti