Antonin Artaud : Van Gogh le suicidé de la société. Édition Allia 2019.
Antonin Artaud, de sa plume, forgée par son expérience de “redressement de sa poésie” selon le psychiatre Gaston FERDIÈRE, médecin chef de l’asile de Rodez, défend et soutient la thèse, dans cet ouvrage, du génie extra lucide plutôt que du délire pathologique, de Vincent Van Gogh.
Ainsi son vécu d’ancien interné asilaire, et ce, pendant neuf ans où il traverse les affres des électrochocs, va le pousser à prendre fait et cause pour les œuvres et l’artiste lui-même, lors de la rétrospective Vincent Van Gogh organisée au musée de l’Orangerie à Paris de janvier à Mars 1947. Et c’est en réaction au diagnostic du psychiatre François Joachim-Beer paru dans la revue Arts du 31 Janvier 1947, présentant Vincent Van Gogh comme un peintre de génie atteint de Psychopathie Constitutionnelle qu’Antonin va écrire ce livre. Il va le faire comme un frère, en réponse au défaut d’attention et de compréhension du propre frère de Vincent, Théo, qui n’a su voir que les hallucinations et non les éclairs de conscience de Vincent.
Je vous propose de cheminer par et avec cette fraternité de souffrance dans l’empêchement de dire certaines vérités, puis par et avec cette fraternité d’artiste dans l’engagement jusqu’au corps de chair pour conclure par et avec la fraternité de lucidité répondant au “Qui je suis ?” Et au “Ce que je suis” ? de tout quêteur humain.
Antonin et Vincent, frères de souffrance.
Antonin reste subjugué par l’autoportrait au chapeau mou de Vincent qu’il décrit comme “face de boucher” dont le regard met à nu telle une apocalypse (Apo-Kalupsis) et descelle l’âme. Cette capacité du regard à transpercer, caractérise le travail de conscience dont Artaud retrouve l’empreinte chez le philosophe Nietzche1. C’est d’ailleurs cette “conscience qui travaille” que les psychiatres et la société prennent pour du délire2. Elle est pourtant immunité contre les abjections de ce monde comme la magie noire qui regorge dans les asiles, l’érotomanie des psychiatres, les mauvais esprits, la sexualité, l’agressivité venimeuse, le conformisme institutionnel et bourgeois du second empire... Au point que pour tenir dans ce monde de noirceur et maintenir la conscience au travail, certains, comme Vincent, mais aussi Baudelaire, Edgar Poe, Gérard de Nerval...préfèrent devenir des “aliénés authentiques” plutôt que d’arrêter ce travail de conscience et s’abaisser au marasme du monde.
C’est ainsi qu’Antonin Artaud reprend les événements principaux de la vie de Van Gogh et en retourne les points qui connectent avec leur lecture psychiatrique pour les déconnecter de la pathologie et les remettre dans le circuit dynamique d’une conscience fébrile, convulsionnante, oscillante, qui cherche. Pour ce faire, il les renomme et les requalifie. Que Van Gogh se promène la nuit avec des bougies sur un chapeau pour peindre dans la nuit sombre, quoi de plus pratique ; qu’il se brûle la main au-dessus d’une lampe après avoir été éconduit par sa cousine, quoi de plus engageant ; qu’il se coupe le lobe de l’oreille gauche, après une forte dispute, le 23 Décembre 1888, avec Gauguin pour retrouver le silence de ses créations quoi de plus cohérent. L’artiste par ses agir souligne combien le travail de conscience contraint jusqu’au corps de chair et pose l’énigme de la prédominance de la chair ou de l’esprit sur le corps3 .Quête de tout être humain digne de ce nom, selon Artaud, qui lui-même chercha si le corps n’était qu’organique ? Ainsi les frères de souffrance deviennent frères de quête dans l’expérimentation du langage de chair par la plume comme par le pinceau.
Antonin et Vincent, frères artistes.
Par cette fulgurance du regard et l’engagement de leur être tout entier à leur art, Antonin et Vincent vont limer les barreaux de l’existence, de la cage du monde. Quand l’un cisèle par “ le cru et le cuit” de la langue, l’autre taille à la serpe des portraits d’âmes dénudées, pour rester des athanors vivants du verbe et mettre la chair à l’épreuve de la force des poussées contraires. La recherche du juste, dans leur art respectif est métronome de leur faire comme de leur être. Vincent dans le “trait juste” et la “couleur juste”4 peint sans dépasser le motif (fauteuil de Gauguin, chambre de Vincent, café de nuit, champ de blé, tournesols...) tout en invitant et conduisant le regard de l’observateur à s’émanciper de la représentation vers un au-delà. Au-delà, qu’il a su sculpter par la fonction même de dessiner5 et du travail de conscience qui en résulte. Lucidité supérieure où l’être et le vivre, donc le faire de l’être, sont extraits de la gangue de l’existence.
Antonin et Vincent, frères de lucidité.
Antonin, dans cet écrit, reflet du parcours philosophique de l’œuvre de Vincent, nous montre un itinéraire possible pour plutôt que de se contenter d’exister, mettre notre conscience au travail afin de nous déconnecter des formes valeurs sclérosantes de l’existence pour nous connecter aux formes valeurs émancipatrices du vivre, de l’être. Ce sont les formes valeurs réificatrices qui se font dogmes et préjugés, voir idéologie, pour décider de l’intégration ou non d’un sujet dans la société de masse à la conscience malade. C’est au nom de ces conformismes construits et idéologisés que la personne est suicidée ou empêchée de révéler quelques vérités pour avoir osé braver les limites de l’existence de la chair en cherchant et en trouvant la réponse à qui je suis ? Et à ce que je suis ? Car “Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer”6.
Cécile Tranier
Bibliographie:
Articles du Docteur Hervé Hubert:
Ingo F. Walther : Le Musée du Monde, Van Gogh.
Série 4, numéro 8 – 14 Janvier 2006
Van Gogh/Artaud : “Le suicidé de la société”
Exposition au Musée d’Orsay du 11 Mars au 6 Juillet 2014
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