LIBERTICIDE À DÉVELOPPEMENT DURABLE
L’inconnu du lac plonge dans l’eau qui fait miroir. Ce miroir réfléchit une valeur qui ne s’échange pas, celle qui concerne la question du choix, dont le paradigme est le choix amoureux. Le synopsis du film d’Alain Guiraudie, L’inconnu du lac, le résume de façon limpide « Frank tombe amoureux de Michel , un homme beau, puissant et mortellement dangereux. Frank le sait mais il veut vivre cette passion «
la question du choix échoue toujours sur celle de l’acte qui est à l’écart de la pensée. L’acte est déterminant, il est franchissement, et marque dans la chronologie, un avant, un après. L’acte amoureux qui s’articule et se sépare à la fois avec l’acte sexuel est-il déterminé par une autre histoire, une autre intelligibilité inconnue de la personne qui agit son histoire ? Il n’est pas nécessaire d’explorer les profondeurs de l’inconscient du lac pour répondre « oui" à cette question. La vie courante, celle qui a le naturel d’habiter le langage, comme on habite un logis qui offre l’eau courante, des rapports électriques avec le voisinage et en prime le gaz dont découle la formule conjugale bien connue « il y a de l’eau dans le gaz », cette vie courante donc, flotte bien à la surface de l’être enlacé des entrelacs.
Une autre intelligibilité inconnue de la personne agit son histoire. Dès lors se pose la question de la liberté. Elle fut d’ailleurs posée à travers la volonté de censure et le fait réel de censure qui ont entouré la projection du film en question en certains lieux.
La liberté, dont Paul Eluard a écrit le nom poétiquement d’un trait d’encre lumineuse, prête le flanc, comme concept, à des transcendances parfois fumeuses. Il convient toujours d’examiner la moquette des penseurs avant d’évaluer la pertinence de leurs productions théoriques. Sans doute convient-il ainsi que le conseille Jacques Derrida de parler des libertés plutôt que de la liberté, et mieux encore du qualificatif « libres ». Ce « concret » de la qualité en jeu à chaque situation concrète nous positionne avec ce mot « libre » en prise directe avec ce "qu’on crée" dans une vie.
Le mot est lâché, « vie » qui correspond si bien à celui de "libre liberté ». Qu’est ce qui a poussé certains êtres humains à vouloir censurer un film qui met en histoire un amour gay ? L’atteinte à l’ordre moral porté par les Eglises de tout poil collectif, ou bien les scènes à poil individuelles pour lesquelles fellation, éjaculation, sodomie sont sans doute au rendez-vous de la répression jouissive.
"La liberté ou la mort ! », devise de la république grecque, est souvent le cri jubilatoire clamé face à la censure. Ce cri a sa puissance créatrice mais se heurte au binaire qui l'organise, et la mort est toujours sûre à long terme. Mais c’est bien de mort, de meurtre, qu’il s’agit dans la privation de liberté : privation de dire, de montrer, de jouir de son corps. C’est dans l’entrelacs des mots, des images, des corps que se produit l’infamie du Censeur et sa portée mortifère envers le socius.
Vivre libre est un combat. Les manipulations des contradictions humaines par les tenants de l’ordre moral, tentent de noyer le poisson, pauvre pécheur ! De la "libre association" des travailleurs proposée par Marx à "l’association libre" inventée par Freud, l’histoire en a montré les embuches. La liberté a-t-elle atteint un autre moment que celui de celle du XIXème siècle « Droit de jouir en toute tranquillité de la contingence » ?
L’inconnu du lac est aussi l’inconnu étymologique et lac, qui renvoie à la corde du nouage d’un côté nous pousse aussi vers le trou, le réservoir de l’autre côté. L’entrelacs tient sa signification de cette ambiguïté fondamentale. Face à l’ambiguïté et son instabilité la pente vers la sécurité est souvent de mise pour les humains.
François Châtelet, historien de la philosophie, souligne comment Nietzsche décrypte chez Platon ce qui soutient sa philosophie. Platon produit un discours rationnel unitaire, massif et autoritaire dans le quel l’arrière monde intelligible qui nous gouverne est celui de la sécurité. Ainsi nous est-il proposé de perdre la vie au nom de la sécurité, la sécurité d’être un brave homme ici-bas et dans l’au-delà un élu. On gagne la sécurité mais on perd l’exultation du corps, cette espèce de plaisir-souffrance qu’est la recherche folle, aventureuse, écrit encore Châtelet. La raison est fille de la pulsion nous apprend Freud et Châtelet de ne pas conclure : les pulsions sont libres, il n’y a pas de philosophie de l’histoire. J’ajouterai : sinon le mensonge de la philosophie théologique d'Etat produite par cette philosophie de l’histoire chère à Hegel : « Ainsi soit-il ! »
Hervé Hubert
Article paru dans le webmagazine Corridor Eléphant en octobre 2015
Illustration ©James Ensor
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