Psychanalyse, amour et sexualités.Une approche du transfert social à la lecture de D. Eribon
©Edward Hooper
Une approche du transfert social à la lecture de D. Eribon Echapper à la psychanalyse.
La psychanalyse est partout.
Ce constat de Didier Eribon traduit l’idée d’une intrusion de la psychanalyse, dans la vie courante, un dogme qui impose comme norme ce qui est défini par la psychanalyse.
Les travaux d’Eribon, autour de la question gay, s’articulent sur une opposition avec la définition lacanienne d’homosexualité comme perversion.
Citant des termes empruntés à la psychanalyse, tels que l’inconscient ou l’Œdipe, Eribon dénonce leur emploi dans le but de juger des comportements par rapport à une norme. Ainsi, constatera-t-il quelques années après la parution de son ouvrage : on demande à des psychanalystes de se prononcer notamment dans des débats éthiques, ainsi récemment sur les questions du mariage pour tous et de l’homoparenté.
La psychanalyse selon Eribon ne devrait pas être à cet endroit, on devrait aller voir le psychanalyste « quand on ne va pas bien », pour parler de soi. Or on retrouve une psychanalyse qui catégorise, marginalise et discrimine des comportements ne correspondent pas à une norme, s’octroyant la possibilité de définir qui a le droit d’être en couple, qui peut élever des enfants.
L’écriture de ce livre s’inscrit dans le cadre d’une journée d’études sur le thème : « Invitation à parler d’amour ». Eribon y présentait 2 œuvres :
Barthes, Fragments d’un discours amoureux et Foucault La volonté de savoir
Amour universel ou différences dues au contexte social ?
Eribon questionne la possibilité d’un amour universel, détaché des questions de genre, contre le regard de la psychanalyse qui inscrit homosexualité et hétérosexualité dans des cadres fondamentaux. Il remarque qu’à l’inverse de Lacan et Sartre qui, pour des raisons différentes, vont catégoriser les formes d’amour hétéro et homo, Barthes donne une définition d’un amour indéterminé, hors des questions de genre et d’orientation des sujets.
Cette définition s’inscrit dans un contexte de résistance au discours de libération sexuelle et freudo-marxiste du début du 20ème siècle, proche des critiques émises par Foucault dans La volonté de savoir, dans laquelle on retrouve l’idée d’une sexualité comme notion bourgeoise, ainsi que le contrôle et la répression de sexualité du prolétariat.
Barthes met en scène un langage amoureux universel et structural dans lequel il emploie le « je » et le « il » pour parler de soi et de l’autre, l’être aimé. Un « je » et un « il » qui ne sont pas forcément masculins, qui peuvent l’être. Eribon l’approche du discours de Foucault qui lui-même dénonce une certaine science de la sexualité comme « attitude de censure », rencontrant l’attitude « d'affranchissement […] dans le même type de présupposé : le sexe serait cause de tous les phénomènes de notre vie comme il commanderait l'ensemble de l'existence sociale ».
Cette idée rejoint celle, très ancrée dans la psychanalyse classique, d’un inconscient androcentrique, défini par Bourdieu dans La domination masculine, comme l’expression même de l’inconscient des analystes : « On peut se demander si le psychanalyste ne puise pas sans le savoir dans les régions impensées de son inconscient les instruments de pensée qu’il emploie pour penser l’inconscient ».
Si Eribon se demande alors pourquoi tant de personnes queer restent proches de la psychanalyse, il trouve notamment chez Deleuze et Guattari (l’anti Œdipe, 1972) des perspectives de réappropriation et définit ainsi un inconscient comme « production, machine qui se branche sur le monde, histoire géographie, les peuples la guerre... »
Dans cette analyse l’idée de l’inconscient du faire, du transfert social, développé par Hervé Hubert dans la psychanalyse sociale n’est pas loin.
En effet un des principaux reproches d’Eribon à la psychanalyse est qu’elle appelle perversion ce qui n’entre pas dans la norme. Dans le cas de l’amour, la norme est l’hétérosexualité, mais dans une vision bien particulière, être hétéro « comme il faut ». Freud lui-même définissait l’homosexualité comme perversion, toutefois ce terme est à replacer dans un contexte historique, où la notion de perversion permettait d’échapper à la psychiatrie ainsi qu’à la criminalisation. Comme le précisera Eribon citant Freud en le plaçant dans « une époque où les actes sexuels entre personnes du même sexe étaient passibles de peines d’emprisonnement ‘L’homosexuel ne relève pas du tribunal et j’ai même la ferme conviction que les homosexuels ne doivent pas être traités comme des gens malades, car une orientation sexuelle perverse n’est pas une maladie.’ »
Quand on questionne la psychanalyse sur les questions d’homoparentalité, Eribon critique l’idée d’un complexe d’Œdipe, soi-disant plus simple pour une fille qui passe de père à mari, qui est lui-même un père, qui serait complexe pour un garçon. Être père, là est toute la question freudienne : qu’est-ce qu’être un père ? Il faut que quelqu’un puisse répondre « je suis le père », comme si les psychanalystes étaient les seuls habilités à expliquer qui peut être le père.
La psychanalyse se montre critique du mouvement d’affirmation gay, dans sa désignation même d’homosexualité, comme diagnostic, comme objet, pathologisant, les « gay » peuvent être eux (des patients) mais pas être nous (un groupe social).
Eribon explique ainsi la distinction entre amour homo et amour hétéro chez Lacan accompagnée de violence, ce qu’il ne retrouve pas chez Sartre, pour qui la distinction est recontextualisée.
Il n’est nullement question de perversion mais de l’idée que le contexte définit forcément un autre moyen de vivre cet amour, notamment le contexte de répression, le fait de vivre caché.
Eribon accepte cette différence, sans hiérarchie mais estime que définir la personne homosexuelle comme totale conduit à empêcher de voir l’homosexualité comme simple élément de personnalité, et implique un retentissement sur toute chose.
Pourtant un contexte général empli de plusieurs facteurs est à prendre en compte. Le monde affectif selon Sartre n’est pas transcendantal mais historique alors que chez Lacan persistent des structure an-historiques et transcendantales.
Cette dimension pratique renvoie à notre travail de psychanalyse sociale : à partir de la pratique, on peut en effet observer les comportements, des pratiques différentes selon des contextes différents, dans une dynamique transférentielle.
Ainsi se posent certaines questions : s’il n’y avait pas de différences au niveau social, les pratiques homo et hétéro seraient elles différentes ? Il me semble aussi important de prendre en compte le contexte général des personnes, notamment la classe sociale.
Chez Barthes on retrouve donc cette idée d’universalisation, en ce qu’il parle de « je » et « il », sans vraiment déclarer les genres, dans une normativité analytique, inverse de Sartre.
Barthes s’inscrit en opposition avec l’invasion de la psychanalyse dans le corps social.
Dans un contexte où le discours amoureux critiqué et tourné en ridicule par la gauche intellectuelle, qui prône la libération sexuelle, l’amour est « devenu obscène pour cette théorie, au nom d’une autre morale. », là où la psychanalyse re-normalise le discours amoureux, le réduisant à une revendication du couple marié. Au moment de l’écriture du texte, en 77, le couple marié signifiant hétéro, on voit la psychanalyse liée à l’hétérosexualité, au mariage, à la norme. On peut alors questionner la valeur investie dans ce rapport, ce contrat du mariage hétéro-normatif. Construire un couple à l’intérieur d’un système établi ou prôner une libération sexuelle, un refus de l’amour afin de sortir de ces normes ? La libération sexuelle selon Eribon s’inscrit dans une autre norme, un autre schéma d’injonctions. L’amoureux de Barthes est intraitable : il ne se laisse pas faire par la politique, ni traiter par la psychanalyse. Barthes n’analyse pas le discours amoureux, son intérêt va à « ce que dit l’amoureux, pas ce qu’il veut dire ».
Affirmer le discours amoureux : résister à interprétation
Même s’il reconnait les références de Barthes à la psychanalyse, Eribon y voit un moyen de s’en extraire : « il n’est pas certain que Lacan eût apprécié que son œuvre servît à fournir une « psychologie » de l’amour, ou de quoi que ce soit d’autre ! mais c’est bien à cette fin que Barthes utilisait ses concepts. Car il avait à ce moment-là, précise-t-il, besoin d’une « psychologie » pour travailler sur le discours amoureux. »
Le personnage de Barthes parle d’une manière « à la mode », d’où peut être son langage emprunt des termes de la psychanalyse mais en rupture avec cette modernité, qui a un discours injonctif, et empêche l’amoureux d’être ce qu’il est, de vivre comme il l’entend. D’où cette lecture comme geste de contournement de la psychanalyse. Sa manière de réhabiliter le discours amoureux, de donner à l’amour une autre valeur, est révolutionnaire.
Eribon fait le lien avec le livre de Foucault, qui ironise sur le discours de la libération sexuelle, comme concept bourgeois, prétendant définir « la sexualité comme domaine de savoir ». Un domaine réservé à une élite, à des personnes considérées comme intellectuelles, auquel les classes populaires ne vont pas avoir accès, à qui l’on servira le discours hétéronormatif, persistant aujourd’hui, dans lequel on trouvera les injonctions à la parentalité hétérosexuelle, dans lequel on invoquera la psychanalyse pour expliquer qui doit être parent et de quelle manière. On trouvera également dans Retour à Reims, l’illustration d’une injonction sociétale à la masculinité, un déterminisme incitant à perpétuer un schéma, produire, reproduire, se reproduire, qui contrasterait avec une fausse idée de libération sexuelle propre à la bourgeoisie, elle qui n’accepterait l’homosexualité que dans une dimension faussement subversive de remise en question de l’ordre moral, une recherche du plaisir rejetant l’idée de l’amour, utilisant la psychanalyse qui n’a en rien libéré la sexualité en cela qu’elle est incapable de penser l’amour, seulement considéré comme un symptôme.
Barthes ne cherche pas les causes (de l’amour).Pas de pourquoi, le comment suffit. Si son discours amoureux tend vers l’idée du couple, on peut imaginer d’autres structures, structural ne signifiant pas forcément binaire. L’objet de l’amour peut changer mais la force du texte réside dans la possibilité de s’y retrouver quels que soient ses genre et orientation, dans la transcription d’une expérience unique, déjouant la prétention au savoir, rendant possible l’affirmation de l’imaginaire, libéré de sa place lacanienne, coincé entre réel et symbolique. Ici il n’est nul besoin d’analyse pour cet imaginaire, juste l’énoncer.
Eribon trouvera pourtant dans le texte de Barthes des scènes « si typiques d’un couple gay que cela semble de nature à démentir ce que l’auteur nous dit à propos de ‘l’unisexe’ »
S’éloigne-il alors de la notion universelle de l’amour ? Rejoint-il l’idée de Sartre d’une spécificité s’inscrivant dans un contexte historico-social ? Est-ce une manière de promouvoir la différence pour mieux l’effacer, car si chacun est différent, la différence n’existe plus ?
L’histoire même d’Eribon montre que sa manière de vivre son homosexualité est liée à son contexte social : ce transfert de classe qu’il définit, la culture acquise qui lui permet aujourd’hui de s’exprimer en « utilisant le langage de l’oppresseur » dit-il, que certaines critiques lui reprochent, y voyant un mépris pour sa classe d’origine.
C’est pourtant bien dans une critique du déterminisme qu’il aborde les questions d’homophobie à l’intérieur des classes populaires, et dénonce le discours bourgeois empreint de psychanalyse lacanienne et moteur de l’homophobie systémique.
Pour « échapper à la psychanalyse », le transfert social ?
Dans le texte de Foucault, il est moins question d’amour que de corps et de plaisirs. Pour contre attaquer la « science de la sexualité », il évoque l’amitié, plusieurs formes de possibilités relationnelles, n’excluant pas d’ailleurs des schémas relationnels mêlant amitié et sexualité. On y retrouve la découverte du mouvement gay aux USA, dans la description d’un art de soi, une stylisation de l’existence. L’étude de différentes communautés, aussi bien religieuses que philosophiques montre des rapports intenses, différentes formes d’amitiés, sexualités, amours. La critique de ces relations par les psychanalystes, constitue selon Eribon la preuve d’un « diagnostic de la psychanalyse comme verrouillage de l’ordre sexuel. » : Invoquer la psychanalyse et l’ordre symbolique est en effet aujourd’hui plus facile que d’invoquer l’ordre religieux.
Est-il alors possible pour Eribon de voir la psychanalyse autrement… ?
Dans une interview donnée en 2019, il évoque des « Tentatives rares mais qui existent, de rénover la psychanalyse dans un sens non violent… » Mais il pense que la psychanalyse se réfère à des « grilles d’analyse conceptuelle, l’œdipe, le triangle familial, etc. » qu’elle laisse de côté les dimension sociales, politiques historiques » alors que « Souvent on n’est pas nous même déterminés par la famille mais la famille est déterminée par l’ordre social».
Comment lui répondre, avec l’outil du transfert social ? Il est question de replacer tous ces concepts évoqués par Eribon à travers le prisme de la psychanalyse sociale comme nous l’avons montré avec cette lecture.
Si la psychanalyse regarde du côté de l’enfance, pour trouver des anomalies, elles ne sont pas à trouver dans l’idée dogmatique de l’Œdipe, mais bien dans les effets du déterminisme, cités par Eribon. On pourra citer en exemple l’accueil de Retour à Reims par sa famille : Alors qu’il abordait la problématique de la scolarité, il dénonce le fait que les jeunes qui aiment aller à l’école sont en fait ceux qui le peuvent, et qu’on fait dire à nombre de personnes des classes populaires que l’école n’est pas pour elles, car elles n’aimeraient pas y aller. On retrouve l’idée de l’inconscient du faire, qui rejoint ici la notion de déterminisme, constat mal reçu par la famille d’Eribon, estimant que la scolarité fut pour tous une question de choix.
Les sujets n’ont pas conscience du déterminisme, des mouvements sociaux dans lesquels ils sont pris, la société comme verdict que décrit Eribon, est à rapprocher des bases du transfert social, de l’idée qu’un être humain seul n’existe pas. Observer les transferts, voir dans les ressemblances de tout mouvement, tout déplacement, un transfert qui se base sur une remise en question de cet ordre social sacralisé, amène à repenser au regard des contextes actuels ce qui serait normal, ce qui serait pathologique…
Dans le discours d’Eribon, ce qui est la norme de l’ordre moral semble en fait être le pathologique, car c’est ce qui fait souffrir, d’où déplacement, d’où problématique de transfert du social vers le mental, souffrance induite par le social, et inconsciente.On pourrait dire, ce qui est inconscient, parfois c’est d’aller chercher les causes de la souffrance dans le réel… « Faire proliférer différences, libertés, possibilités » dit Eribon, cela ne semble pas contradictoire avec l’apport de la psychanalyse sociale.
Bibliographie
Barthes, R. (1977). Fragments d’un discours amoureux (Collection Tel quel). Éditions du Seuil.
Bourdieu, P. (1998). La Domination masculine (Collection Liber)(First Edition). Seuil.
Eribon, D. (1999). Réflexions sur la question gay (Histoire de la Pensée, Fayard.
Eribon, D. (2002). Comment on s'arrange : Les homosexuels, le couple, la psychanalyse. Cliniques méditerranéennes, no 65(1), 203-219. https://doi.org/10.3917/cm.065.0203
Eribon, D. (2005). Echapper à la psychanalyse, Léo Scheer, éd.
Eribon, D. (2007). L’inconscient des psychanalystes au miroir de l’homosexualité.
http://didiereribon.blogspot.com/2007/09/linconscient-des-psychanalystes-au.html
Eribon, D. (2018). Retour à Reims (Philosophie). Flammarion.
Foucault, M. (1994). Histoire de la sexualité, I : La volonté de savoir (Tel) , Gallimard.
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