Parler de psychiatrie, c'est parler de liberté.
« Parler de psychiatrie, c'est parler de liberté, car, qu'on le veuille ou non, quelque soit les débats qui peuvent et doivent se dérouler à partir de cette proposition fondamentale, la psychiatrie n’existe que du fait que les hommes sont en difficulté sur une problématique de la liberté. »
Il m’a semblé important en ce moment historique si particulier que nous vivons dans le monde occidental de rappeler cette phrase extraite d’un article de Lucien Bonnafé « D’hier et d’aujourd’hui » faisant partie de l’ensemble « Trois fragments sur ‘’ psychiatrie et liberté’’ paru en décembre 1974 dans la revue « Psychiatrie d’aujourd’hui ».
Il a été de mise durant les années 70 d’engager un combat idéologique contre le pouvoir médical ou encore la psychiatrisation. Michel Foucault en a beaucoup parlé, arguant du fait que la caution médicale était donnée à la question des conduites aliénantes.
Ce point de vue foucaldien donne un aperçu partiel de la question qui est beaucoup plus globale et concerne les procédures sociales d’exclusion organisées par une économie politique . Dénoncer le fameux « modèle médical » occulte la nécessaire mise en rapports des faits et des situations qui nait de la démarche dialectique pour appréhender le vivant social et donc politique.
Cette dénonciation rate la question pratique principale qui concerne la puissance du faire dans le social, dans la vie humaine sociale. Le mot « puissance » a souvent été galvaudé par ces mêmes idéologues critiques, qui mettant l’idéologie comme primat dans l’analyse abstraite des situations concrètes, ratent ce fait de langage que le mot « puissance » évoque la force de pouvoir faire, la possibilité de faire. Utiliser le vocabulaire de la contestation seule ne fait pas parler le dialectique matérialiste de Marx et la mise en rapports des faits produits par les humains dans des conditions historiques données. C’est ainsi qu’utiliser un vocabulaire contestataire peut faire fonctionner une langue complice d’un ordre établi. Dénoncer le pouvoir médical comme chose en soi ou la psychiatrisation des êtres humains comme chose en soi porte le danger - dans un transfert de valeurs en miroir - de mettre en valeur le fait qu’il y a un refus ou une incapacité de penser et mettre en pratique une psychiatrie autre que tutélaire. C’est donc faciliter le glissement transférentiel vers l’habitude de la pensée binaire, celle qui se nourrit d’oppositions entre deux pôles sans analyse réelle des contradictions vivantes et concrètes.
Il n’est pas facile de mettre en place une pratique de santé mentale qui ait comme base la réalisation des potentiels inhibés dans les registres de l’émancipation, de la maturation évolutive, de la responsabilité sociale. Cela apparaît souvent comme une utopie que de travailler dans une pratique libératrice puisque la problématique de la « prise en charge » de l’autre en souffrance de liberté est liée - comme le prisonnier peut être pieds et poings liés par un autre multiple - à une demande, plus ou moins déguisée, de « prise en tutelle » dans un monde où les pratiques invalidantes - celles qui invalident la pensée et l’action des humains exploités par un système de propriété privée des moyens de produire l’économie et donc les conditions de vie humaine - règnent de façon impérialiste, c’est-à-dire en s’étendant dans des domaines nouveaux de la vie sociale. Les mécanismes de prise en charge tutélaires et invalidantes se sont ainsi organisées sur fond de développement normatif consensuel cachant et étouffant les contradictions de la vie humaine. Ces deux mots me paraissent importants à mettre au travail « tutélaire » et invalidant » car ils concernent justement la possibilité de faire dans le concret. Le transfert de la politique de soin en santé mentale est aujourd’hui organisé sur ces mécanismes de dépendance à tous les niveaux. Depuis la rencontre soignante en institution jusqu’aux orientations bureaucratiques qui régissent l’organisation et les moyens de pratiquer, en passant par les financements, ces mécanismes de mise en dépendance sont en fonctionnement et ils organisent les pratiques, souvent à notre insu. Ils organisent le transfert social dans le quel nous sommes pris : nécessité d’une tutelle, qui renvoie à la position infantile et à l’autoritarisme, nécessité de la validation / invalidation et de la pension d’invalidité, cette dernière faisant référence à la pension militaire de guerre, notamment la première guerre mondiale capitaliste de 14-18, le passage du Poilu à la Gueule cassée ! Cela n’est pas sans lien avec les transferts concernant la santé mentale qui sont toujours de mise dans les pratiques et théories, le transfert vers le Père et son autorité, transfert vers le défaut du Symbolique et sa réparation, transfert vers le trou du traumatisme.
Il s’agit donc pour reprendre le slogan de l’APPS de « partir d’une autre base » pour construire une autre pratique en santé mentale. Il s’agit de partir de la base de la vie sociale et du transfert social, transfert de valeurs que nous avons élaboré ces dernières années. Ce courant nouveau se distingue de deux courants qui l’ont nourri le temps d’une gestation : la psychiatrie désaliéniste de Lucien Bonaffé d’une part, et la psychanalyse d’autre part. Lucien Bonnafé au moment de la Libération de la barbarie nazie écrivait « Il faut détruire le système asilaire et bâtir son contraire sur ses ruines » L’écueil consiste dans faire le contraire, et son effet de miroir inversé. Il en a fait le constat lui-même en 1981 : « L’idée de psychiatrie de secteur, qui portait au départ les espérances des psychiatres desaliénistes, tend ainsi à s'enfermer dans des institutions, dans des pratiques, dans une idéologie techniciste très conformes aux principes aliénistes » J’ai appris depuis à me méfier du préfixe ’’dé-‘’ qui est en rapport avec un radical, c'est-à-dire une racine. J’ai appris que ce préfixe gardait la même racine, validait la même racine en lisant « L.T.I, La langue du troisième Reich » de Victor Klemperer. De même pour le terme « dé-psychiatrisation » évoqué au début de cet article. Notre courant se distingue de la psychanalyse, et de son application abâtardie dans le collectif de psychothérapie institutionnelle. Il s’en distingue par le refus d’un transfert vers le Un patriarcal, le refus d’assimiler le désir de Freud au désir universel, le refus d’un inconscient des profondeurs, caractéristiques qui ont pu expliquer le qualificatif d’idéologie réactionnaire qui a été accolé à celui de psychanalyse. Il est un fait que par rapport à l’analyse des situations politiques ou bien des collectifs thérapeutiques mis ne place, l’échec est flagrant et les débats chers aux tenants de la psychothérapie institutionnelle sur la philosophie du « pécule du malade » dans ce cadre-là m’ont toujours paru grotesques et ridicules, symptômes des formes tutélaires et invalidantes par excellence.
Partir d’une autre base, c’est partir de la vie sociale vivante, des formes de la vie sociale, de ses transformations et non de la psychopathologie, concept abstrait construit pour assurer une domination sur un humain souffrant trop proche. Partir de la vie, c’est mettre en récit le passage d'une forme à l’autre, de tels rapports sociaux à tels autres, et expliquer un fonctionnement logique. L’important est bien sûr pour nous de travailler « la société comme un organisme vivant, en perpétuel développement », les théories du transfert social et du transfert de valeurs en sont nourries jusqu’à la moelle, cette conception est même notre substantifique moelle pour reprendre l’expression créée par François Rabelais. Et cela est très différent d’une autre prise conceptuelle de la société : « quelque chose de mécaniquement assemblé et permettant ainsi toutes sortes de combinaisons arbitraires des divers éléments sociaux » Cette différence donnée par Lénine en 1894 dans son article « ce que sont les amis du peuple » explique logiquement la séparation entre deux orientations : celle de faire l’analyse concrète de la situation concrète ou bien celle qui se nourrit des abstractions métaphysiques, du primat de l’idéologie, de la transcendance.
Ce sont ces deux axes : idéologie et transcendance qui se glissent dans la deuxième proposition et viennent nourrir comme deux mamelles ce qui entrave les formes émancipatrices de responsabilisation sociale. Il convient de couper ces connexions aliénantes.
Dans un prochain article, nous examinerons donc les conditions pour pratiquer cette mastectomie devenue nécessaire pour les travailleurs de la santé mentale afin d’effectuer une forme nouvelle de pratique concrète en psychiatrie ! Cela nous libérera d’un poids. Première forme de liberté.
Hervé Hubert
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