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De « Beau de l’air » à « Belle fait gore »


Cette formule : De « Beau de l’air » à « Belle fait gore » a pour fonction de tenter un travail sur la formulation d’une question concernant le rapport de l’éthique et de l’esthétique. Ce petit texte en est un modeste préliminaire.

Je souhaite simplement souligner l’importance dans les rapports humains de la formulation d’un dire. Marx l’indique très vite dans sa philosophie : « La réponse est dans la formulation de la question »

La pratique de la formulation concerne au plus haut point la poésie et donc Baudelaire. Comment commence l’acte de création poétique ? Justement par cette question de la forme si chère à Antonin Artaud lorsqu’il évoque son acte de création poétique dans sa correspondance le 5 juin 1923 à l’éditeur de la NRF, Jacques Rivière. Face à sa privation de pensée, il saisit une forme : « Ma pensée m’abandonne, à tous les degrés. depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée »1

A suivre cette supposition de savoir, l’esthétique d’une création retrouve sa naissance étymologique, aistthêtikos signifie en effet «  qui a la faculté de sentir, perceptible, sensible »

Il s’agirait donc bien, dans l’acte de création, de faire un nouage concret entre la forme et la sensation. Dans l’art poétique cela ne peut passer que par une pratique d’un dire dans une dialectique avec l’écrit. Une fois la forme saisie, elle doit passer par la voix et l’acte de dire pour provoquer sensation.

Je formule à partir de ce dernier point, la supposition de l’effet du Nom propre dans la création du poète. Antonin Artaud insiste sur la première syllabe de son nom ART avant de signer Antonin Nalpas puis Artaud le Mômo, et enfin crier ce qu’il a entendu crier du gouffre, « les syllabes du vocable « AR-TAU »

Une interrogation persiste concernant Charles Baudelaire : Est ce que « l’air beau » ou « le beau de l’air » l’ont fait triper sur le beau jusqu’à aller à mettre en lien le beau, le bien et donc le mal ? »

Cela serait peut-être à mettre en lien avec le fait historique que son oeuvre poétique a débuté dans le cadre d’un transfert envers sa mère : il lui a en effet adressé ses premiers poèmes écrits avec des fleurs….

Cette proposition de lecture de l’oeuvre des « Fleurs du mal » pourrait faire croire à la construction atypique d’un mythe oedipien par son interrogation concernant la conjonction d’un patronyme paternel à un désir maternel, ou encore à une dé-construction issue de l’influence de Derrida. Cela n’est pas mon orientation qui part du besoin d’une pensée autre, d’une pensée qui part de la rencontre avec un autre qui n’est pas le semblable mais radicalement différent : l’invraisemblable. Dès lors ne valent nul classicisme de la raison fut-elle psychanalytique, nulle analyse dé-constructiviste d’une base, fut-elle déridienne. La base est autre, radicalement autre.

Cette proposition de lecture n’est pas une lecture de textes mais l’analyse critique d’une production dans son rapport à la vérité qui n’est jamais toute, mais toujours en rapport avec les fonctions du masque et de la faute.

En effet, si Baudelaire introduit une nouvelle esthétique qui inspirera notamment Rimbaud, et fait nouage étrange entre la vue d’une réalité crue et une beauté ineffable, cette poésie nouvelle reste marquée par la transcendance et la souffrance comme question, reste dans l’expression baudelairienne totalement en rapport avec la vision chrétienne de l’expiation d’une faute. Le nouage esthétique qui lie la forme et la sensation se fait sous cet empire particulier d’un Dieu qui raccorde le fait humain de jouissance à l’expiation d’une faute. La mise en tension avec Marx philosophe indiquant que « la souffrance de l’homme est une jouissance que l’homme a de soi » serait des plus pertinentes pour lever le voile religieux et attraper l’immanence de la vie humaine.

Lacan dans le séminaire « Les non-dupes errent » le 12 mars 1974 lève ce même voile sur le rapport du Beau et de la mort, soulignant  que la mort n’est pas à la portée du vrai mais à la portée du Beau : « (…) Pour avoir affaire à la mort, ça ne se passe qu’avec le Beau, là où ça fait touche »

La question du Beau fait touche avec la mort, dans le nouage qui fait l’identité humaine : noeud entre le corps, l’image et les mots.

C’est sans doute ici le point d’articulation important avec la « Belle fait gore » La mort qui obsède Baudelaire dans ses poésies prend une autre dimension. La valeur du sang circule autrement. Cela est évidemment la conséquence de la différence entre l’art poétique qui articule l’écrit et la jouissance de la voix, le dire d’un côté et l’art cinématographique qui articule dans un mouvement le primat du visuel, de l’oeil, du regard, du scopique avec les effets sonores, de l’autre. Gore dans son étymologie historique renvoie à la fois au sang versé sur le champ de bataille, à la saleté, à la souillure, au déchet. Cette « esthétique du sang » pour reprendre l’expression de Philippe Roulier serait née avec le film Blood feast de Herschell Gordon Lewis en 1963. D’après l’auteur du film cette création viendrait en réponse à l’ennui face aux productions cinématographiques de l’époque. Il s’agirait donc de provoquer chez le spectateur un plus libidinal, un plus-de-jouir dans la circulation mise en mouvement d’images. Faire gicler le sang, fixer le sang, choquer, écoeurer sont les motifs concrets donner en pâture pour une offrande obscure à l’oeil.

Cela met en scène un « semblant de semblant » de décapitation, castration et autres mutilations et interroge le rapport à notre réel actuel dans les civilisations monothéistes.

La première guerre mondiale du fait même du développement des technologies scientifiques a ouvert un nouveau champ à la barbarie, et l’art cinématographique a parfois tenté de le subvertir. Quelques productions ont montré les défigurations et mutilations issues de la « Grande guerre ».

Il est également frappant de voir la coïncidence de dates entre l’apparition de l’esthétique des films gore et le début de la guerre du Viet-Nam.

Ces différents points mériteraient d’être déployés plus longuement. Belphégor est le démon qui prenant souvent un corps de jeune femme, séduit ses victimes en leur inspirant des découvertes et des inventions destinées à les enrichir. Le rapport entre une civilisation monothéiste fondée sur les valeurs des marchandises et de l’argent, et la séduction médiatique interroge là encore le primat de la pulsion regard, de l’oeil et de l’image.

Ce qui apparaît masqué dans la poésie de Baudelaire, l’image, est désormais au premier plan dans l’esthétique gore comme dans la vie quotidienne. Cette image du sang dont la fonction n’est plus obligatoirement sacrificielle nous permettra peut-être d’avancer dans une question fondamentale posée par Freud, celle du meurtre, ou pour reprendre le philosophe François Châtelet : « A l’origine de la civilisation, on pourrait dire aussi bien du pouvoir, de l’activité politique, notait Totem et Tabou, il y a un meurtre, origine de l’alliance des meurtriers et de leur commun remords »2

Cette image du sang permettra peut-être de quitter une politique de la transcendance pour une politique de l’immanence.

Cette avancée éthique ne peut se faire que par la pratique de la poésie dans le champ social, la conjonction de la poésie avec l’art cinématographique autant qu’avec le politique si ce dernier arrivait à devenir un art.


Hervé Hubert

Article paru dans la revue Niepcebook en 2016


1 Antonin Artaud, Oeuvres complètes I*, NRF Gallimard, Paris, 1984, p. 24

2 François Châtelet, Une théorie de la civilisation in L’apathie libérale avancée et autres textes critiques, Le Seuil, Paris, 2015, p. 215


Illustration : ©Magritte

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