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À propos de l'Idéologie allemande de Karl Marx




Le tome I de L’idéologie allemande écrit par Marx semble au premier regard faire davantage un état des lieux de la philosophie allemande. Il y fait la critique de l'idéalisme des jeunes hégéliens et de l’ouvrage majeur de Stirner, mais, à y regarder de plus près, il nous fournit également des outils précieux pour penser le thème de notre journée de travail: « Que faire avec les contradictions dans le mental ?».


I- Nécessité de partir du "faire" et non de l'idée.


Tout au long de son ouvrage, Marx déplore un phénomène toujours actuel puisque la philosophie s'appuie, aujourd’hui encore, sur l’idée de la chose plutôt que sur sa réalisation (idéalisme versus matérialisme). Cet idéalisme caractérisait déjà l’idéologie allemande au moment où Marx écrit ce livre. Les jeunes-hégéliens constituaient un mouvement de pensée au sein duquel l’idée était première et l’acte secondaire, ce que Marx qualifie, à juste titre, de « dangereux ». En essentialisant les idées, ces philosophes perdent de vue que pour vivre, il faut avant tout « boire, manger, se loger, s’habiller » et que ces difficultés, matérielles, concrètes, sont à l’origine de tous les maux de la société. Les philosophes avaient, jusqu’ici, la mission de penser le monde et de l’éclairer mais ils semblent pourtant ignorer que pour bien penser il est nécessaire de s’intéresser à la réalité effective, celle qui fait souffrir les êtres humains.


Ce "manquement", cette incapacité à voir le monde sans faire abstraction des nécessités premières chez les philosophes a pour effet de scinder l’esprit en deux: une partie souffre mais, comme on ne la connecte pas à la vie matérielle, il est impossible de comprendre d’où vient cette souffrance; une autre partie résiste à la souffrance mais en se plongeant dans une appréhension mystique des idées, digne pour Marx d'une auto-aliénation face à la vie réelle qui est pourtant chargée de produire la conscience.


En adoptant cette façon de penser malgré eux, les individus choisissent de se bercer d’illusions jusqu’à se plonger dans des relations idéalisées en remplaçant dans leur imagination, la production réelle des moyens de vivre et, la vie elle-même, par une production religieuse de conceptions en dehors de la réalité à laquelle ils font face. En se plongeant ainsi "hors du monde" dans le mysticisme, la réalité et les blessures qui y sont liées ne sont plus pensées et l'on se focalise sur des conceptions qui, pour Marx, n’existent pas et n’ont pas de valeur effective. En se privant des moyens de comprendre que ces conceptions sont fausses et coupées du réel, on croit que les idées peuvent apaiser l’esprit, bien qu’en réalité elles ne fassent, au contraire, que le morceler.


Cette idéologie se réduit à une conception fausse de l’histoire. Histoire qui produit pourtant les problèmes vécus et qui, lorsqu'on s’y intéresse, permet de les comprendre, au lieu d'en faire totalement abstraction. Cette production des idées, des représentations et de la conscience dont il est question est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes. Elle est ce qu’il nomme « le langage de la vie réelle ». Les idées ne doivent pas être conçues comme premières au risque de tomber dans un mysticisme total. Au contraire, les idées et les représentations sont produites par la matérialité des besoins sociaux et économiques et c'est en partant de ces réalités premières que l'on comprend leurs origines. C’est pourquoi il est nécessaire de partir non pas des idées mais de la matérialité des besoins liés à la vie humaine, d’autant plus dans le contexte de la période où Marx écrit ce texte.


Le problème est qu’une fois plongé dans le mysticisme par un mécanisme lié à celui du refoulement, on n’arrive plus à s’en extirper parce qu’on a auparavant accepté que ces idées ou créations de l’imagination étaient de la connaissance en vue d’une protection inconsciente. Les personnes qui ont cette conception selon laquelle l’idée précède l’acte restent alors sous l’emprise de l’idéologie pour de mauvaises raisons qu’elles pensent pourtant fondées, alors qu'elles ne font que leur donner l’illusion de la possession de leur conscience. Ces croyances se sont présentées à elles comme naturelles et non construites, ce qui a pour effet de provoquer ce tiraillement interne. Tiraillement interne qui est lié, en réalité, à des souffrances incomprises par soi-même du fait de l’existence de deux volontés. Marx compare cette bataille contre le mysticisme à celle de la révolution française car en effet les individus ne sont pas libres, ils vivent au crochet des illusions provoquées par des blessures dans le réel les poussant à s’auto-aliéner. Ces causes sont nécessairement en lien avec l’histoire, le caractère déterminé des conditions, des rapports sociaux et de la politique ne permettant pas un accès à une forme de liberté. En se laissant aller au mysticisme, les individus pensent regagner une forme de liberté en dehors de toute matérialité. Le danger réside dans le caractère même de cette liberté qu'on pense atteindre alors qu’on ne fait que la perdre en abandonnant la lutte commune pour de meilleures conditions de vie et en se réfugiant autre part que dans la vie-même.


En partant de l’activité réelle et du processus de vie réel, on comprend ce processus vital de protection de la conscience par la formation des idées. Ainsi, toutes les formes de la conscience peuvent être résolues uniquement par la racine de la souffrance présente dans le réel, le renversement pratique des rapports sociaux concrets, d'où provient ensuite seulement, l’idéalisme ne faisant qu’invisibiliser ces souffrances.


II- L’importance d’une dialectique dans la reconquête de ses besoins vitaux.


Pour palier ce problème de dépendance au mysticisme découlant à cette époque de la division du travail, Marx pense une solution qui se situerait dans « l’autre symbolique ». L’autre servirait de miroir à son propre problème qui ne se trouve pas dans le mysticisme, mais dans le réel. C'est seulement avec d’autres individus qu’il découvre les moyens de développer ses facultés et que cette liberté personnelle est donc possible. C’est seulement à partir de là que la conscience est en état de s’émanciper du monde pour passer à la formation de théorie « pure ». À partir de la famille seul rapport social initial ni isolé ni figé, à travers lequel est saisi leur processus de développement réel à partir de conditions déterminées, ils expérimentent la nature qui conditionne leur comportement. Ceci marque la nécessité d’entrer en rapport avec les autres qui nous entourent afin de faire émerger la conscience de la réalité effective.


Cette relation permettant l’émergence d'une conscience est poursuivie ensuite par l'instance du travail au rapport aux autres désigné par Marx comme naturel, régi par une interdépendance. Celle-ci se retrouve dans le geste de reconnaissance au sein de la création du processus productif permettant la conscience de soi d’émerger faisant que chaque nouveau stade de division du travail mettant en relations les personnes sur un processus de production détermine les rapports des individus entre eux et pour soi-même. Le problème est que la division du travail morcèle les individus par l’impossibilité de faire émerger une conscience. Elle est l’empêchement là aussi de cette réalisation et de la mutation de l’esprit provoquant ce tiraillement en deux parties.


Il est pour Marx nécessaire de s'intéresser au contexte et à l’histoire pour comprendre ces maux résultant d’une part de cette division à la fois verticale et horizontale du travail sur une chaine de production. En les séparant des autres dans le processus productif, ils ne peuvent accéder à une forme de reconnaissance de leur être par le biais de leur création dans le réel, voire même se retrouver en concurrence, hostilité créée par cette peur de l’étranger, l’autre étant devenu complètement extérieur à chaque individu. D’autre part, cette isolation provoque un détachement de l'individu lui-même avec sa propre activité. En les dépossédant de leurs moyens de production, ils se retrouvent dépossédés de leur propre conscience. La production se retrouvant morcelée, la conscience le devient elle-aussi et se sème dans sa production par l’absence de reflet d’elle-même. Les prolétaires deviennent alors leur propre instrument et se réduisent à leur production jusqu’à devenir eux même l’objet produit allant jusqu’à se conformer à la fois au rôle d’esclave et de citoyen scindant là aussi l’esprit en deux. Le travail, seul lien qui les unissait encore aux forces productives et à leur propre existence, a fait perdre chez eux toute apparence de manifestation de soi, et ne maintient leur vie qu'en l’étiolant par tous les tiraillements provoqués dans la personnalité par la quête constante d’adaptation.


On pouvait imaginer que la division du travail permettait une indépendance positive mais elle ne fait que séparer l’individu, que ce soit entre les personnes de la ville et de la campagne dans leurs intérêts respectifs, au sein de toutes les branches du travail, entre sphère privée et publique, mais aussi et donc au sein du mental.La famille séparait cependant déjà en deux l’individu entre un intérêt singulier qui lui serait proche et un intérêt collectif résultant d’une dépendance réciproque des individus entre lesquels se partage le travail. Tant que l’intérêt individuel pour le travail comme pour la famille se transforme en collectif, son action se transforme en puissance qui lui est alors étrangère s'opposant à lui et l’asservit, l’universalité n'étant en réalité qu'une forme illusoire de la collectivité.


La solution esquissée par Marx serait alors de pouvoir participer en tant qu’individu grâce au rapport des uns aux autres, dont pourtant les forces se sont détachées provoquant une détérioration psychologique et une abstraction de la vie humaine. Cette réunion ou lien qui leur est étranger avec la division du travail est ce qui permet le libre développement des individus ce qui semble pourtant être contraire à ce qu’on entend par autonomie, mais l’autonomie et l’indépendance sont des concepts bien différents qu’il est devenu intéressant

d’opposer.


Stanislas Merieau


Illustration : Otto Freundlich

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