L’institution en négation
Franco Basaglia que l’on peut décrire comme le fondateur du mouvement de la psychiatrie démocratique, ou plutôt d’un mouvement scientifique, idéologique et politique qualifié d’anti-psychiatrique, a illustré à travers son ouvrage « l’institution en négation » les prémices d’une désinstitutionnalisation asilaire, dans l’hôpital psychiatrique de Gorizia en Italie. Afin de mettre en parallèle la situation asilaire en France à cette époque, celle-ci trouvait le même fonctionnement mise à part qu’elle était dirigée par l’Etat, contrairement en Italie, où la plupart des institutions asilaires se trouvaient sous la direction de congrégation catholique. Tony Lainé, grand psychiatre et psychanalyste français a impulsé, sous l’influence de l’action de Basaglia, un cheminement d’ouverture des services psychiatrique en se plaçant dans une démarche politique d’intégration sociale ; démarche contre l’enfermement, principalement pour les enfants psychotiques et autistes.
Pour revenir à cet ouvrage, Franco Basaglia, à travers celui-ci et les témoignages de soignants et de patients nous montre, sans filtre, les conditions de vie ou plutôt de détention de ses hommes et femmes que nous évoquerons sous le terme de « malade », au début des années 1960.
Ces individus, par l’infraction à la norme qu’ils incarnent, sont victimes par la société, qui est pourtant la leur, de répression, d’oppression et de violence. Cependant, leur ressemblance en tant qu’être humain avec les individus jugés comme « normaux » fait naître une ambiguïté au sein des membres de la société. Cela amène à voir ce que l’on pourrait être du fait de notre ressemblance, mais ce que l’on ne souhaite surtout pas être, par les différences. Ambiguïté qui n’est pas tolérable, et qui est transféré au social comme contradiction, représentant ici un Hiatus. Afin d’isoler et de nier cette contradiction, d’un individu déviant vivant parmi ceux jugés « normaux », la médecine a permis de valider scientifiquement « l’infériorité originelle » comme il est dit, à travers le diagnostic, et de déplacer « le malade » à part afin de l’extraire de cette société à laquelle il ne correspond pas et dont il dépasse les barrières sociétales.
La médecine, à cet instant précis, l’assimile à un « objet matériel » ou « objet d’étude » c’est-à-dire comme objet représentant un intérêt notable pour la science. De ce fait, le médecin dans un objectif idéaliste de découverte et de théorisation de la maladie mentale, va venir poser une étiquette au patient, ce qui va objectaliser ce dernier et le rendre produit de la société. Cette vision de l’individu, base de sa déshumanisation radicale, lui fait perdre son identité, il est alors dépourvu de quelconque valeur sociale, uniquement jugé à travers le prisme de la maladie. Le diagnostic pouvant être édicté comme meurtre social de l’individu.
Ces normes scientifiques et sociales qui dictent ce qui est « normal » et ce qui ne l’est pas, sont considérées, par les membres de la société, comme des normes autodéfensives pour se protéger de ce qui fait peur, pour citer : « cette façon de vivre doit être cachée et réprimée ». Cependant cela est tout autre, cette objectalisation permet à la société de tolérer cette ambiguïté en réprimant ce qui est source de contradiction. Tout en permettant de valider, d’accepter la violence exercée pour punir cet individu de « sa déviance ». Le malade par la ségrégation sociale qu’il subit, par la société à laquelle il appartient, est déplacé dans le seul endroit où il a le droit d’exister, car espace construit pour lui, à son unique usage, c’est-à-dire l’institution, se retrouve ici même mystifié par l’objectalisation qui le caractérise.
Nous pouvons dire qu’en allongement du diagnostic, la prise en charge thérapeutique entre dans une mystification du malade, perçu également comme « objet » dénué de valeur individuelle qui lui est propre, mais sous une valeur commune de « malade ». Lors de la rencontre au niveau psychiatrique, de ce corps étiqueté comme tel, nous ne pouvons l’objectiver d’une autre manière qu’à travers la maladie. Dans l’institution, il se trouve alors privé de liberté, son individualité est écrasée et il est dominé par une injonction à l’acceptation de sa condition. Cette oppression sera une nouvelle manière d’exercer de la violence mais de manière effacée. L’acte thérapeutique a donc pour unique objectif de faire accepter à l’individu concerné la position sociale dans laquelle il a été placé, et l’indifférence et la transparence dont il est porteur. Les médecins et autres techniciens de santé ne se trouvent être que les concessionnaires de la violence et la répression que la société refuse comme sienne, car ne représentant que contradiction avec le bien être qu’elle prône.
Le « malade », au début, par ce refus d’être perçu comme tel essaie par des « acting out » de reconquérir son identité perdue. Cependant, le matériel hospitalier ou instrument thérapeutique qui n’est autre que verrous, camisole de force, ou encore ligotage, ne fait que renforcer ces réactions défensives face à cette privation de liberté et cette violence qu’il subit. La protestation n’est-elle pas simplement réactionnelle lors de telles privations ? Le patient n’utilise-t-il pas à ce moment les seules armes qu’il détient, et qu’il lui reste, c’est-à-dire son corps ? De plus, la communication en réponse à la violence dont il fait part ne peut se trouver être d’une autre forme que celle qu’on lui témoigne, donc de l’ordre de l’agir. Bien évidemment, tout événement ou acte associé au patient trouvera son explication scientifique, et sera donc juxtaposé à la maladie et non perçu comme simple réponse d’un homme face à sa condition. Cette validation scientifique permet d’agréer à la vision du malade comme individu dangereux, non adapté à la société. Cela renforce la stigmatisation dont il est en proie.
Dans ce processus l’individu sera contraint, car ne pouvant se vivre autrement, de se percevoir lui-même à travers cette stigmatisation. Ce transfert de valeur de la science à l’institution, l’institution étant définie ici comme « réceptacle de corps qui ne peuvent se vivre », prive l’individu de ce droit d’existence, de cette liberté dont tout humain devrait être pourvue à la naissance, et n’a d’autres attentes pour pouvoir vivre que celle de vivre à travers sa maladie. Le diagnostic amenant donc un réagencement des anneaux Mot-Image-Corps permettant à l’individu de repenser son identité, pour qu’elle fasse sens. Cette identité « d’objet malade », produit de la société, est étiqueté par la valeur du Mot « malade mental », perçu à travers cette valeur image, permettant la réunion de ce corps se vivant sous ce même prisme de valeur.
Il est important de préciser qu’il est mentionné à travers cet ouvrage, que l’on fait état d’une destruction de l’identité et du rôle social de l’individu, uniquement à l’hôpital public. Cet élément qui se trouve être questionnant trouve sa réponse au cours des pages. Comme nous avons pu le voir au cours de cette année par les travaux de l’APPS, les relations sont instaurées sous l’influence de valeur hiérarchique face à une société qui se veut toujours plus efficace et productive. Ici, les relations entre patient et soignant s’établissent sur la même base. Cette valeur sociale que porte l’individu lui attribuera un pouvoir qui sera d’un ordre propre à sa fonction. Comme le dit Basaglia : « le pouvoir et le non-pouvoir sont dissociés de la même manière que l’excluant et l’exclu », il y a donc une division radicale entre celui qui possède et celui qui n’a pas. Plus précisément en termes de possession d’un quelconque pouvoir. Le médecin possédant un pouvoir technique va rencontrer le pouvoir économique du patient, si celui-ci est suffisant cela amènera une relation basée sur une réciprocité, où le patient restera actif de sa condition. Cette relation est nommée par Basaglia de type aristocratique. Elle s’oppose ici radicalement au type de relation mutualiste ou le médecin usera uniquement de son pouvoir arbitraire face à un patient qui ne dispose d’aucun pouvoir, sauf celui de conscience et de maturité qui lui permettent de trouver comme seule issue la contestation du pouvoir arbitraire du médecin grâce à la connaissance de ses droits et de sa position d’individu. Le dernier type de relation décrit ici est dite institutionnelle, elle fait de l’individu un citoyen sans droit. Sa position d’exclu et d’être passif font de sa valeur économique une valeur semblable au pouvoir de décision et de persuasion du médecin concernant son avenir. Une relation où l’absence de symétrie est incontestable et empêche la circulation de valeur vers une garantie de liberté. L’individu n’est-il pas déjà alors exclu en raison de sa valeur sociale dictée par son pouvoir socio-économique avant même d’être catégorisé comme « malade mental » ?
Mais, le problème ne se situe pas uniquement au niveau des hôpitaux psychiatriques, mais l’ensemble des institutions sont concernées : l’école, la maison, la prison. Ce fonctionnement évolue donc au sein d’une société qui répartit les rôles entre différents acteurs, en les désignant comme actifs ou passifs. Cela amène un système d’oppression et de mystification de groupe d’individu. Par exemple, si nous reprenons les exemples de Basaglia, à l’école, l’enfant est dépendant du bon vouloir de l’instituteur, à la maison il sera soumis aux désirs et ambitions non satisfaits de ses parents, et le malade admis à l’hôpital sera sous la merci des sautes d’humeur des médecins.
Cependant, en acceptant ce mandat social, le professionnel devenu concessionnaire de la violence envers les malades, se retrouve lui-même dans une position de passivité face à une société abusive qui se trouve au sommet de la hiérarchie. L’excluant ne se trouve-t-il pas lui-même exclu ?
L’ambiguïté subsiste dans le travail du médecin, étant objectivé à travers une position d’excluant, à laquelle il répond en se protégeant derrière les normes de la science. Il reste sous le pouvoir d’une autorité supérieure qui fait de lui le concessionnaire de sa violence et donc un exclu. Ambiguïté née de la similitude de position qu’il entretient avec le malade dans la passivité face à une autorité supérieure à laquelle le médecin répond en excluant lui-même « l’autre ».
Il y a à ce moment précis une prise de conscience de la contradiction dans sa position face à un individu défini comme « malade » qui jusqu’ici était dissimulée par l’oppression, la répression et la violence exécutée envers lui. Basaglia reconnait la société comme entité responsable du renforcement du « mal » dont souffre ces individus. La mise en avant de cette contradiction jusque-là refoulée permet son dénouage par une négation de l’ensemble du système asilaire, jusque-là mis en place. L’objectif étant de ne plus écarter ses contradictions mais de les vivre dialectiquement, d’accepter ses poussées contraires de vivre de manière passive cette violence exercée auprès d’individus ou refuser toute violence.
Tout d’abord, l’explication psycho-phénoménologique sort l’individu de cette objectalité et le place comme « personne ». À la suite de cela, la révélation du caractère anti thérapeutiques des institutions s’accompagne de la mise en place de la sociothérapie comme choix de voie d’intégration de la libéralisation de l’hôpital psychiatrique. Sociothérapie exercée ici par l’instauration de communauté thérapeutique. L’objectif de cette négation, en passant par la phase transitoire que représente la communauté thérapeutique, est de permettre de nier l’idéologie de la psychiatrie.
Cette négation, dont on doit les prémices à Basaglia, a permis par son double pouvoir intellectuel et manuel de nier l’idéologie de la violence pour en nier également la pratique, afin de faire sortir de l’ombre cette oppression dont sont victimes les « malades ». L’objectif thérapeutique trouve un nouvel élan en permettant une prise de conscience du « malade », de sa condition d’exclu et non plus de l’accepter et de la tolérer. Cet élan vital qui va le saisir et qui est porté par des sentiments agressifs ne sont pas témoins de sa maladie mais simplement de la rencontre avec une réalité invivable en tant « qu’homme », lui permettant de sortir de cette objectalisation en lui rendant son statut d’individu. Nous observons une libéralisation de l’institution qui s’œuvre à travers l’ouverture des services, et principalement l’arrêt de distinction entre malade, soignants et visiteurs. L’objectif étant de nier cette valeur hiérarchique sur laquelle la société s’est construite. Cependant, sans changement profond en dehors du système asilaire, l’exclu restera à cette position dès qu’il franchira les portes de l’institution. Sa valeur sociale ne lui permettant pas d’être perçu autrement que « hors norme ». L’objectif est aujourd’hui de poursuivre cette démystification du « malade » en dehors des portes de l’hôpital psychiatrique et de lui permettre de se vivre non à travers une catégorisation nosographique mais comme simple individu ayant sa place dans la société et de plus une place de valeur.
Iléane Mouton
Illustration : ©Gustave Grau
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