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Mon père est une lesbienne



©Fernand Leger


« Mon père est une lesbienne » … Cet énoncé de Carole Durand fait titre éclatant, coup de tonnerre dans le ciel serein de l’ordre établi dans la société. Cet ordre s’appelle parfois «  sens commun ».

Ce titre qui provoque un trou dans les références du dit « sens commun » m’a immédiatement fait penser - associations psychanalytiques de la pensée obligent - au souvenir d’un collègue psychiatre qui me déclarait tout de go à la veille de l’an 2000 : « un Homme qui est père de famille et qui veut devenir Lesbienne, vous n’y pensez pas sérieusement mon cher confrère… ».

Je saisissais à cette occasion combien la base de la clinique psychiatrique était bâtie sur un ordre moral et combien la question transsexuelle - dénomination usuelle à l’époque - en pâtissait de façon meurtrière.

Au-delà du médical, c’est bien un ordre hiérarchique social - qui a l’apparence d’un sens commun - que combat avec beaucoup de courage Morgane. Carole Durand le transmet avec talent grâce à une sensibilité forte et prégnante dans la narration romancée d’un drame vécu par une autre femme.

Ce texte est vivant, tissé d’amour et de haine, dénonçant l’ignorance de ceux qui se posent en maîtres du savoir. Amour, haine et ignorance, ces trois passions décrites par Aristote se retrouvent au premier plan du récit.

Il est fait récit d’une vie, de son drame et des significations sociales qui sont produites dans cette vie, par cette vie avec les autres, pour Erwan aussi bien que pour Morgane. Le passage d’ Homme à Femme fascine souvent du fait de l’énigme qu’il sous-tend. Ici il s’agit du passage concret d’Erwan à Morgane, et du témoignage qui fait appel au concret de la transformation. Ce passage n’est donc pas roman à l’eau de rose. La référence poétique à la Matière de Bretagne en est une autre preuve.

Cette métamorphose concrète donne des indices précieux pour celles et ceux qui sont confrontés à la même problématique, portent la même question à l’heure d’internet et des forums.

Le premier enseignement limpide est que la transidentité n’est pas une maladie mais une question sociale. Le social renvoie au socius, c’est à dire à l’autre, à la relation qu’il y a avec un autre, des autres. Le premier groupe social est la famille, et étrangère à la conceptualisation délirante du complexe d’Oedipe selon Freud, Carole Durand analyse avec des mots simples la réalité concrète d’Erwan face au comportement maternel. Ces mots sont très clairement ce qui se transfère de la matérialité des sons, le langage maternel, sur des sensations de corps vécues par l’enfant Erwan. Et ce transfert passe par des images dans le mental. Ce qui fait vivre et vibrer un corps de garçon est écrasé. L’impératif maternel concerne ici l’être au monde de son enfant - « Tu es, tu dois » - et devient diktat tyrannique c’est-à-dire qu’un discours dominant dans la famille, ici la mère, soumet l’enfant à une exigence. L’impérieux, l’impatient, le sans appel, coupe court à toute dialectique, au ternaire, du fait de sa répétition incessante. « Trop de mère » insistait Robert Stoller, psychanalyste américain iconoclaste, dans son célèbre «  Sex and gender ».

Cet événement d’écrasement n’est pas retrouvé dans toutes les problématiques trans, loin s’en faut. Il n’y a pas de modèle transidentitaire ni de modèle de passage d’un état à un autre, ni de modèle de transition. Il y a différentes façons pour un être humain de rentrer dans la transidentité mais la dynamique qui s’instaure a une logique commune et le récit romancé le transmet de façon enseignante. Face à une privation qui fait malêtre et souffrance, un nouage se produit entre des mots, des images et des sensations de corps. Dans le cas présent avoir la forme d’une fille, une sensation de corps de fille doit pouvoir se nouer au mot fille, pouvoir « en être dit » fille dans le social.

Cet énoncé logique paraît simple mais la réalité sociale qu’elle soit en famille, à l’école, au travail suivant les étapes de la vie est généralement conflictuelle. A la privation s’ajoute le conflit. Nous sommes alors sur la scène sociale aves les problématiques du « théâtre du double » et du « théâtre de la cruauté". Cruauté des impératifs sociaux : « Tu as un pénis, tu es un garçon ! » et de la moquerie sociale ; double vie théâtrale entre l’intime et le public : la référence aux conceptions théâtrales d’Antonin Artaud n’est pas surfaite dans le déroulement textuel de la narration produite à partir du témoignage de Morgane.

Pourquoi citer l’auteur du célèbre « Van Gogh, le suicidé de la société » ?

Sans doute parce que Carole Durand exprime un cri de révolte comme le fait Artaud, à la différence sur ce point de protestation qu’il s’agit ici clairement d’un cri de femme. A ce point essentiel de la révolte face à l’injustice et l’insupportable, s’ajoute bien sûr la référence à la psychiatrie faite par Artaud dans son essai. En effet Morgane fait témoignage de sa psychiatrisation et avec elle de chaque personne transidentitaire. La question trans de sociale qu’elle est en son fondement devient problème psychiatrique !

Le second enseignement limpide du récit est ce parcours du combattant encore prégnant aujourd’hui et auquel doit se soumettre tout candidat à la transition. Les faits témoignent d’une période qui n’est pas révolue même s’il peut être repéré grâce aux témoignages - ce livre est un exemple - à la médiatisation, aux combats des personnes trans et de leurs associations que la situation aberrante encore actuelle va être abolie. Dans sa résolution d’avril 2015 le Parlement Européen souligne qu’il ne doit pas être fait obligation de soumettre à un avis psychiatrique un processus de transition. Je citerai : « Les personnes transgenres sont aussi particulièrement exposées au risque de discrimination multiple. Le fait que la situation des personnes transgenres est considérée comme une maladie par des manuels de diagnostic internationaux constitue une atteinte à leur dignité humaine est un obstacle supplémentaire à leur intégration sociale. » De même il est indiqué que « Plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe ont modifié récemment leur législation sur la reconnaissance juridique du genre ou sont en train de le faire. Certaines dispositions sont fondées sur le principe de l’autodétermination et ne requièrent pas de procédures longues et complexes ni la participation de psychiatres ou autres médecins » Le combat de Morgane est en train de trouver légitimité historique.

Ce témoignage narratif et romancé interroge sur une question extrêmement importante qui est celle de l’accompagnement médical dans le processus de transition. Recevant des personne trans depuis plus de 20 ans, j’ai dans ma pratique médicale, en tant que psychiatre et psychanalyste, constamment évolué du fait même que j’apprenais et continue à apprendre de ces rencontres sur la question transidentitaire, c’est-à-dire sur ce qui fait l’identité humaine. J’ai eu la chance que la première personne trans rencontrée, MTF, ait eu le talent pédagogique de me faire saisir comment il s’agissait d’une question de vie ou de mort, et à quel point les théories psychiatriques ou psychanalytiques faisaient fi du meurtre dans la vie sociale. J’ai eu la chance d’approfondir la question soulevée dans le texte de la différence entre identité sexuelle et orientation sexuelle. J’ai la chance de rencontrer des jeunes FTM qui m’éclairent sur l’autodétermination aujourd’hui. Cela a des conséquences sur ma pratique médicale. Le principe d’auto-détermination qui est bien sûr exprimé dans le récit produit par Carole Durand doit faire poser question à l’ensemble du corps médical sur ce qu’implique le légitime principe d’autodétermination. Il s’agit de pouvoir partir d’une base autre et d’élever le débat.

Je rappellerai dans ce contexte, le travail important du philosophe et médecin, Georges Canguilhem sur les questions médicales. Il souligne un point qui fait directement écho à la problématique transidentitaire avec cette phrase : « Par une altération lente du sens de ses objectifs la médecine, de réponse à un appel qu’elle était primitivement, est devenue obéissance à une exigence. »

« Ainsi, la médecine qui est primitivement réponse à un appel émanant d’une personne singulière s’est trouvée déviée par ce qui est devenu obéissance à l’exigence des normes et des protocoles »

Ce qui est affirmé par Georges Canguilhem concerne tous les champs de la médecine et a des conséquences qui peuvent être catastrophiques pour la santé des individus dans les différents champs de la pratique médicale.

Quel est l’appel formulé par les personnes trans à la médecine ? L’appel est celui d’être aidé dans un processus de transition, processus de transition qui est le signe spécifique de leur savoir sur ce qui fabrique leur nouage identitaire entre les mots, les images et les sensations de corps. Dans cette aide figurent les endocrinologues et chirurgiens bien évidemment, des dermatologues ou phoniatres, car ces spécialistes touchent la question du corps et de sa fonctionnalité. Ces derniers spécialistes sont indispensables au processus de transformation dans le concret ce que n’est aucunement le psychiatre. Les psychiatres ne devraient apparaître que dans le cadre d’une demande d’aide faite par les personnes transgenres. De même une aide formulée auprès de psychiatres par les endocrinologues et les chirurgiens en cas de souffrance psychique pourrait être validée. Ces points relevant de la médecine sont à débattre avec les personnes transgenres elles - mêmes. Le savoir transgenre ou transidentitaire est déterminant et il convient de souligner à nouveau l’apport de Georges Canghuillem dans l’affaire concernée. Il indique « C’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non qu’il y a des médecins, que les hommes apprennent d’eux leurs maladies ». Cela peut être étendu au fait social que c’est parce qu’il y des personnes transidentitaires que les médecins qui les rencontrent apprennent d’eux sur les transidentités et cela est un principe à soutenir dans tous les cas comme primordial.

Il me paraît donc très important de formuler qu’il ne doit pas être fait obligation d’entrer dans un processus de transition par la psychiatrie, faute de quoi ce processus devient processus de psychiatrisation d’êtres humains par d’autres êtres humains. Les personnes trans aujourd’hui sont victimes d’une psychiatrisation basée sur des différences, et font paradigme d’une psychiatrisation des différences d’identité humaine entre les êtres humains. Nous devons passer à un droit commun. En France toute personne peut faire appel à un médecin, un psychiatre pour un mal-être psychique , dénouer un problème psychique qui est toujours un problème dans le social. C’est parce qu’il y a des personnes qui se sentent d’un genre ne correspondant pas à leur anatomie qu’il y a un savoir sur la transidentité, que les humains apprennent d’eux les logiques plurielles de leurs passages. Dans la perspective d’une libération, d’une naissance, la rencontre avec un psy - pas forcément médecin - peut donner la possibilité à toute personne de dire son histoire, ses nouages et dé-nouages, le moments d’apparition et de disparition des contraintes, de ce qui pousse vers la vie malgré les contraintes individuelles et sociales, de ce qui inhibe aussi la vie. Il s’agit alors de trouver ensemble une logique dans la vie de l’identité de genre, qui est toujours une identité sociale.

Questions brûlantes qu’éclaire le récit fait par Carole Durand.


Docteur Hervé Hubert

Psychiatre, Psychanalyste

Président de l'association APPS - Ateliers Pratiques de Psychanalyse Sociale (Paris)

Chef de service du Centre Psycho-Médical et Social - Fondation Elan Retrouvé (Paris.)

Docteur en psychanalyse (Paris VIII), Docteur en psychologie (Rennes II )

Ancien expert près la cour d’appel de Rennes de 1994 à 2002.

Psychiatre honoraire des Hôpitaux, ancien chef de service à l’Hôpital Gourmelen (Quimper.)



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