Devenir Poétiques
©Joan Miró
J’ai été touché simplement par des mots. Des mots d’amis, de camarades, d’inconnus, de proches qui dans leurs valeurs expressives me donnaient cette sensation sensible de pouvoir ressentir mon corps autrement, comme un éveil, dans ce sentiment tragique qui nous submergeait alors comme une vague dans le mental. Les mêmes ou d’autres lançaient des appels à la poésie collective en ces temps tragiques. J’avais le souvenir des mots de Paul Eluard chantés par ma mère. La poésie vient du corps. Quel est le destin des images d’enfances, quels sont leurs refuges brisés dans les valeurs-miroirs des mots qui font amalgames ? Histoires vers un autre monde qui se vit au présent pour rassurer l’autre, vivre avec les autres. On tue un enfant, on tue des enfants, aujourd’hui et pour demain. On tue les poètes de l’enfance. Les capitalistes tuent. Comment changer la vie ? Vite ! Et Marx alors ? Il est confiné ! Marx possiblement confiné au niveau de ses écrits à sa géniale et ardue analyse du Capital ? Pourtant dans une lettre à Engels écrite en juillet 1865 deux ans avant la publication de son oeuvre majeure, il se confie : « Maintenant en ce qui concerne mon travail, je vais te dire la vérité. Quels qu’en soient les défauts, l’avantage de mes écrits est qu’ils forment un ensemble artistique » L’introduction de la poésie et de l’art dans le rapport au savoir scientifique est une nouvelle façon de penser qu’augure Marx et qui n’est pas encore advenue. Que faire et comment faire pour partir concrètement d’une base autre dans ce XXIème siècle qui oscille entre espoirs gigantesques et meurtres de masse plus ou moins masqués ? La poésie de Marx laissera Lacan mélancolique : « Marx était un poète qui a réussi à faire un mouvement politique » clame-t-il à la fin de son enseignement dans le Séminaire « Le moment de conclure » en 1978. Dans son étymologie Poesis renvoie en grec ancien à la création, la fabrique, à l’art : l’art de faire, qui renvoie toujours à une pratique sociale concrète. En ce point précis se trouve le lieu de rupture nécessaire avec Hegel : l’analyse de Marx part d’une base autre, celle qui découle du primat qu’il donne à la pratique, à la pratique sociale, contrairement au philosophe de la transcendance et de l’abstraction spéculative. C’est à cet endroit que se situe l’échec de Lacan à sortir d’une philosophie de la psychanalyse. Marx est en forme, en formes multiples. L’introduction de la forme-valeur dans la décisive première section du Livre I du Capital donne la portée poétique réelle, celle qui met en mouvement la vie humaine dans le rapport au concret du savoir et de la création. Dans son transfert envers son oeuvre scientifique, il met en avant le primat de la forme, de l’apparence, et de la sensation dans ce qui porte vers la vie. Cela se noue, via l’image sociale, au corps et aux mots. Voici me semble-t-il le secret de son art poétique et fait pour lui ensemble artistique. Cela n’est pas une abstraction détachée de la vie, ni une métaphore spéculative. Une métaphore c’est du réel nous indique Sarah Kane. La forme-valeur est matérielle et elle parle. Comment analyser ce qui se produit socialement aujourd’hui sans prendre en compte le transfert défini par Marx dans le Capital lorsque qu’il analyse le rapport transférentiel entre deux marchandises, la toile et l’habit, et indique que c’est dans la fréquentation avec une autre marchandise, l’habit, que la toile parle et qu’elle livre ses pensées dans la seule langue qu’elle parle couramment, la langue des marchandises, et que cette langue-là dit le rapport au travail humain et à l’égalité dans le cadre de la production capitaliste ? Comment parler entre humains autrement que dans le langage des marchandises alors que nous vivons cruellement et insidieusement à la fois, les effets de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, génialement décrits par Lénine en leurs fondements, et la poussée des répression en tous genres ? Comment faire autrement et mettre en place une pratique sociale autre, concrètement ? Cela nécessite d’établir un nouveau rapport entre la pratique et la théorie, d’établir de nouveaux rapports sociaux, d’aborder la question sociale à partir d’une base autre. Il s’agit donc d’un enjeu de civilisation crucial pour la poursuite d’une vie humaine digne d’être vécue. Des potentiels énormes sont définis par les avancées du savoir humain et les nouvelles technologies et il suffirait de changer le fondement des pratiques économiques et sociales pour modifier la vie, les rapports sociaux de production. Cette esquisse vers des devenirs poétiques de l’humanité sera reprise dans notre blog, à plusieurs voix. Je terminerai avec un écrit de Lucien Bonnafé, psychiatre, et ceux qui ont eu la chance de le connaitre se souviennent de sa voix. Il écrivait en septembre 1977 dans Vivre libres ! : « Ainsi convient-il d’opposer au sentiment panique ou catastrophique de l’existence, entretenu pour son effet démobilisateur, un sentiment tragique de la vie mis au service d’une mobilisation incessante pour aider les hommes, avec toujours plus d’efficacité, améliorer toujours leurs capacités de régler eux-mêmes leurs problèmes, de soigner leur vie, de faire respecter leurs droits, d’accomplir leur besoin de changer leurs besoins, de disposer toujours plus librement de soi ».