Les contradictions dans le mental avec Dostoïevski
Introduction
L’Idiot, publié en 1868, est l’un des plus célèbres romans de l’écrivain russe Fédor Dostoïevski. Dostoïevski considérait qu’il s’agissait de son œuvre la plus complexe. Elle est fortement imprégnée par sa vision du christianisme : un « christianisme originel », centré sur la figure christique prise dans sa dimension sacrificielle et compassionnelle (à rebours des dogmes de l’Église et des conventions sociales). Les personnages centraux du livre sont dépeints comme des personnes aux multiples facettes, profondes et complexes. Leur comportement, leur relation à autrui et à eux-mêmes comportent de nombreuses contradictions et poussées contraires.
Notre choix s’est porté sur cet ouvrage parce qu’il traite de plusieurs problématiques proches de nos préoccupations à l’APPS : le meurtre social, l’exclusion, le dogmatisme religieux et la morale, la place des femmes dans la société, le transfert de valeurs, les poussées contraires qui animent les trajectoires individuelles et leur articulation avec les contradictions du monde social. Nous avons centré notre propos sur l’analyse psycho-sociale de l’enchevêtrement des poussées contraires et des contradictions dans le mental chez les trois personnages centraux de l’ouvrage : le prince Mychkine, Parfène Rogojine et Nastasia Philippovna.
L’intrigue du roman repose en grande partie, sur la relation singulière entre ces trois personnages. Dans un premier temps, une amitié complexe se noue dès le début de l’ouvrage entre le personnage central du roman, le prince Mychkine et Parfène Rogojine. Le personnage de Rogojine est présent tout au long du livre et apparaît comme une sorte de double du prince. Mais un double symétriquement opposé, l’exact contraire du prince, son « négatif », en quelque sorte. Ensuite, ces deux personnages tombent amoureux de la même femme Nastasia Philippovna, ce qui a pour effet de créer un triangle amoureux, dans lequel vont s’insérer les propres contradictions du personnage complexe de Nastasia. Dans un troisième et dernier temps, ces trois personnages vont finir par se réunir dans une scène finale tragique vers laquelle ils semblent irrémédiablement poussés, comme si le contexte social dans lequel ils évoluent les plaçait dans une situation insoluble. Rogojine assassine Nastasia et le prince redevient catatonique, comme il l’était avant le moment où le roman débute.
– Mychkine et Rogojine ou le double en miroir inversé
Rogojine est présent dès les premiers instants du roman, dans le train qui mène le prince en Russie. Il est ensuite omniprésent durant toute l’histoire jusqu’à la scène finale tragique du meurtre de Nastasia. Il est présenté comme une sorte de double du prince en « miroir inversé », c’est-à-dire un renversement symétrique dans le contraire. Leurs personnalités sont opposées point par point, comme dans une figure de style chiasmatique ou AB = BA. L’un est précisément ce que l’autre n’est pas (et inversement). Cette opposition se lit d’emblée dans leur statut social : Mychkine est pauvre. Il ne possède qu’un simple sac, dans lequel sont contenues toutes ses affaires, mais il a quand même un titre de noblesse, puisqu’il est prince (bien que le titre de prince soit très courant à l’époque en Russie). Rogojine en revanche est le riche héritier d’une famille bourgeoise et roturière. Malgré son titre de noblesse, le prince n’a aucun pouvoir, mais Rogojine a des hommes qui travaillent pour lui. Il est connu et reconnu dans la société comme un homme important issu d’une famille importante. Cette opposition se retrouve ensuite dans leur personnalité. Le prince a une personnalité aérienne. Il aborde l’existence avec une naïveté déconcertante, mais aussi une certaine poésie. Rogojine est au contraire un terrien, réaliste, les pieds sur terre. Les deux personnages vont immédiatement être attirés l’un par l’autre, au sein d’une relation d’amitié complexe où les « opposés s’attirent ». L’un a ce que l’autre n’a pas (et inversement).
Rogojine est méprisant, impulsif, emporté, colérique, violent et « ego/centré », alors que le prince parait toujours en retrait. Il est là sans être là. Il existe sans exister, souvent perdu, absorbé dans ses pensées. On ne sait pas trop s’il s’agit de rêveries ou de pensées profondes. Il est aussi altruiste et tourné vers les autres, c’est-à-dire « exo/centré ». Il ne méprise personne, quel que soit son statut social et à un tempérament pacifique. Presque inoffensif, il se moque que l’on se moque de lui, mais peut intervenir avec force si l’on cherche à humilier une personne. Il voit la vie à travers des idéaux et a du mal à cerner la malhonnêteté́ ou les mauvaises intentions d’autrui. Il ne supporte pas les injustices. Ses remarques montrent qu’il peut avoir une analyse fine des caractères des autres personnages.
L’étrangeté du personnage du prince agit comme un révélateur des conventions sociales. Sa bizarrerie, son comportement non conventionnel sont perçus de manière ambivalente par les membres de la haute société qui oscillent entre incompréhension, dédain et reconnaissance d’une certaine noblesse chez lui et de la sincérité de son être. Mychkine est souvent pris pour un idiot, un naïf. Rogojine se moque beaucoup de lui et de sa façon de parler. Le prince essaie d’aider toutes les personnes qu’il rencontre, souvent en réalisant de nombreux sacrifices. Il pardonne toujours les comportements hostiles, méprisants et irrespectueux, notamment ceux de Rogojine qui agit de manière impulsive sans vraiment réfléchir aux conséquences de ses actes. L’un est altruiste et agit au détriment de ses propres intérêts en visant l’idéal absolu, l’autre a un comportement égoïste, impulsif et colérique. Deux positions parallèles qui les mènent vers une fin tragique.
– Le triangle amoureux entre Rogojine, Mychkine et Nastasia Philippovna
L’un des arcs narratifs majeurs du roman est que ces deux opposés — comme l’eau et le feu ou le jour et la nuit — vont se rencontrer dans une sorte de moment qui produit des « étincelles ». Ils vont être, en même temps, fascinés et repoussés l’un par l’autre. Puis, ils vont s’opposer de manière très violente (Rogojine manque de peu de le tuer), pour l’amour d’une même femme, Nastasia Philippovna. Ils finiront par se retrouver dans une scène de communion ou de fusion finale où les deux opposés sont réunis en un seul tout.
La rivalité du triangle amoureux agit donc, dans un deuxième temps, comme un révélateur des contradictions qui les opposent : Rogojine incarne l’amour passionnel, égoïste, aveugle. Il ne peut supporter d’être rejeté au point qu’il ne peut envisager de laisser vivre Nastasia si elle se refuse à lui. Elle est l’objet de sa convoitise et tant qu’il ne la possède pas, il ne trouve pas la paix et vit dans le tourment. Il la suit partout, ne lui laisse aucune liberté. Il la veut toute pour lui et est extrêmement jaloux.
À l’inverse, l’amour du prince est com/passionnel, dans un sens quasi christique. Il est empathique et ressent la souffrance de Nastasia. Nastasia a subi des abus dans sa jeunesse. Elle est orpheline et a été recueillie par un riche bienfaiteur qui convoite sa beauté et en fera son amante, alors qu’elle est encore adolescente. Elle ne peut donc aspirer à avoir une vie sociale conventionnelle et à se marier dans de bonnes conditions à cause de sa réputation de « maîtresse », de « courtisane ». Or, à l’époque, le mariage constituait l’élément central de socialisation des femmes et elle est condamnée à vivre dans les marges et à être vue comme une femme de « mauvaise vie ». Le prince est attiré par elle, parce qu’il ressent aussi cette exclusion sociale du fait de sa propre maladie et de son caractère peu adapté à la vie concrète. En raison, aussi, de son approche idéaliste et absolue de l’existence. Il voudrait la sauver, mais se rend compte, au bout d’un moment, qu’il n’est pas certain d’être amoureux d’elle. Son sentiment envers elle confine à la pitié ce qui a pour effet de rabaisser Nastasia et elle se détourne de lui à plusieurs reprises.
– Marie et Nastasia : deux femmes en proie à la stigmatisation sociale
Ce n’est pas la première fois que le prince cherche à venir en aide à une femme stigmatisée par la société. Au début de l’ouvrage, il fait le récit de sa relation avec Marie, une jeune femme qu’il a rencontrée pendant son séjour de soins en Suisse et qui était rejetée par tous les membres de son village, ainsi que par sa propre mère. Le personnage de Marie montre comment le dogmatisme religieux et la morale collective peuvent avoir un impact délétère sur la vie d’un être qui ne correspond pas à un profil conventionnel et accepté par la communauté du village.
Marie a été violée par un homme inconnu rencontré sur une route. Elle souffre d’une tuberculeuse et elle est marquée physiquement par la maladie. Elle est comme le « bouc émissaire » ou la « victime expiatoire » des habitant.es du village qui rejettent sur elle la responsabilité de son viol et voient les marques physiques de sa maladie comme une raison de plus de la stigmatiser. Son viol la condamne à une « mort sociale » et elle fait en permanence l’objet de moqueries, en particulier de la part des enfants du village qui se révèlent cruels envers elle. Le prince Mychkine essaie de lui venir en aide : en montrant qu’il l’apprécie beaucoup et en expliquant que Marie est une belle personne et qu’elle mérite de l’amour et de la compassion, il parvient à changer le regard des enfants sur elle. En choisissant de faire de Marie sa « semblable » et en lui donnant une place parmi les autres, le prince Mychkine parvient à renverser l’image négative que lui accolent les villageois. Ce comportement « non conventionnel » envers Marie permet de transformer le comportement des enfants et, plus largement, les valeurs de la société dans laquelle elle vit. Le personnage de Marie permet également de nous montrer l’hypocrisie de l’institution et de la morale religieuse, en contradiction avec ses propres principes : au lieu d’être compatissants et de l’aider, les habitant.es la considèrent comme un déchet et la rejettent. Elle n’est vue qu’à travers l’image de son corps abusé.
Le personnage de Marie constitue un écho au sein du roman avec le personnage de Nastasia. Nastasia est convoitée pour sa beauté exceptionnelle. Les hommes la voient comme une femme-objet dont ils veulent faire leur maîtresse et veulent la posséder comme un trophée (elle apparaît d’abord dans le roman à travers un portrait d’elle qui passe de main en main, autrement dit sous la forme d’une image et d’un objet). Alors qu’elle est vue avant tout pour sa beauté et comme une femme de peu de vertu, Nastasia est pourtant aussi une femme forte, intelligente, cultivée et supérieure en bien des points aux hommes qui la convoitent et occupent pourtant des positions élevées dans la société.
Mais elle est aussi fragile en raison du regard que la société porte sur elle et qu’elle a intériorisé. Elle balance entre estime et mésestime de soi et cache des idées noires, derrière sa répartie, sa présence imposante en société et l’éclat de sa beauté et de son charisme. Le prince ne semble pas faire cas des conventions sociales comme si ces dernières lui échappaient, qu’il n’en avait pas conscience ou qu’il s’en moquait. Il voudrait la réhabiliter, la rendre heureuse, effacer son malheur et sa souffrance et la demande en mariage. Nastasia s’enfuit alors qu’ils sont sur le point de se marier et qu’un héritage non attendu a rendu le prince riche. Elle ne veut pas qu’il se sacrifie et gâche sa vie pour elle. Néanmoins, l’amour compassionnel qu’il lui porte la renvoie aussi à son état de femme déchue par la société et elle refuse qu’il la prenne en pitié, car cela la rabaisse et renforce sa souffrance. Ce que le prince a réussi à faire pour Marie ne marchera pas avec Nastasia, il ne parvient pas à la réhabiliter.
Nastasia est entourée par beaucoup d’hommes de la haute société : elle est à la fois valorisée par sa beauté et, en même temps, exclue et privée de la « bonne société » et ne peut prétendre qu’à un statut de courtisane. Cette femme « objet » est désirée par les hommes et en particulier par Rogojine, qui montre son amour passionnel envers elle de manière excessive et brutale. La beauté physique est très valorisée par la société, mais à côté, les femmes sont réduites à des objets sans âme. Abusée durant son enfance, Nastasia est considérée en quelque sorte comme un déchet de la société. Elle lutte en permanence contre cette image véhiculée par les autres. Le prince essaie de la sauver et de lui « redonner » une valeur en l’épousant. Il essaie de changer le regard que portent les autres sur elle, mais cette fois-ci, contrairement au cas de Marie, il échoue ce qui a pour conséquences de pousser Nastasia vers le choix de Rogojine (et donc la mort). Comment expliquer ce choix ? Probablement, parce que Nastasia ne se sent pas écoutée. Elle est aussi parfois violente envers elle-même. Elle porte cette culpabilité d’avoir été abusée : elle choisit une personne violente qui lui semble plus en accord avec son vécu. La position de sauveur du prince, sa compassion et sa pitié ne lui permettent pas d’être à égalité avec lui. Alors, qu’en même temps ce lien demande à Mychkine de réaliser beaucoup de sacrifices qui finiront par déclencher à nouveau sa maladie originelle : l’épilepsie (maladie dont souffrait Dostoïevski lui-même).
– Des personnages en quête d’absolu dans une société corrompue
Chaque personnage est mu par des poussées contraires, des contradictions dans le mental. La relation entre Rogojine et Mychkine oscille entre la rivalité et l’amitié. Si l’un est « idiot » dans le sens étymologique du terme, il est étranger, naïf, ingénu, il méconnaît les normes sociales et les pratiques du monde dans lequel il évolue, l’autre est « aliéné » dans le sens où il ne parvient pas à se contrôler. Il n’est pas maître de lui-même et de ses pulsions. Rogojine est touché par le prince. Il trouve chez lui quelque chose qu’il n’arrive pas à comprendre, son empathie, sa sincérité, son dévouement. Il sent que ça le dépasse, ce qui montre qu’il est un personnage plus complexe qu’il n’y parait. En retour, le prince aime bien Rogojine, car il ressent chez lui cette sensibilité cachée ou brimée. Mais il est aussi effrayé par sa violence qu’il ne parvient pas à comprendre totalement.
Rogojine n’ignore pas les conventions sociales, mais il se conduit en homme de pouvoir, en enfant gâté qui peut se permettre de faire ce qu’il veut, selon son bon plaisir. Il est dominé par ses pulsions, son « animalité » presque. Plusieurs scènes décrivent comment ses coups de colère le transfigurent en animal enragé. Il est incapable de prendre le contrôle de ses émotions, de sa jalousie en particulier. En revanche, le prince ne semble pas avoir intégré les normes sociales. Il est comme un éternel enfant ou adolescent qui refuserait le passage à l’âge adulte et le compromis avec la réalité « telle qu’elle est ». Pour lui, c’est tout ou rien. Il refuse obstinément de tuer en lui une vision absolue de l’existence. Il ne parvient pas à composer avec le réel. Il est désintéressé et poussé par sa représentation idéale du monde et des relations humaines. Il n’est pas fait pour ce monde, il est à côté, en bas ou en haut, mais jamais dedans.
Si le prince se moque des conventions sociales et de l’argent, il a aussi un fort sens de l’honneur qui le pousse à épouser les causes perdues, à vouloir aider ou sauver autrui au mépris de lui-même. Cette conception de la perfection et de l’honneur l’amène à faire des choix impossibles, à prendre des décisions qui le mettent dans des impasses, des contradictions indépassables. Mais cette extraction du monde social qui le caractérise n’est qu’apparente, car on se rend compte qu’il se conforme aux idéaux de la noblesse au sens strict, c’est-à-dire aux idéaux d’intégrité, d’honneur, de sincérité totale, de sacrifice pour une noble cause, etc. Il tient de Don Quichotte et de la figure du Christ en même temps. Ses contradictions le poussent dans l’impasse. Son idéal est un mirage.
Nastasia Philippovna est également un personnage particulièrement mû par des contradictions dans le mental et des poussées contraires dans ses agissements. Elle oscille en permanence dans ces choix, comme dans sa manière de voir l’existence. Elle se marie presque avec Rogojine puis le fuit, puis se marie presque avec Mychkine puis le fuit pour retrouver Rogojine. Sa condition de maîtresse d’un homme riche et puissant en fait une femme brisée, abusée durant son adolescence. La société la voit comme une « moins que rien ». Mais elle a totalement intériorisé ce regard social et va au-devant de lui : elle se condamne plus fortement que la société ne la condamne. Elle est brillante, cultivée, charismatique, sa présence en impose. Elle a beaucoup de répartie, mais elle aussi très dure envers elle-même et semble poussée à s’autodétruire. Elle est parfois très réfléchie et parfois complètement impulsive. Elle peut entrer dans des colères noires, puis se mettre à rire et à plaisanter sur le mode de la dérision, d’un instant à l’autre.
– Le « personnage caché » : le social comme démiurge des destinées
Tout se passe comme si le roman mettait en scène l’influence d’une sorte de « personnage caché » : la société russe elle-même. Le monde social. En dehors de ces trois personnages forts, tous les autres personnages incarnent des figures archétypales de la société russe et paraissent se fondre dans un tout qui incarne la société, ses normes, ses pratiques, ses contraintes et sa corruption. C’est avec ce « personnage » entre guillemets que les caractères forts du prince, de Rogojine et de Nastasia se débattent. C’est lui qui les place dans des contradictions impossibles. Ils détonnent trop dans ce paysage, sont « bigger than life ». Ils sont proprement « romanesques » au milieu d’une société présentée comme terne, basse, vile, vénale. Et cette spécificité les place dans un destin tragique. Comme si le « social » jouait le rôle ici de démiurge qui rejette les personnes inclassables, impossibles à formater. Le social agit ici comme une machine à broyer les êtres inadaptés. Ils sont condamnés d’avance à déchoir, à être rejetés par le corps social, à être jetés et métamorphosés en déchets, comme la confirme le dénouement : le prince redevient catatonique, retourne d’où il vient sans plus reconnaitre personne et reste totalement muet. Rogojine passe du statut de riche héritier à celui de bagnard, de prisonnier, d’être déchu, mis au ban de la société, enfermé. Nastasia, quant à elle, est morte. Sa personnalité hors norme et brillante est perdue. Si dans la tragédie grecque, ce sont les dieux qui se jouent des humains et les condamnent à une implacable destinée tragique, ici c’est la société et ses compromissions qui jouent ce rôle, ou du moins celui que lui fait jouer Dostoïevski…
Conclusion : quel apport de Dostoïevski dans la pratique psycho-sociale ?
La notion de sacrifice et la question du semblable
Chaque grande période de la vie du prince Mychkine est marquée par une tentative de sauvetage des personnes rejetées par la société. Il agit avec compassion sans bornes et beaucoup d’empathie. En même temps, sa propre vie, ses désirs, ses intérêts sont effacés. Il place la valeur du sacrifice au-dessus de tout. Or, ce sacrifice le mène à sa perte et l’exclut de la vie sociale. Dans la pratique psycho-sociale, le sacrifice est fréquemment rencontré et souvent imposé aux personnes par l’idéologie religieuse. Jusqu’où pouvons-nous aller dans l’accompagnement de la personne lorsque nous sommes confrontés à de telles situations ? Est-il légitime de décider à sa place de ce qui est bon ou mauvais pour elle ? Quelle doit être la position du thérapeute ? Le respect de la liberté, des choix de la personne, est central dans l’accompagnement. Le rôle du praticien est d’être à l’écoute du récit que font les personnes des situations concrètes auxquelles elles sont confrontées, sans se référer à des théories abstraites, ni tomber dans la surinterprétation de vécus complexes et nécessairement insaisissables dans leur totalité. Le personnage hors norme du prince Mychkine permet de voir comment le regard qu’il porte sur autrui, sans jugement ni rejet, peut changer le vécu de la personne en souffrance. Son refus des classements et hiérarchies sociales, la manière dont il traite l’autre comme un semblable permet de mettre en valeur la personnalité de Marie et d’engendrer des changements importants dans sa vie, mais le prince échoue avec Nastasia…
La femme-objet et la société moderne
Dostoïevski nous montre comment, dans la société russe du 19e siècle, la valeur des femmes est réduite à la sexualité ou vue à travers le prisme de la morale religieuse. Les victimes de viol et d’abus se retrouvent exclues et rejetées par la société. La sexualité féminine est taboue. Il est interdit de la montrer. Elle est prise en étau par les conventions et normes sociales. La société transfère la faute et la culpabilité du viol sur les personnages de Marie et de Nastasia, leurs émotions, leurs ressentis sont totalement ignorés. Alors qu’elles sont victimes de ces abus, elles contribuent elles-mêmes à endosser la faute et se perçoivent coupables de tout ce qu’elles sont en train de vivre. Cela nous montre à quel point le social peut avoir un impact dans le mental des personnes que nous accueillons en tant que thérapeutes.
Ces deux femmes sont avant tout vues à travers leurs corps et non leur personnalité. La valeur des femmes est réduite à l’apparence physique et à l’état d’objet. Ce phénomène est encore présent aujourd’hui dans le social. Les médias, les publicités donnent à voir une image ultra sexualisée de la féminité et utilisent le corps comme une marchandise, un objet en le séparant de la personnalité. C’est aussi parfois en raison de ces images idéalisées que les femmes d’aujourd’hui peuvent avoir des difficultés à accepter leur propre corps « non idéal ».
Liuba Churyla et Thomas Beaubreuil
Illustration : ©Annette Messager
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