Champ et contre champ : Des faits, à la diversion.
Eisenstein, voici ce dont je me souviens : 2 photogrammes.
Sur le premier, une femme pleure, elle semble désemparée.
Sur le second, un contenant, qui ressemble à un bol de soupe vide.
Son visage, c’est le champ, l’humanité.
Le cadre est serré, mais malgré tout, son visage, c’est celui du peuple.
Le bol vide c’est son contre champ, la perspective.
Elle a faim. Ce qui peut aussi vouloir dire : On a faim pour toi, on a faim avec toi, on a faim ensemble.
Déjà un siècle et Eisenstein s’empare du cinématographe pour faire dialoguer le fond et la forme. Dialectique nécessaire pour penser, et montrer.
Scorsese à bien retenu la leçon, un de ses plus beau champ et contre champ, est dans Taxi Driver (1976). Un plan, champ sur Travis Bickle, le personnage principal, ancien marine, devenu insomniaque et solitaire, son regard semble perdu, comme figé dans l’instant. Comme la femme chez Eisenstein.
Contre champ une plongée en mouvement saisissante sur un verre dont l’eau est ultra effervescente, suite au contact avec un comprimé d’aspirine.
Le visage, le mental, pour le champ et ça va péter dans le contre champ.
Dans le premier plan, saisi dans sa simplicité, c’est la pensée, le constat.
Dans l’autre c’est le processus qui va s’enclencher, la mise en route, l’action.
1925, retour sur Eisenstein, Le cuirassé Potemkine.
Une femme gravit les marches d’immenses escaliers. Elle défie le pouvoir, l’ombre du pouvoir est écrasant sur elle et sur toute la plateforme autour d’elle.
De là, sur la dalle, elle se fait dominer, brutaliser, renverser. Le pouvoir écrase le peuple, toujours avec un champ puis un contre-champ. Un plan en plongé, puis un plan en contre plongée. Contre plongée sur le pouvoir, contre plongée pour montrer ce qu’il crée à l’intérieur du mental, à l’intérieur du corps. Et plongée sur le visage de cette femme qui tient un enfant dans ses bras. Plongée pour montrer l’affront, la révolte en marche.
Des ombres projetées dominent son corps.
L’ombre du pouvoir veut faire peur au peuple.
Une synthèse terrible, une logique aussi implacable que ce dont exprime Marx dans ses Écrits philosophiques, sur la mécanique du capital au chapitre 12 : Le travail aliéné (1) (1844).
Il y a une sensation vertigineuse aujourd’hui. Un sentiment maintenant qu’il manque un contre champ, ou que lorsqu’il est suivi, ce champ, son contre champ est contradictoire avec la lutte. Ce contre champ créer du flou de la confusion, il ne s’agit plus de penser le peuple face au système de domination social, mais d’exposer le peuple en le discréditant. Comme si ces 2 images, le champ et le contre champ n’avaient qu’un rôle de contradiction, de ne pas penser. Une voie sans issue.
La colère ne dialogue plus, puisque le capitalisme cloisonne, sépare. Il ordonne, par l’illusion, que la parole est possible. Que la parole et les luttes sont libérées, que le droit à la dignité existe. Il créer une confusion entre le droit à l’exploitation et la possibilité de libérer la parole, puisque la parole libérée profitera aux changements nécessaires pour accélérer le profit et orienter d’autant mieux ce qui est déjà en marche. Est-ce une façon de fabriquer artificiellement des capsules de contestation, des petits feux, contre feux, pour ne surtout pas rêver au sens commun : La commune, la communauté. Lutter ensemble.
Cette démarche semble d’autant plus biaisée puisque la lutte n’est semble t’il qu’individuelle. Le champ du libéralisme ce serait en image un plan de manifestation, son contre champ la plénitude des plaines et des maisons, le confort apparent.
Le contre champ est une Image mensongère, une image maquillée, une image manquante.
Est-ce là, une contradiction nécessaire à l’évolution du monde bourgeois ?
L’image qui suit ne prend pas en compte le caractère social, la lutte des classes. Elle semble depuis des années l’avoir refoulée.
Ne pas la regarder en face.
Depuis, sont apparues des revendications isolées, anecdotisées, qui ne prennent plus en compte l’injustice sociale. Cela se traduit-il par une illusion d’émancipation personnelle, entendons enrichissement personnel, et non émancipation collective. Rejouer la domination à partir de sa petite lucarne. Une fenêtre de tir.
Là où 2 photogrammes chez Eisenstein font révolution dans le mental, ici la pensée est braquée dans la tête, comme le dit l’expression tuer dans l’œuf.
Revenir à cela pour regarder les perspectives possibles mais surtout rendre possible le retournement. Être incisif, rester radical, devenir ouvert. Car ce que nous montre Eisenstein, c’est que l’analyse précède l’action.
Être au sens de devenir.
Champ, puis contre champ.
Le contre champ c’est la complexité.
Soufiane Adel
(1) Le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production croit en puissance et en volume. Le travailleur devient une marchandise d’autant plus vile qu’il crée davantage de marchandises. La dévalorisation du monde des hommes augmente en raison directe de la valorisation du monde des choses.
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