Jeu et réalité – D.W.Winnicott
Donald Woods Winnicott (1896-1971), pédiatre britannique, exerce au Queen's Hospital for Children puis au Paddington Green Children's Hospital, où il reste jusqu'à sa retraite en 1963 et y développe son intérêt pour les aspects psychologiques de la pédiatrie.
En 1923, il entreprend une psychanalyse, discipline dont il fait remonter son intérêt à ses années universitaires, et notamment à sa lecture de L’interprétation des rêves de Freud. Il devient Président de la Société britannique de psychanalyse en 1956, qu’il avait rejointe au sein du groupe des Indépendants, et qui compte des analystes comme Balint, Fairbairn et Little. Ce groupe réunit les psychanalystes qui ne souhaitent s'affilier ni au groupe des partisans de Melanie Klein ni à celui des partisans d'Anna Freud, mais reconnaissaient la valeur des apports des deux groupes.
Résolument « empiriste », Winnicott est allé investiguer là où la psychanalyse ne s’était selon lui pas aventurée jusque-là. Il prend acte des héritages théoriques mais propose avant tout des élaborations pragmatiques permettant des applications concrètes de ses idées, qu’il transmet de façon particulièrement didactique. C’est notamment ce qui marque dans l’un de ses ouvrages majeurs, Jeu et réalité, l’espace potentiel, nourri de nombreuses indications de lecture : « Thèse / Argumentation / Illustration clinique / Résumé »…
« Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », l’article princeps
En 1951, Winnicott fait paraître un article dans lequel il expose, sur la base de ses observations cliniques, le rôle pour le petit enfant de l’objet dit « transitionnel », première possession, donc premier objet « non-moi ». L’article sera repris en ouverture de l’ouvrage Jeu et réalité vingt ans plus tard, assorti de notes de l’auteur, et introduit par une préface de J.B. Pontalis, insistant sur le « contresens » dans la façon dont l’article aurait été reçu : ce qui compte, ce n’est pas la nécessité du « doudou », auquel la notion a souvent été réduite alors, mais bien sa transitionnalité.
Intermédiaire entre objet externe (comme le sein de la mère) et objet interne (comme le sein, mais magiquement introjecté), l’objet transitionnel - et les phénomènes associés – constituent la base de l’illusion qui est à la racine de l’initiation de l’expérience. En effet, par la capacité particulière de la mère à s’adapter aux besoins de son bébé, celui-ci pourra avoir pour la première fois l’illusion que ce qu’il créé existe réellement.
L’objet transitionnel, « créé – trouvé », sera en général progressivement désinvesti, - « détruit » - en particulier quand se développeront les intérêts culturels de l’enfant. La relation à ce premier objet constituera la base de « l’aire intermédiaire d’expérience », espace transitionnel dans lequel s’enracineront les différents processus créatifs de l’enfant puis de l’adulte au sein de son environnement.
Le rôle du jeu
Précisons l’apport particulier de Winnicott sur le jeu, qui se distingue notamment de la pensée de Mélanie Klein. Pour celle-ci, observer le jeu du petit enfant renseigne sur les moyens d’accès aux représentations internes, symboliques de celui-ci. Dans le cadre d’un transfert, elle y voit la mise en scène des tensions psychiques de l’enfant, sur le modèle des cures analytiques des patients adultes.
Chez Winnicott, le jeu est certes une médiation, mais il est aussi un processus thérapeutique en lui-même. Il n’est plus uniquement un contenu permettant d’accéder à l’inconscient, mais également un contenant, par lequel le moi se forge petit à petit : le jeu est ainsi pour l’auteur au cœur de la constitution de la personnalité. Il est une façon de s’approprier progressivement la réalité.
En grandissant, l’enfant passe du « play » - processus « libre et gratuit » dans lequel il se créé ses propres règles - au « game » - dans lequel il « joue » avec les autres, en particulier dans l’univers culturel interpersonnel, hautement codifié. Il est intéressant de noter que dans la version originale, le terme de « Jeu » est utilisé dans sa forme gérondive – « playing », mettant bien l’accent sur l’expérience vécue et ouvrant vers l’idée d’interaction. En effet, même dans le « game », on peut penser que les règles imaginées par le petit enfant guident par principe un simulacre de relation.
De la créativité dans le jeu à la création de soi
Le jeu s’inscrit ainsi en lien le développement d’un « espace potentiel », nécessitant une dose de magie et d’omnipotence. En grandissant, le jeu de l’enfant évolue dans un monde de réalités partagées, dans lequel l’objet est placé en dehors de soi, au fur et à mesure que l’enfant crée les limites de son moi.
Cette maturation est possible par le biais d’un sentiment de confiance, en s’en remettant à la figure maternelle et à l’environnement. Cette figure peut être mise en lien avec celle de « la mère suffisamment bonne », que Winnicott développera à partir de 1953 : c’est celle qui sait donner des réponses équilibrées aux besoins du nourrisson, ni trop, ni trop peu.
Elle sait contenir les angoisses de celui-ci, mais sans combler entièrement le sentiment de manque essentiel à la constitution du moi, permettant ainsi l’identification du moi comme différencié de la mère : elle augmente petit à petit l’espace entre elle et le bébé – en différant ses réponses par exemple – permettant la croissance de cet espace potentiel pour l’enfant qui, pour Winnicott, possède une tendance innée à se développer jusqu’à devenir une personne totale, saine.
Un modèle pour la relation psychothérapeutique
C’est sur la base de ce modèle mère-enfant que Winnicott pensera, durant tout son cheminement de pensée, la relation entre le thérapeute et son patient, permettant ainsi la croissance de l’espace psychique de ce dernier.
Il souligne les aspects communs de leur fonction, fondée pour l’un et l’autre sur la confiance et la fiabilité. Par leur fonction de miroir et de soutien, mère et thérapeute participent à la poursuite du même objectif, pour l’enfant et le patient : le passage de la dépendance à l’autonomie, l’accession à la capacité de « jouer » avec l’autre dans son environnement, grâce à la maturation du moi permise par un étayage de la créativité. Cela permet au sujet de passer d’un espace « transitionnel » à un espace « potentiel », dans la vie comme dans la cure. L’auteur soulignera ainsi l’importance de ces lieux psychiques particuliers, proposant comme une nouvelle topique.
Tout au long de sa pratique clinique, Winnicott travaillera ainsi à pallier aux failles du développement affectif de ses patients, reflétées dans leur rapport à leur environnement, témoignant de discontinuités dans le soin reçu dès leur plus jeune âge. Dès 1939, Winnicott se rapprochera de Bowlby, psychiatre et psychanalyste spécialiste des théories de l’attachement, mettant l’accent sur l’importance des relations, plus que sur les motions pulsionnelles à l’œuvre.Un aparté vers la notion de destructivité
Dans la croissance du petit enfant comme dans l’évolution du sujet adulte, le jeu supporte également en lui un paradoxe : dans la cour de récréation comme dans les lieux où se déploient la vie culturelle, la possibilité du jeu est sous-tendue par une attitude sociale positive envers celui-ci.
S’il est arrêté, refusé, ou même s’il est en lui-même « dévié », le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant.
Il en va ainsi de la menace pesant sur l’avenir, repérée dans la clinique de Winnicott, qui soulignera, en 1975, la « crainte de l’effondrement », pouvant s’illustrer dans l’émergence de certains symptômes. Pour l’auteur, cette crainte porterait en réalité non pas sur un « à-venir », mais sur quelque chose qui a en fait déjà eu lieu dans le passé, mais sans trouver d’espace psychique où se déposer : quelque chose a eu lieu qui n’a pas de lieu. Ainsi, une patiente lui dira : « tout ce que j’ai, c’est ce que je n’ai pas ».
En guise d’illustration…
Ce dernier point, plus tardif dans l’œuvre de l’auteur, et qui aura inspiré les travaux ultérieurs d’auteurs comme André Green, ne saurait masquer l’apport principal de l’œuvre de Winnicott, à savoir la notion de transitionnalité, que ce soit au sein de la relation mère-enfant que de sa transposition dans la relation thérapeutique, et de son importance dans la constitution de l’individu en rapport avec son environnement.
Dans sa préface à l’ouvrage, J.-B. Pontalis écrit ainsi : « l’espace potentiel qu’il évoque […] nous rend sensible à une réalité que nous percevons le plus souvent par défaut. Un lien se crée avec l’auteur, promesse renouvelée, et tenue, d’une rencontre. Il nous reste à ne pas la manquer ».
Pour illustrer l’héritage de Winnicott, qui voulait avant toute chose transmettre ses réflexions et les illustrer en dispositifs cliniques, nous présenterons la mise en pratique qui en a été faite dans l’École expérimentale de Bonneuil, illustrant ainsi la préface écrite par l’auteur de Jeu et Réalité :
« A mes patients, qui ont payé pour m’instruire »
Laure Barillon
Illustration : Jérôme Bosch
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